Ravalomanana le PDG de la République

Réélu pour cinq ans à la tête du pays, le chef de l’État est un personnage atypique. Plus familier des affaires que de la politique, le patron de la Grande Île est-il l’homme de la situation ?

Publié le 15 janvier 2007 Lecture : 21 minutes.

Il cultive le mythe du self-made man avec ostentation. Mieux, il l’incarne. Et pour le petit peuple de Tana, cela vaut tous les diplômes du monde. Comment ce fils de paysan qui a monté son entreprise artisanale de yaourts avant de faire fortune est-il arrivé au sommet ? Peu importe. Ce qui compte, c’est qu’il y soit parvenu. Chef d’entreprise pressé, voire survolté, il n’est pas un politicien comme les autres. D’ailleurs, il n’est pas un politicien du tout. Il n’a appartenu à aucun des partis qui, en se succédant au pouvoir depuis l’indépendance, ont littéralement ruiné le pays. Il vient du peuple, il vient du secteur privé et, cerise sur le gâteau, il vient des hauts plateaux de l’Imerina. C’est de cette région centrale de Madagascar qu’est originaire l’ethnie merina. Privée du pouvoir en 1895 par le général Gallieni, qui destitua sa reine Ranavalona III, l’aristocratie merina attend depuis l’indépendance de reconquérir ce pouvoir monopolisé par des dirigeants issus des ethnies côtières. Accusé de privilégier les siens, Ravalomanana entretient et transcende à la fois le clivage communautaire. Car, au-delà du terroir qui l’a vu naître, c’est dans toutes les campagnes malgaches qu’il puise sa popularité. Il est vrai qu’il sait séduire son auditoire. Et l’électorat populaire, tant sur les hautes terres que sur le littoral, se reconnaît dans cet homme d’origine modeste.
La machine Ravalomanana, c’est un bulldozer qui fonctionne à l’affectif. Pourtant, sa méthode ne laisse pas beaucoup de place aux sentiments. Manager pressé, convaincu des vertus du libéralisme triomphant, il fait partie de ceux pour qui « faire une bonne affaire ce n’est pas seulement faire des profits, mais c’est aussi rouler son partenaire », explique l’un de ses concurrents. Avec la rouerie d’un maquignon auvergnat et l’audace de sa jeunesse, il s’est constitué un empire qui, au fil des ans, s’est avéré être une arme très puissante. Suffisamment en tout cas pour contraindre un Didier Ratsiraka à quitter la scène politique. Mais Ravalomanana ne s’est pas contenté de prendre le pouvoir. Il l’a aussi exercé, à sa manière. Apôtre d’un « développement rapide et durable », il dit s’inspirer des méthodes de management privé pour administrer son pays. Seul distinguo, « une entreprise calcule ses bénéfices en termes financiers, un État les calcule en termes de popularité », précise le patron de Tiko, parfois hostile aux règles de fonctionnement de l’administration publique : « Le budget n’est qu’un simple document à l’usage des bailleurs de fonds, expliquait-il en avril 2004 aux industriels malgaches. On va s’arranger entre nous. »
Durant cinq ans, il a sillonné le pays en hélicoptère, multiplié les rencontres avec ses administrés et, surtout, tracé des centaines de kilomètres de routes bitumées à travers un pays longtemps paralysé par son enclavement. Avec la bénédiction et le soutien presque inconditionnel du FMI et de la Banque mondiale. Certes, son premier mandat restera entaché par une inflation incontrôlée et une forte dépréciation monétaire. Mais « la baisse du niveau de vie s’est surtout répercutée en milieu urbain », explique un représentant des bailleurs de fonds. « Les populations rurales qui vivent de l’agriculture, en revanche, ont vendu leur riz à de meilleurs prix et les paysans ont pu transporter leurs récoltes vers les villes grâce aux routes tracées par le président. Ce qui explique sa popularité dans les campagnes, où vivent les trois quarts des Malgaches. » Même à la tête de l’État, Ravalomanana n’a pas oublié d’où il venait. Mais les arrière-pensées électorales n’expliquent pas tout, loin de là. « Marc Ravalomanana n’a pas de vision partisane, il veut juste développer Madagascar », confiait James Bond, représentant de la Banque mondiale à Antananarivo de 2002 à 2006. « Je crois qu’il est animé par la honte. Il a honte des tas d’ordures, des routes défoncées et des gamins qui mendient. Alors qu’il voudrait pouvoir être fier de son pays. »

Irrésistible ascension Fils d’une famille désargentée, Marc Ravalomanana naît le 12 décembre 1949 à Imerinkasinina, un petit village des hauts plateaux situé à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Antananarivo. Fils d’agriculteur, il est le cadet d’une fratrie de huit enfants. Après ses études primaires, il rejoint le collège protestant d’Ambatomanga, dirigé par des missionnaires suédois. C’est là qu’il rencontre Lalao Rakotonirainy, qu’il épouse en 1974 et avec laquelle il aura quatre enfants.
