Bande dessinée : une rentrée avec Frantz Fanon, Kafka et Ouaga
Plus que jamais, la bande dessinée ose s’emparer de tous les sujets. Des réfugiés face à la bureaucratie kafkaïenne à la pensée anticolonialiste de Frantz Fanon, cette rentrée littéraire en offre une preuve supplémentaire. Sélection.
Au terme d’une fuite rocambolesque, le dessinateur Mana Neyestani est arrivé en France en 2011. Né à Téhéran en 1973, ce dessinateur a dû quitter son pays après être passé quelques mois par la case prison, pour une illustration qui n’avait pas eu l’heur de plaire au pouvoir en place.
Avant d’obtenir le statut de réfugié grâce au soutien de Reporters sans frontières et du réseau Icorn, Mana Neyestani a passé quatre ans en Malaisie. Une fois installé dans l’Hexagone, il a poursuivi son travail de dessinateur de presse pour des sites proches de l’opposition iranienne et, surtout, publié plusieurs romans graphiques : Une métamorphose iranienne, qui raconte son exil, L’Araignée de Mashhad, qui revient sur l’histoire d’un tueur en série qui assassina plusieurs prostituées.
En 2012, Neyestani confiait à Jeune Afrique sa passion pour le romancier tchèque Franz Kafka et disait : « J’adore les situations kafkaïennes… et j’en ai vécu une. »
Visiblement, il n’a pas changé depuis puisque son nouveau roman graphique, qui paraîtra le 8 octobre, explore les méandres d’une bureaucratie absurde. Trois heures raconte en effet… les trois heures passées par Mana Neyestani dans l’aéroport d’Orly, le 14 septembre 2017, alors qu’il entend prendre l’avion pour se rendre au Canada, où il doit parler de son travail.
Il n’est pas nécessaire d’être un réfugié politique iranien pour imaginer, déjà, les tracas habituels propres aux déplacements en avion : fouilles répétées, regards suspicieux, portails électroniques, présentations des passeports, queues interminables, chaussures à enlever et remettre, poches à vider… Mais quand on est un réfugié politique ayant eu à affronter les administrations et les bureaucraties tatillonnes de plusieurs pays – dont celle de la France – et qu’on dispose d’un titre de voyage pour réfugié, la situation devient encore plus complexe et oppressante.
Avec talent, Mana Neyestani raconte ces trois heure d’enfer qui le ramènent à sa condition d’exilé, voire d’étranger, font ressurgir les périodes les plus difficiles de sa vie et le poussent à s’interroger sur lui-même, l’enfant qu’il fut, l’homme qu’il est.
Le dessin, vif, jouant des hachures avec brio, rappelle Quino, Roland Topor et Caude Serre et porte un récit qui, loin d’être ennuyeux, parvient à créer un suspense intense tout en se permettant de belles envolées oniriques. S’il se raconte, Mana Neyestani le fait avec suffisamment de distance et d’humour pour que chacun puisse se sentir concerné. Et en particulier ceux pour qui voyager n’est jamais simple.
Ouaga au cœur
La Brakina coule à flots, la musique résonne jusqu’au bout de la nuit dans les maquis, les Étalons du Burkina Faso battent les Éperviers du Togo : on l’aura compris, la bande dessinée Ting Tang Sap Sap nous entraîne au cœur de Ouagadougou. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle n’en trahit pas l’âme.
« En 2013, alors que je m’étais installée à Ouagadougou pour plusieurs mois, j’ai été très rapidement séduite par la parenté à plaisanterie, raconte l’autrice Anaële Hermans dans sa postface. L’aspect ludique et joyeux des échanges qu’elle suscite, ainsi que sa capacité à créer de la conversation et du lien dans l’espace public m’enchantaient. » D’où l’idée de narrer les débuts d’une histoire d’amour entre une Samo et un Mossi.
Tout commence ainsi avec un dialogue des plus savoureux :
» – Et qu’est-ce que tu veux apprendre?
