Tunisie – Abir Moussi : « Ennahdha n’est pas un parti de souche tunisienne »

La présidente du Parti Destourien Libre (PDL) juge que la sécurité nationale est impossible tant que la formation de Rached Ghannouchi est au pouvoir.

Abir Moussi, la présidente du Parti Destourien Libre depuis 2016 et députée depuis 2019, pose dans son bureau à Montplaisir, le 22 septembre 2020. © Ons Abid pour JA

Abir Moussi, la présidente du Parti Destourien Libre depuis 2016 et députée depuis 2019, pose dans son bureau à Montplaisir, le 22 septembre 2020. © Ons Abid pour JA

Publié le 23 septembre 2020 Lecture : 8 minutes.

Abir Moussi, présidente du Parti Destourien Libre (PDL), est devenue l’une des femmes politiques les plus en vue en Tunisie. Et sans doute la plus controversée. L’ancienne avocate symbolise désormais l’opposition aux islamistes auxquels elle a tenu tête durant la première année de l’actuelle législature.

Nostalgique assumée de l’ancien régime —  elle était une cadre du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali –, ses critiques pointent ses liens présumés avec les Émirats arabes unis en évoquant notamment la présence de l’ambassadeur des Émirats à l’une de ses conférences de presse durant la campagne électorale de 2019.

la suite après cette publicité

Mais qu’importe pour la passionaria, qui fait feu de tout bois : elle propose une résolution contre l’ingérence turque en Libye, veut faire classer les Frères musulmans parmi les organisations terroristes, dépose une plainte contre l’Union des savants musulmans de Tunisie et n’a de cesse de dénoncer « l’infiltration » de l’islamisme dans les institutions tunisiennes.

Alors que son parti, dont elle a pris la direction en 2016, a pour la première fois fait son entrée à l’Assemblée en 2019, elle accepte de faire une première rétrospective de cette année qui l’a vue devenir une figure nationale.

Quel bilan faites-vous un an après les élections et l’entrée du Parti Destourien Libre (PDL) au parlement ?

Jeune Afrique : Cette session parlementaire a montré les travers du système politique et de la Constitution. Jusque-là, le consensus avait prévalu et il n’avait pas été nécessaire de mettre en œuvre tous les articles de la loi fondamentale. Ce n’est plus le cas et à plusieurs reprises nous avons été confrontés à certaines faiblesses ou manquements dans les textes. Autant d’imprécisions ou de contradictions qui nourrissent l’instabilité du régime politique, les désaccords et les tensions au sein du pouvoir et dont désormais les citoyens sont conscients.

Notre entrée au parlement a contribué à dévoiler la main mise des islamistes sur les rouages de l’assemblée

Il faut également rappeler qu’en neuf mois, nous avons eu trois gouvernements ; nous allons de mal en pis puisque sur les législatures précédentes, l’Exécutif avait une durée de vie d’un an en moyenne. Notre entrée au parlement a contribué à dévoiler la main mise des islamistes sur les rouages de l’assemblée.

Aux commandes de l’hémicycle, ils ne peuvent plus s’abriter derrière d’autres groupes parlementaires ; cela nous a permis de dénoncer les approximations, les dépassements et le non respect du règlement. En rendant publics tous ces faits, nous avons dérangé les islamistes. À force d’être alertés, les Tunisiens savent ce que comportent les articles de la Constitution et ce qu’ils impliquent en matière de répartition des pouvoirs.

Dévoiler le dessous des cartes est important : cela a permis de corriger plusieurs points, notamment en matière de gouvernance de l’assemblée et des déficiences de son administration.

Pourquoi est-il important que les positions des groupes parlementaires soient connues de l’opinion publique ?

la suite après cette publicité

Cela a, par exemple, empêché Rached Ghannouchi, le président de l’Assemblée, d’exploiter le parlement pour promouvoir la position islamiste dans le dossier du conflit libyen. À la faveur du confinement, il a tenté d’initier cette démarche : avec l’appui de sa coalition parlementaire et profitant de l’éloignement des députés, il a ainsi voulu réactiver les accords avec la Turquie et le Qatar, où la question sécuritaire est centrale. Puis, sous couvert de diplomatie parlementaire, il a entamé une série de contacts à l’étranger.