Dès son plus jeune âge, le jeune homme fréquente l’Église réformée (FJKM), dont il va devenir l’un des principaux dirigeants. Très actif dans sa paroisse, il chante dans la chorale, enseigne le catéchisme. Peu à peu, il prend des responsabilités au sein de la communauté religieuse, qui deviendra plus tard l’un de ses principaux soutiens politiques.
Une fois ses études achevées, le jeune Marc crée une fabrique artisanale de yaourts. Il collecte le lait dans les villages et se fait vendeur ambulant pour commercialiser la production familiale. En quête d’expérience, il effectue des stages dans l’industrie agroalimentaire, au sein du groupe Tetra Pak en Suède, puis au Danemark. À la fin des années 1970, il emploie cinq salariés. Sa petite entreprise va alors sortir de l’informel pour connaître une expansion sans précédent. Pour pouvoir s’agrandir, Ravalomanana sollicite un crédit auprès de l’Agence française de développement, mais se fait éconduire. Affecté par ce refus, il en nourrira, dit-on, un profond ressentiment à l’encontre de la France. Il se tourne alors vers la Banque mondiale et obtient un prêt de 1,5 million de dollars. En 1982, il crée l’entreprise Tiko. La société fabrique et commercialise des produits laitiers, mais sa gamme va progressivement se diversifier : aujourd’hui, le groupe dont il demeure l’actionnaire majoritaire distribue des huiles alimentaires, des glaces, des jus de fruits et des boissons gazeuses. La période n’est pourtant pas favorable à l’initiative privée. Tandis que l’amiral Didier Ratsiraka prêche la révolution socialiste, le régime de l’Action pour la renaissance de Magadascar (Arema) se montre plus que méfiant vis-à-vis des milieux d’affaires. Mais Ravalomanana, qui prend soin de rester en dehors de la sphère politique, bénéficie toutefois de soutiens de poids au sein du pouvoir. Il peut notamment compter sur la bienveillance de Manandafy Rakotonirina, conseiller suprême de la Révolution, et sur l’aide du ministre des Finances de l’époque, Rakotovao Razakaboana.
Jusqu’au milieu des années 1990, Ravalomanana se consacre exclusivement au développement de son entreprise. Mais le climat d’instabilité politique qui prévaut lui donne l’occasion de se faire des alliés déterminants. Le 5 septembre 1996, le chef de l’État Albert Zafy est destitué par la Haute Cour constitutionnelle. Le Premier ministre Norbert Ratsirahonana (qui deviendra son conseiller en 2002) assure l’intérim à la tête du pays et se porte candidat à la magistrature suprême contre Ratsiraka. Marc Ravalomanana contribue au financement de sa campagne et obtient d’importantes exonérations fiscales sur les huiles alimentaires. Ce qui permet à Tiko de réaliser de substantiels bénéfices, qui sont réinvestis deux ans plus tard dans la création de la société Magro, spécialisée dans le commerce de gros. Le groupe prend de l’ampleur.
