[Édito] Faut-il désespérer de la Côte d’Ivoire ?

En Côte d’Ivoire, l’histoire a une fâcheuse tendance à se répéter. Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié, Laurent Gbagbo… Vingt-sept ans après la mort d’Houphouët, les mêmes protagonistes continuent de s’affronter et le pays tout entier paraît revenu à la case départ.

De g. à dr. : Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo, Guillaume Soro et Henri Konan Bédié, le 30 juin 2010, à Abidjan. © KambouSia/AFP

De g. à dr. : Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo, Guillaume Soro et Henri Konan Bédié, le 30 juin 2010, à Abidjan. © KambouSia/AFP

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Publié le 28 septembre 2020 Lecture : 6 minutes.

«Dix ans de relance, de forte croissance, de stabilisation du pays et de réformes pour ça ? Pour, à nouveau, être étreint par la peur et voir toujours les mêmes s’entre-déchirer à l’orée d’une élection ? » Cet investisseur suisse, qui connaît bien la Côte d’Ivoire pour y travailler depuis des lustres, n’a pas tort. Sur les bords de la lagune Ébrié, l’histoire a une fâcheuse tendance à se répéter. Jusque dans le casting de cette tragédie, laquelle oppose depuis près de trente ans l’actuel chef de l’État, Alassane Ouattara, à ses deux prédécesseurs, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo, et à quelques seconds rôles qui aspirent au premier, comme Guillaume Soro, Pascal Affi N’Guessan, Mamadou Koulibaly, Albert Mabri Toikeusse, Marcel Amon-Tanoh, Kouadio Konan Bertin, et quelques autres. Vaste théâtre d’ombres, inextricable écheveau d’ego hantés par la haine, la rancune, à force d’alliances éphémères et souvent contre-nature, de trahisons et d’humiliations répétées.

Aucun de ceux qui ont succédé au « Vieux » ne sera parvenu au pouvoir de manière indiscutable

Vingt-sept ans après la mort d’Houphouët, la Côte d’Ivoire semble donc revenue à la case départ. Aucun de ceux qui ont succédé au « Vieux » ne sera parvenu au pouvoir de manière indiscutable : scrutins contestés, exclusion des uns ou des autres, faibles taux de participation, violences postélectorales… La présidentielle du 31 octobre ne devrait pas échapper à la « règle ».

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Le 20 septembre, les principales composantes de l’opposition ont exigé le retrait pur et simple de la candidature d’Alassane Ouattara à un ­troisième mandat, estimant toujours que la Constitution le lui interdit. Elles ont ensuite listé une série de conditions à leur participation au scrutin, comme la dissolution du Conseil constitutionnel et de la commission électorale, ainsi qu’une « réforme profonde du cadre législatif et institutionnel des élections ». Avant d’appeler la population « à se mobiliser pour des manifestations sur l’ensemble du territoire ».

Désobéissance civile

De son côté, Henri Konan Bédié (HKB), dont la candidature à la présidentielle a été validée, a lancé un appel à « la désobéissance civile » – une « action citoyenne […] légitimement fondée », selon lui. Outre la coalition dirigée par le président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), plusieurs partis ou groupements de partis se sont associés à cette démarche : Ensemble pour la démocratie et la souveraineté (EDS), de Georges Armand Ouegnin, dont est membre la frange du Front populaire ivoirien (FPI) représentant Laurent Gbagbo ; l’Union pour la démocratie et pour la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI), d’Albert Mabri Toikeusse ; Générations et peuples solidaires (GPS), de Guillaume Soro ; Lider, de Mamadou Koulibaly ; et l’Union républicaine pour la démocratie (URD), de Danièle Boni-Claverie.

Quelques jours plus tôt, depuis son exil parisien, Guillaume Soro – ancien Premier ministre de Gbagbo puis de Ouattara –, dont la candidature a été rejetée par le Conseil constitutionnel, appelait lui aussi à tout mettre en œuvre pour saborder le scrutin du 31 octobre et faire barrage à la réélection de son ancien mentor. On voit mal, dans ces conditions, comment une issue favorable pourrait être trouvée au bras de fer qui s’engage… D’autant que n’émerge aucune autorité morale, à l’instar de feu Seydou Elimane Diarra, par exemple, susceptible d’apaiser les tensions entre les protagonistes.