Mais nous avons réussi, avec l’appui d’autres partis, à mettre le holà à cette orientation en demandant un retrait de la confiance accordée au président. Depuis, il a l’obligation de faire part de toutes ses activités. L’accélération de la chute du gouvernement Fakhfakh a permis de rebattre les cartes et de masquer, au passage, la déconfiture de Ghannouchi à l’Assemblée.

la suite après cette publicité

Finalement, le parlement se régule…

Pas du tout. les travaux des commissions sont bien souvent bâclés, et même sur des questions de sécurité nationale comme le regroupement en un office des postes frontaliers terrestres et aériens, des décisions ont été prises à l’insu des présidents des blocs parlementaires.

Plus grave encore, les lois sont élaborées en dehors des commissions et de l’hémicycle, et de nombreux experts et des assistants parlementaires sont rétribués par l’ONG National Democratic Institute (NDI).

Le parlement est noyauté, et tout s’organise, depuis 2011, selon un agenda qui n’est pas élaboré par les députés. Les lois sont adoptées à la carte, en fonction des besoins. La plupart des textes portent sur des crédits sans que les dossiers de ces demandes soient étayés de manière cohérente.

Vous avez fait d’Ennahdha votre ennemi juré. Pourquoi ? 

Ennahdha n’est pas un parti de souche tunisienne : il est une émanation ou une filiale de l’organisation internationale des Frères Musulmans. Les liens sont attestés.

D’ailleurs, l’autorisation obtenue par Ennahdha pour opérer en tant que parti n’est pas réglementaire :  ils ont produit un règlement intérieur sans référentiel religieux, avant de l’intégrer par la suite. Dès leur arrivée sur la scène politique, ils n’étaient pas francs du collier.

Depuis l’installation d’Ennahdha au pouvoir, on a eu affaire aux extrémistes, au terrorisme, aux attaques et à l’embrigadement des jeunes

Mais le pire, c’est que depuis leur installation au pouvoir, on a eu affaire aux extrémistes, au terrorisme, aux embuscades, aux attaques, à l’embrigadement des jeunes et au drapeau noir de l’État islamique. On ne peut pas oublier les propos des dirigeants d’Ennahdha revendiquant d’avoir fait sortir les terroristes de prison.

Tant qu’ils sont là, au pouvoir, on ne pourra pas pérenniser la sécurité nationale ou même régionale. Comment, dans ce cas, penser à une relance économique, sachant qu’ils ont encouragé l’économie parallèle et la corruption ? Ils ont touché aux caisses de l’État, n’ont fait preuve d’aucune transparence et ont largement hypothéqué l’avenir du pays. Même les Trabelsi – famille de l’épouse de l’ex-président Ben Ali – n’ont pas eu recours à ces extrêmes.

Pour vous, il y a un lien entre les attaques terroristes en Tunisie et les débats au Parlement ?

Comme par hasard, le terrorisme s’exprime après que l’Assemblée a émis certains signaux. L’opération du 3 mars a eu lieu immédiatement après que des accusations d’apostasie ont été proférées par les députés radicaux d’Al Karama.

Le PDL compte proposer au parlement une plénière sur le terrorisme et la protection de la sécurité nationale. Les recommandations devront être claires : il n’est pas question que le terrorisme et le radicalisme soient exonérés dans l’hémicycle par la tenue de propos extrémistes.

Il n’est pas question que les personnes fichées puissent circuler dans l’assemblée. En un mot, le parlement doit être actif, protéger les lois et revendiquer leur application en son sein.