En 1999, les élections municipales aiguisent l’appétit de l’industriel. « Plutôt que de financer tel ou tel candidat, il a décidé de se jeter lui-même dans la mêlée, tout en refusant de se placer sous les couleurs d’une écurie politique », raconte Zo Rakotoseheno, rédacteur en chef du quotidien Midi Madagasikara. Face aux ténors de la scène politique locale, ce candidat libre fonde l’association Tiako Iarivo (« J’aime Antananarivo ») pour les besoins du scrutin avec l’aide de la FJKM et les moyens financiers de son groupe. Enfin, il bénéficie du soutien implicite de l’Amiral, dont le parti, l’Arema, présente un candidat sans envergure. Logiquement, Ravalomanana remporte l’élection haut la main. Sans attendre, il entame la réhabilitation de la capitale, programme des opérations d’assainissement et lance des projets d’aménagement urbain avec l’appui des bailleurs de fonds. Porté par une opinion publique qui lui semble définitivement acquise, le capitaine d’industrie pense déjà à la prochaine étape.
L’élection présidentielle de décembre 2001 s’annonce tourmentée. Le chef de l’État sortant, Didier Ratsiraka, qui avait promis de tirer sa révérence, sollicite un nouveau mandat. Dopé par son succès municipal, le « roi du yaourt » décide de monter au front. Le 5 août, devant le temple protestant de son village natal, il annonce sa candidature à la magistrature suprême. Il devient aussitôt l’ennemi déclaré du régime, qui multiplie les attaques contre lui et tente de l’asphyxier. Il est notamment condamné à verser 300 milliards de FMG (55,6 millions d’euros) d’arriérés d’impôts. Ravalomanana dénonce l’acharnement dont il fait l’objet et se met en campagne, sous la bannière de l’association TIM, Tiako i Madagasikara (« J’aime Madagascar »). Sur le plan logistique, les moyens financiers et les avions du groupe Tiko vont lui permettre de sillonner la Grande Île.
Pour séduire l’opinion, il compte sur l’aide du clergé. Le lobbying du Conseil des Églises chrétiennes de Madagascar (FFKM, composé des Églises réformée, luthérienne, catholique et presbytérienne) va lui être d’un grand secours. Élevé dans la religion réformée, Ravalomanana a toujours été un généreux mécène pour les communautés chrétiennes, dont il reste un éminent responsable, et compte bien en récolter les dividendes. D’emblée, il joue sur la fibre spirituelle face à Ratsiraka le mécréant. Son slogan est directement inspiré de l’Évangile selon saint Marc : « N’ayez pas peur, ayez la foi. » Aux côtés de la FJKM, les catholiques ne sont pas en reste, sous la houlette de l’archevêque de Tana, le cardinal Gaëtan Razafindratandra, qui voue une haine très personnelle à l’Amiral.
Grâce à ses origines paysannes, il fait un tabac auprès des ruraux. En se démarquant des partis traditionnels, il joue sur le registre affectif en fustigeant les manuvres politiciennes des anciens dirigeants. Enfin, il profite de sa jeunesse – il n’a alors que 52 ans – pour se poser en alternative aux vieux caïmans qui hantent le marigot de la politique malgache depuis l’indépendance.
Trois semaines après le scrutin, l’annonce des résultats met le feu aux poudres. La Haute Cour constitutionnelle, toute dévouée au régime, crédite le patron de Tiko de 46 % des voix (contre 40 % à Ratsiraka), ce qui implique l’organisation d’un second tour. Les partisans de Ravalomanana, eux, crient à la fraude et produisent leur propre décompte, affirmant que leur champion est élu au premier tour. Dès le mois de janvier, la crise s’envenime. Elle va durer six mois. À Tana, la population descend dans la rue et entame une grève générale pour réclamer le départ de l’Amiral. Dans les villes de province, les partisans de l’Arema organisent le blocus des hauts plateaux, n’hésitant pas à faire sauter des ponts pour isoler la capitale. Pendant ce temps, le bras de fer se radicalise, et la médiation de l’Union africaine, menée par l’Ivoirien Amara Essy, patine.