L’impasse semble totale : Ouattara n’entend pas céder à des injonctions qu’il juge infondées et dilatoires

« La vérité est très simple, analyse un cacique du RHDP. Les adversaires du président ne sont tout simplement pas prêts pour l’élection. Ils croient depuis le début au scénario que leur a vendu Guillaume Soro, celui de la déstabilisation et d’une transition qu’aurait pu conduire Bédié. Ils n’ont pas préparé la compétition électorale, ne se sont même pas préoccupés de la phase d’enrôlement. Sur le million de nouveaux électeurs, 90 % proviennent de zones acquises au RHDP. Toutes nos analyses sur les élections organisées ces dernières années, municipales, régionales, législatives ou présidentielles, appliquées aux 21 000 bureaux de vote existants et affinées avec les projections liées à l’enrôlement aboutissent à la même conclusion : une victoire du chef de l’État au premier tour. Voilà pourquoi ils ne veulent pas d’élection et mettront tout en œuvre pour la décrédibiliser, avant comme après. »

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Notamment en tirant à boulets rouges sur le troisième mandat d’ADO, pourtant validé par le Conseil constitutionnel, ou en contestant, par avance, la transparence du scrutin et les institutions chargées de l’encadrer. Là encore, l’impasse semble totale : Ouattara n’entend pas céder à des injonctions qu’il juge infondées et dilatoires, à plus forte raison quand elles émanent de personnalités pour lesquelles il a si peu de considération. Quitte à devoir se présenter seul. Quant à l’opposition, difficile d’imaginer qu’elle puisse désormais faire machine arrière. Reste à savoir si elle continuera à faire front commun, ou si certains seront tentés par un cavalier seul en maintenant tout de même leur candidature. La plupart se sont détestés dans un passé plus ou moins proche…

« Tout sauf Bédié au pouvoir »

Alassane Ouattara s’est résolu à concourir, alors qu’il avait bel et bien préparé son retrait et organisé sa succession, car le décès du dauphin désigné, Amadou Gon Coulibaly, à quatre semaines du dépôt de candidature et à une semaine de l’opération des parrainages indispensables, ne laissait aucune autre option exempte de risques de tensions majeures, y compris dans son propre camp. Ce que nous a expliqué l’un de ses (très) proches : « Comment trouver un candidat qui fasse l’unanimité en si peu de temps ? Si Bédié n’avait pas été candidat, le président aurait sans doute pu faire un autre choix. Mais il était inimaginable que nous puissions prendre le risque de voir HKB, 86 ans, et la vengeance pour seul programme, détruire tout ce que nous avons construit pendant dix ans. Nous savons faire notre autocritique, et Dieu sait que nous avons commis des erreurs, mais entre eux [le PDCI] et nous, il n’y a pas photo. Il suffit de se pencher objectivement sur notre bilan… »

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Et notre interlocuteur de poursuivre : « Gérer un État, on sait faire. Mais il y a tellement de feux à éteindre, de nœuds à dénouer sur le plan politique. Amadou, qui les connaissait tous, aurait pu réussir sur ce plan. Mais pas un Patrick Achi ou un Hamed Bakayoko, guère préparés à cela, dans un RHDP trop jeune, où la mayonnaise est seulement en train de prendre. Il n’y avait donc guère d’autre choix raisonnable que la candidature du président, quel qu’en soit le coût en matière d’image… »

Nous payons depuis près de trente ans cette guerre pour la succession d’Houphouët

La Côte d’Ivoire de 2020 reste donc l’otage d’une classe politique qui ne parvient pas à se régénérer et des comptes que cette dernière s’échine à vouloir solder. Comment éviter le pire ? « La seule solution, croit savoir l’ancien Premier ministre de Gbagbo et candidat du FPI Pascal Affi N’Guessan, c’est d’écarter définitivement les trois ténors, quitte à décaler le scrutin pour leur laisser le temps de s’organiser. Nous payons depuis près de trente ans cette guerre qu’ils mènent pour la succession d’Houphouët. Il faut tourner cette page une fois pour toutes, construire enfin notre vie politique sur des idées, en se tenant à équidistance de l’ethnie, de la région ou de la religion. Nous sommes tous condamnés à vivre ensemble, à trouver le moyen de gérer ce pays de concert. Avec eux en course, c’est hélas impossible. »

Miser sur la sagesse des Ivoiriens

Peut-être, mais ce scénario, lequel aurait pu voir le jour si la limite d’âge jadis fixée à 75 ans n’avait pas sauté en 2016, ne semble guère plus probable qu’une salvatrice intervention divine en faveur d’une large réconciliation politique. Reste donc à miser sur la sagesse des Ivoiriens, qui n’ont à l’évidence guère envie de renouer avec les démons du passé et d’être, à nouveau, manipulés au nom des viles ambitions de leurs « grands quelqu’un ». Bref, puisse la politique politicienne continuer de se jouer dans les villas cossues de Cocody, entre chien et loup, et ne plus jamais déborder dans la rue…

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