– Comment je dois te demander en mariage…
– Toi ? Mais tu es mon esclave…
– Tu es samo ?
– Eh oui !
– Mais alors tu es mon âne ? Ça me va, je monterai sur ton dos… »
Mais les chose se corsent quand Adjaratou, qui est « carrément choco » déclare à Hippolyte qu’elle est aussi « trop chère pour lui ». Piqué au vif, le garçon va se démener pour trouver, par tous les moyens possibles et imaginables, en seulement sept jours, un million de francs CFA.
Certains crayonnés mériteraient à eux seuls une exposition
Avec au dessin et à la couleur le duo Louise-Marie Colon et Benjamin Vinck, Anaële Hermans étire le récit sur 133 pages, dans les rues et les maquis de la capitale burkinabè. C’est vif, coloré, vivant, réaliste et juste.
« Une fois le scénario bouclé, raconte encore l’autrice, j’ai passé le relais à Louise-Marie et Benjamin. ils sont retournés à Ouagadougou, qu’ils connaissaient déjà. Ils s’y sont promenés, ont observé, prit des tas de photos. Dans leurs dessins truffés de détails, ils ont mis tout ce qui les avait charmés, amusés, surpris, un peu à la manière d’un carnet de voyage, de façon à immerger le lecteur dans la réalité ouagalaise. »
Superbes, les crayonnés présentés à la toute fin de l’ouvrage mériteraient à eux seuls une exposition.
Frantz Fanon tel qu’en lui-même
Depuis quelques années, éclipsant Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et même Édouard Glissant dans les milieux militants, le psychiatre martiniquais Frantz Fanon suscite un vif regain d’intérêt et son œuvre connaît une popularité nouvelle. Rien de surprenant, dans ce contexte, à ce que les éditions de la Découverte consacre un ouvrage à celui dont le nom restera à jamais associé au combat des Algériens pour l’indépendance.
Ce qui est plus surprenant, c’est que lesdites éditions aient choisi de la forme du roman graphique pour raconter la vie de l’auteur des Damnés de la terre. Simplement titré Frantz Fanon, cette biographie signée Frédéric Ciriez au texte et Romain Lamy au dessin se développe autour de la rencontre entre Frantz Fanon et le philosophe français Jean-Paul Sartre, à Rome, en août 1961. Quatre mois plus tard, Fanon mourra à Washington, emporté par la leucémie à l’âge de 36 ans.
Cette mystérieuse rencontre italienne avec Sartre, en compagnie de Simone de Beauvoir et de Claude Lanzmann, sert de prétexte aux auteurs pour donner la parole au penseur qui, tout en déroulant le fil de sa vie, porte la contradiction au chantre de l’existentialisme et expose ses thèses radicales.
Frédéric Ciriez a su condenser à la fois la pensée et la vie de Fanon
Autant le dire, ce roman graphique est très dense en matière de contenu et les bulles surchargées de texte envahissent les cases. Avec brio, Frédéric Ciriez a su condenser à la fois la pensée et la vie de Fanon, tout en jouant habilement avec les engagements personnels de Sartre et de Beauvoir. Au bout de plus de deux cents pages de discussions à bâtons rompus, ceux qui ne connaissent ni l’itinéraire de Fanon ni ses écrits sauront à quoi s’en tenir. Aussi bien sur son rôle dans la guerre d’Algérie que sur son rapport à la France, à l’Afrique, et son approche de la maladie mentale.
Révolutionnaire habité par ses idées, Fanon n’hésite pas à attaquer Sartre sur certaines de ses positions, alors même qu’il attend de lui une préface aux Damnés de la terre. Bien qu’affaibli par la maladie, il reste intensément présent, affûté, combatif. Si sur le plan graphique, l’ouvrage peine à convaincre, trop répétitif dans ses choix, il n’en demeure pas moins une introduction subtile à une œuvre qui n’a pas fini de faire parler d’elle.
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