Encouragé par l’ampleur du mouvement populaire en sa faveur, aiguillonné par les Églises et les grandes familles de l’Imerina, Ravalomanana maintient le cap, bien décidé à imposer sa victoire. Le 22 février 2002, il s’autoproclame président de la République devant la foule de ses supporteurs et forme un premier gouvernement. Le 6 mai, il est officiellement investi chef de l’État. Alors que le président sénégalais Abdoulaye Wade est chargé par l’UA de trouver un compromis entre les deux « présidents », ses partisans entament la pacification de la Grande Île, reprenant une à une les villes restées fidèles à Ratsiraka. Non sans heurts. Les affrontements feront plusieurs centaines de morts, sans que l’on puisse établir de décompte précis. Toujours est-il que Toamasina (ex-Tamatave), le dernier bastion ratsirakiste, tombe avec le départ en exil de l’Amiral, le 5 juillet 2002. Seul maître à bord, le nouveau chef de l’État a désormais les mains libres.

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Paris-Tana : « Je t’aime, moi non plus » Ce n’est que le 3 juillet 2002, soit sept jours après les États-Unis, que la France va reconnaître le régime de Marc Ravalomanana. Sept jours qui pèsent encore lourd sur les relations franco-malgaches. Le président serait-il rancunier ? « Dans le fond, il n’aime pas la France, confie un exégète de la diplomatie malgache. Ce ressentiment puise son origine dans un nationalisme hérité de la colonisation qui demeure assez répandu dans l’aristocratie merina. C’est pourquoi il affiche un américanisme primaire et fait plutôt confiance à ses partenaires anglo-saxons. »
Coïncidence ou pas, France Télécom, qui détenait 34 % de Telecom Malagasy, a été contraint de revendre ses parts. À la fin de 2002, Air France a dû cesser sa coopération technique avec Air Madagascar lorsque le pavillon national a conclu un contrat de gestion avec l’allemand Lufthansa Consulting. Et le même type d’accord a été passé le 1er février 2005 entre la compagnie malgache d’eau et d’électricité, Jirama, et un autre opérateur allemand, Lahmeyer, dont l’offre a été préférée à celle de la Générale des eaux.
Pourtant, Ravalomanana n’affiche pas de sentiment francophobe. « Il sait que Paris a plaidé en faveur du dossier malgache au FMI, à la Banque mondiale et à l’Union européenne. Il sait qu’il ne peut négliger ni la France ni le rôle des investisseurs français dans le pays », estime l’un d’entre eux. Il ne peut ignorer Jacques Chirac non plus, qui multiplie les gestes de sympathie envers lui. Le président malgache s’est rendu en France à deux reprises, à l’occasion du Sommet Afrique-France de février 2003 d’abord, puis en visite officielle quelques semaines plus tard. Pour sa part, Chirac a fait deux passages remarqués sur la Grande Île. Le 27 juillet 2004, de retour de congés à la Réunion, le président français faisait une escale de six heures à Tana pour rencontrer son homologue malgache. Et un an plus tard, le 21 juillet 2005, il profitait du sommet de la Commission de l’océan Indien (COI) pour effectuer une visite officielle dans le pays. L’occasion pour le représentant de l’ancienne puissance coloniale d’évoquer des sujets sensibles, notamment les massacres perpétrés par l’armée française lors de l’insurrection nationaliste de 1947, qui firent entre 20 000 et 100 000 morts. Mais si Chirac a souligné « le caractère inacceptable des répressions engendrées par le système colonial », Ravalomanana ne s’est pas montré particulièrement concerné par le sujet. « Je suis né en 1949, pas en 1947. Moi, je regarde l’avenir », a-t-il lâché aux journalistes abasourdis, provoquant aussitôt une tempête médiatique.