Le PDL a demandé à l’Exécutif d’interdire les extrémistes de Hizb Ettahrir et les adeptes de Qaradaoui qui forment les imams

Le PDL a d’ailleurs demandé à l’Exécutif d’interdire les extrémistes de Hizb Ettahrir et les adeptes de Qaradaoui [prédicateur égyptien vivant en exil au Qatar] qui forment les imams. Nous serons plus percutants si l’institution du parlement soutenait ce type de démarche.

Mais cette démarche est utile pour connaître les positions de chacun, surtout que la justice n’a pas vraiment traité les dossiers du terrorisme. Les réseaux et les financements existent toujours.

Le PDL représente-t-il l’opposition ? 

Jusqu’à présent l’opposition était fictive et était au service de la majorité. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, nous sommes l’opposition, nous n’avons pas soutenu le gouvernement.

Au PDL, nous ne sommes pas nombreux mais nous sommes présents partout sur le territoire et extrêmement organisés. Qalb Tounes a rejoint le gouvernement et s’est rapproché d’El Karama, la Coalition démocratique s’oppose uniquement parce qu’elle a été écartée. Il est d’ailleurs étonnant de voir un groupe parlementaire divisé, une partie appuyant le pouvoir et l’autre dans l’opposition. Tout est bâti sur la ruse et le marchandage.

Comment faire sans Cour constitutionnelle ?

Toutes les instances constitutionnelles sont en panne mais le fait que le président de la République aurait pu dissoudre l’Assemblée a été un coup de semonce et tous les groupes parlementaires s’activent à relancer la mise en place d’une Cour constitutionnelle que la majorité souhaite contrôler.

L’un des candidats d’Ennahdha à la cour est le fondateur des centres de Qaradaoui en Tunisie. Le but est que la Constitution soit interprétée à partir du prisme islamiste. C’est un danger pour toutes les libertés.

Pensez-vous qu’il faut changer tout le système ?

Dans un premier temps, il faut au moins revoir la loi électorale pour avoir un équilibre au parlement. Mais par ailleurs, il faudrait revenir sur la Constitution, le Code des collectivités locales et l’ensemble des textes y afférents.

Vous êtes la plupart du temps en déplacement dans les régions. Comment vont les Tunisiens ?

Ils ont le sentiment d’être laissés pour compte et aimeraient être sauvés de la catastrophe économique. Les citoyens ont pleine conscience des limites des partis politiques et du système, les slogans ne passent plus même auprès des démunis. Il faut agir, prendre des décisions rapides.

Malheureusement, la loi de Finances 2020 ne comporte pas de vision pour la sortie de crise. En dix ans, le budget de la Tunisie est passé de 19 milliards de dinars (5,9 milliards d’euros) à 47 milliards de dinars (14,5 milliards d’euros). Cette hausse du taux d’endettement est due à l’incapacité des gouvernements d’Ennahdha à maîtriser la gestion de l’Etat. En revanche, le projet économique du gouvernement Mechichi s’inspire largement du nôtre, si bien que nous avons affiné notre approche en préparant un programme pour les cent premiers jours.

C’est-à-dire ? 

La relance de la croissance économique et les investissements sont liés à la stabilité sécuritaire. Avec l’impact de la mauvaise gouvernance et celui de la pandémie, la Tunisie doit rapidement être remise sur pied.

Plusieurs axes sont à mettre en œuvre pour freiner le glissement du pays comme réglementer les marchés publics, juguler la corruption, traiter d’urgence le dossier de l’énergie, soutenir les entreprises du secteur du tourisme et miser sur l’agriculture et la pêche pour amorcer un retour d’activité.  Cela revient dans un premier temps à consolider les fondamentaux.

Comment jugez-vous la première année de mandat du président Kaïs Saïed ? 

Nous ne le connaissions pas et étions vigilants puisqu’Ennahdha et Al Karama l’avaient soutenu au second tour. Et jusqu’à présent, il nous semble énigmatique ou du moins nous peinons à comprendre la motivation de certaines déclarations ou les difficultés à appliquer certaines décisions.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Abir Moussi, la pasionaria anti-Ennahdha

Contenus partenaires