La présidence au jour le jour Certes, Ravalomanana n’a rien d’un diplomate, et ses proches ont appris à désamorcer ses déclarations à l’emporte-pièce. « Il faut que je sois en forme quand je l’accompagne à l’étranger, reconnaît son ministre Marcel Ranjeva. Car je dois m’attendre à des mises au point délicates. » Il est vrai que le petit laitier d’Imerinkasinina maîtrise mal les langues étrangères, et ses interventions dans la langue de Molière comme dans celle de Bill Gates sont parfois approximatives. Une lacune qui provoquait, autrefois, l’ironie cinglante de ses adversaires : « Il parle moins bien le français qu’un chauffeur de taxi », disait de lui Ratsiraka. Ses interlocuteurs reconnaissent toutefois que le président a fait des progrès, surtout lorsqu’il s’exprime en français. Mais il semble privilégier les références anglo-saxonnes, en apparence tout au moins. Ainsi, son chef de cabinet porte le titre de chief of staff, les ministres doivent respecter des business plans et l’avion présidentiel s’appelle Air Force One. Une anglicisation qui frise la caricature, jusque dans le domaine du renseignement, puisque la célèbre DGIDIE (Direction générale d’investigation et de documentation intérieure et extérieure) a été remplacée en février 2004 par le Central Intelligence Service (CIS).
Au-delà de ces évolutions, le président a aussi changé les méthodes de travail, s’impliquant personnellement dans les dossiers qui lui tiennent à cur. Il lui arrive de travailler ou de recevoir ses hôtes à son domicile privé, situé dans le quartier de Faravohitra, sur l’une des collines de la capitale. Mais le plus souvent, il se rend soit au palais Iavoloha, où sont organisées les réceptions officielles, soit à Ambohitsorohitra. Même si ce lieu est jugé peu fonctionnel, il a l’avantage d’être situé au cur d’Antananarivo. Ainsi chaque matin, les Malgaches peuvent voir leur président se rendre au bureau, contrairement à son prédécesseur, qui tenait à maintenir une distance respectable entre le peuple et lui.
Les infrastructures routières, la réforme foncière, la bonne gouvernance ou encore la lutte contre le sida font partie de ses domaines de prédilection. Comme par hasard, ce sont aussi les chantiers privilégiés par les bailleurs de fonds. « Ravalomanana a très vite compris quels sont les sujets qui intéressent ses partenaires financiers, note un observateur. De plus, la directrice adjointe du FMI Anne Krueger, le commissaire européen Louis Michel et Jacques Chirac le trouvent moderne et sympa. Cela suffit pour justifier la prodigalité de la communauté internationale. »
Pour atteindre ses objectifs, le président s’appuie sur une équipe hétérogène, qu’il compose en fonction de ses besoins. Parmi ces différents cercles figure celui des ralliés de 2002, même s’ils ne sont plus aussi nombreux qu’autrefois. Toutefois, le principal d’entre eux, le Premier ministre Jacques Sylla, a fait montre d’une longévité exceptionnelle. Avocat de profession, Sylla a assuré la défense de Ravalomanana lorsque celui-ci a été attaqué par l’ancien régime pour son ardoise fiscale. C’est également lui qui a été choisi par le candidat du TIM pour faire valoir ses droits lors du litige électoral en 2001. « Je n’ai pas été nommé à la primature par hasard, explique-t-il. Le président est un homme d’action. Pour ma part, mon parcours me place plutôt dans la catégorie des hommes de réflexion. À cet égard, nous sommes complémentaires. Il donne les impulsions nécessaires à l’action gouvernementale, il me revient de faire appliquer ses décisions. » « Le chef de l’État ne fait pas vraiment confiance au Premier ministre, estime un proche de la présidence. Mais il a besoin de lui, car il met de l’ordre dans les affaires gouvernementales et sait répondre au Parlement. »
Enfin, la personnalité de Sylla contribue à un savant dosage du pouvoir, qui prend en compte à la fois les sensibilités politiques, les pratiques religieuses et les origines ethniques de ceux qui sont aux affaires. Côtier, natif de Sainte-Marie (côte est) et catholique francophile, le PM aurait été chaudement recommandé par Mgr Gaëtan Razafindratandra, ex-archevêque de Tana, très engagé aux côtés du TIM durant les événements de 2002. Si la primature a été confiée à un catholique, la présidence du Sénat est revenue à Guy Rajemison, merina de la FJKM (Église réformée), et celle de l’Assemblée nationale à Samuel Mahafaritsy, luthérien de Tuléar, dans le sud du pays.
Travailler avec le chef de l’État n’est pas chose aisée. Impulsif et déterminé, celui-ci prend parfois des décisions de façon très autoritaire. Considéré comme caractériel par ses détracteurs, le boss peut se montrer cassant, voire expéditif avec ses subordonnés. Il n’hésite pas à tancer en public un conseiller, un maire ou un ministre qui ne lui donne pas satisfaction. Et il peut virer n’importe lequel de ses collaborateurs sans préavis. « Cela n’arrive que si la personne avec laquelle il a passé un contrat ne le respecte pas, explique son conseiller politique, Raymond Ramandimbilahatra, alias Moxe. Pour lui, tout est contractuel. Et la parole suffit. » Pour Jacques Sylla, dont le langage reste toujours très diplomatique, Ravalomanana « a appris aux responsables politiques à se remettre en cause, à développer la culture du résultat ». Quant à savoir s’il est facile d’infléchir ses opinions « C’est toujours possible, assure le Premier ministre. À condition de savoir se faire entendre. » Les plus critiques, eux, ne se perdent pas en circonlocutions. « Il parle à ses collaborateurs comme à des chiens, il les considère comme ses employés et exige d’eux une disponibilité totale. » Le Congolais Jean-Marc Koumba, garde du corps du président au début de son mandat, l’a appris à ses dépens. Obligé de s’absenter pour raison de santé, il a été congédié sur-le-champ et prié de quitter le pays. Idem pour le vice-Premier ministre Zazah Ramandimbiarison, limogé le 17 mars 2005 sans explication. « Ses conseillers n’osent plus le conseiller de crainte de se faire virer. Ils n’osent pas prendre d’initiatives de peur de le contrarier. D’ailleurs, il ne tient pas compte de leur avis », rapporte un journaliste. « L’exercice du pouvoir va à l’encontre de la culture malgache, conclut le père Sylvain Urfer. Pour réussir, il faut être atypique, car il faut être capable de sanctionner. En somme, il faut être un peu voyou. »
Fils de paysan, aussi pragmatique qu’impulsif, le chef de l’État goûte peu la contradiction, comme en témoignent ses relations avec la presse. « Il est arrivé que Ravalomanana, en entendant des propos qui lui déplaisent à la radio, décroche son téléphone pour le faire savoir au responsable de l’antenne », raconte un journaliste. En mai 2005, le régime a même décidé d’expulser le correspondant de RFI à Antananarivo. Mais, selon Sylvain Ranjalahy, rédacteur en chef de L’Express, le quatrième pouvoir n’a pas à subir de pressions trop fortes de la présidence, mais il convient de rester prudent. « Un projet de loi visant à pénaliser les délits de presse a été élaboré [il prévoyait des peines de prison en cas de diffamation et de diffusion de fausses nouvelles, NDLR]. Il n’a pas été adopté, mais il peut toujours revenir à l’ordre du jour. »
Malgré une certaine rigidité, Ravalomanana est aussi quelqu’un d’accessible. « Il a beaucoup d’humour et sait se montrer chaleureux », confie l’un de ses proches. Il est également capable d’abandonner quelques instants les affaires de l’État pour arroser avec les motards de son escorte leurs nouvelles BMW. Au cours de son premier mandat, le manager est-il devenu un homme politique ? « On dit que le pouvoir change les gens. Pour lui, ce changement a été positif », estime son Premier ministre. Un avis qui ne semble pas unanimement partagé : « On dit que le pouvoir assouplit. En ce qui le concerne, je pense plutôt que cela le raidit », rétorque un dirigeant africain en visite à Tana. Une chose est sûre, au cours de son premier quinquennat, Ravalomanana a pris de la bouteille, il est devenu plus fin stratège. Plus seul aussi : « Il n’y a pas de numéro deux, trois ou quatre du régime. Il n’a confiance en personne. »

Business is business En parvenant au sommet de l’État, Marc Ravalomanana a incontestablement pris une revanche. Une revanche sur l’aristocratie de l’Imerina et la bourgeoisie d’Antananarivo qui l’ont longtemps considéré avec la condescendance que l’on réserve aux parvenus. Si les grandes familles de la capitale lui font désormais allégeance, il n’a plus vraiment besoin d’elles. Principal levier de ses campagnes électorales, Tiko lui fournit la trésorerie nécessaire pour se maintenir au pouvoir. Et, réciproquement, son élection à la présidence de la République a largement profité à son groupe. Dans quelle mesure ? Difficile à dire. Les bénéfices de ses sociétés ne sont pas rendus publics, mais, selon des observateurs avisés, le chiffre d’affaires du groupe aurait triplé depuis l’arrivée au pouvoir de son PDG. De fait, son empire, qui, malgré ses 5 000 salariés, conserve un aspect très familial, semble plutôt bien se porter. Depuis son élection, son épouse Lalao Rakotonirainy l’a remplacé à la tête du groupe. Elle est assistée de trois de ses enfants, sa fille Sarah, son fils Josoa, qui préside le comité de gestion de Tiko, aidé de son frère Tojo. Les deux fils ont été formés respectivement à l’Université d’Heidelberg (Allemagne) et à celle de Brighton (Royaume-Uni).
Depuis le lancement de Tiko en 1982, puis de Magro (Malagasy Grossiste) en 1998, l’empire familial a pris de l’envergure et s’est diversifié. Alors qu’il était maire de Tana, Ravalomanana s’est taillé un costume de tycoon en créant en 2000 la société MBS (Madagascar Broadcasting System), pool audiovisuel qui détient une chaîne de télévision et des stations de radio. Celui que l’on a qualifié de « Berlusconi tropical » est également propriétaire de l’imprimerie Blueprint et de deux journaux, Le Quotidien (francophone) et Nyvaovaontiska (malgachophone). Dans le domaine des travaux publics, secteur très florissant depuis 2002, le groupe dispose de deux filiales, Alma (Asa Lalana Malagasy) et CCM (Compagnie de construction malgache). Si les principaux contrats d’infrastructures routières ont été attribués au français Colas et à la Société sino-malgache de travaux publics (SMATP), Alma intervient en qualité de sous-traitant. Ou s’impose sur les plus petits marchés, ceux qui n’impliquent pas d’appel d’offres et se concluent de gré à gré. Dans le secteur agricole, le groupe Tiko a repris à son compte l’exploitation d’un périmètre rizicole de 5 000 hectares situé près d’Ambatodrazaka (au nord-est de la capitale). La manière dont Tiko a obtenu ce domaine a fait l’objet d’une vive polémique, et les investissements pharaoniques réalisés par la filiale chargée de son exploitation suscitent des interrogations. « Tiko a voulu en faire un projet exemplaire, répondent ses défenseurs. Mais à chaque fois que quelqu’un se distingue de manière constructive, il suscite des jalousies. »
Et les appétits de Tiko ne s’arrêtent pas là. Le conglomérat dispose d’une flotte aérienne. Sa dernière acquisition, un ATR-42, lui a été livré en octobre 2006 afin de faciliter les déplacements du boss au cours de sa campagne électorale. Enfin, à l’heure où l’exploration pétrolière semble relancée dans l’offshore malgache, la société Tiko Petroleum ?nourrirait des ambitions dans le négoce du brut.
Cette confusion entre services publics et activités privées ne semble pas émouvoir le chef de l’État, pour qui « ce qui est bon pour Tiko est bon pour Madagascar ». Plutôt discrets sur ce sujet, certains représentants des bailleurs de fonds tentent de justifier ces conflits d’intérêts : « Premier commis de l’État et premier chef d’entreprise, il prêche pour le patriotisme économique en prenant la défense des produits fabriqués localement. En homme d’affaires pressé, il recherche la rentabilité maximale pour le développement du pays. Sincèrement, il n’a pas le sentiment d’être corrompu, d’autant qu’il réinvestit intégralement ce qu’il gagne à Madagascar. Il n’a pas un mètre carré de biens immobiliers à l’étranger. » Ces pratiques ne risquent-elles pas de créer de nouveaux monopoles au profit de Tiko ? « Il est indéniable que ses concurrents évitent d’investir dans les secteurs qui l’intéressent. Ils ne veulent pas entrer en compétition avec le président. Cela pourrait leur coûter très cher. »
À l’orée de son second mandat, Marc Ravalomanana « sait qui sont ses alliés et qui sont ses adversaires », souligne Zo Rakotoseheno, rédacteur en chef du quotidien Midi Madagasikara. Il est vrai qu’au bout d’un quinquennat le président a vu s’accroître considérablement le nombre de ses ennemis. Parmi les ralliés de 2002, Norbert Ratsirahonana, président de l’AVI, et Manandafy Rakotonirina, leader du MFM, ont choisi de prendre leurs distances. Tous deux ont décidé de se présenter à la présidentielle et ont adopté des discours d’opposants. Si bien que la mouvance présidentielle, essentiellement incarnée par le TIM, est aujourd’hui réduite à sa plus simple expression. D’autres compagnons de 2002, comme le maire de Fianarantsoa, Pety Rakotoniaina, ou encore l’ex-président de l’Assemblée nationale, Jean Lahiniriko, sont aujourd’hui devenus des adversaires déclarés du régime. Si Ravalomanana a recruté un certain nombre de gradés, l’armée, surdimensionnée par rapport à sa mission, connaît un véritable malaise, alimenté par la mise à la retraite d’officiers supérieurs remplacés par des jeunes inexpérimentés. À la frustration des uns s’ajoutent des revendications sociales, aggravées par la modicité des soldes et la dégradation des conditions de vie de la troupe. À cet égard, la tentative de coup de force perpétrée le 17 novembre par le général Randrianafidisoa, alias Fidy, est symptomatique de la morosité qui règne au sein de la Grande Muette. L’officier a annoncé la mise en place d’un « directoire militaire afin d’éviter la guerre civile qui menace le pays ». En fuite durant plusieurs semaines, Fidy a finalement été arrêté. Mais la grogne de l’armée ne doit pas être sous-estimée.
Quelle que soit l’ampleur de l’aversion qu’il suscite, Ravalomanana ne semble pas prêt de lâcher du lest. « Il a refusé d’amnistier ses anciens adversaires, il a refusé d’organiser une conférence nationale après la crise de 2002, il a même refusé d’adopter le bulletin unique pour l’élection présidentielle de 2006, rappelle un journaliste. Et ce n’est pas sa réélection qui va le rendre plus conciliant. » Pourquoi le serait-il ? Ne bénéficie-t-il pas de l’onction populaire ? Ravalomanana bénéficie d’une marge de manuvre inédite. Et compte bien s’en servir.

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