Immigration – Mehdi Charef : « J’avais la rage »

Dans « Vivants », la suite de « Rue des pâquerettes », Mehdi Charef nous immerge dans la France des populations immigrées. Un témoignage aussi touchant qu’instructif.

Mehdi Charef en mars 2019. © Cyrille Choupas

Mehdi Charef en mars 2019. © Cyrille Choupas

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Publié le 29 septembre 2020 Lecture : 4 minutes.

Dans Rue des pâquerettes, le premier volet de sa trilogie autobiographique, on avait laissé Ahmed, le double littéraire de Mehdi Charef, sur le point de quitter le bidonville de Nanterre. On le retrouve dans Vivants, la suite, dans une cité de transit. « C’est un ensemble de baraques en préfabriqué, provisoire, censé nous habituer à vivre en France ‘en attendant’ », décrit le roman. Plus loin, il précise : « Les murs sont en plaques de ciment, sans briques, le toit n’a pas de tuiles, le tout est fixé par de gros boulons. Il y a un séjour-salle à manger-cuisine et trois petites chambres, de l’eau froide et un WC. »

Honte

Si le cadre change, un sentiment demeure : la honte. L’auteur né à Maghnia (Algérie) en 1952 nous immerge dans la France des populations immigrées. Le roman s’ouvre sur une photo prise dans la cité par une journaliste. « On me voit en première page du journal, en noir et blanc, avec cette tête apeurée des gosses de pauvres qui fuient la guerre », raconte Ahmed, le personnage. Ce que nous précise Mehdi, l’écrivain : « Nous avions honte d’habiter une baraque en bois. La fumée noire de notre cheminée nous faisait honte vis-à-vis de nos camarades de classe français. Honte qu’on nous dévisage parce que mal vêtus, mal chaussés, mal logés. »

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On partage le quotidien de la famille dans des chapitres courts, qui rythment le récit. Le poulet que la mère achète vivant au marché d’Argenteuil le dimanche, le premier mariage d’immigrés en France auquel le jeune Ahmed assiste, les leçons sur la contraception données par mademoiselle Danielle, l’institutrice de la classe de maternelle, la machine à laver neuve de Warda, une voisine, qui fait mourir de jalousie toutes les épouses de la cité… La douceur des souvenirs se teinte aussi d’amertume : on regarde la série populaire Les Cinq Dernières Minutes en famille à la télé où un personnage parle de « bicots » pour désigner des Arabes. Sœur Cécile, pleine de bonnes intentions, vient prodiguer ses bons soins médicaux tout en inspectant les baraques sans la moindre autorité ni la moindre résistance…

« Nous avons enrichi les salauds qui nous logeaient dans des conditions inhumaines »

La vie des immigrés se construit, mais à part, avec ses règles propres. Une scène illustre ce décalage, quand l’affolement gagne la cité lorsqu’un habitant tombe sévèrement malade. Personne ne songe à appeler une ambulance car personne ne sait que c’est gratuit. Deux mondes coexistent mais ne communiquent pas. La séparation se décline dans tous les domaines : « Nous étions tellement ignorants de nos droits que nous ne savions pas que les 15 000 francs de loyer que nous payions chaque mois pour la baraque à la cité de transit étaient la même somme que les Français payaient pour les HLM. Nous, dans la baraque, n’avions que l’eau froide et l’électricité, eux Français, pour la même somme, avaient un F3, F4 avec salle de bains, cuisine et chauffage au sol, lino ou carrelage. Mon père a payé pour une misérable baraque pendant presque dix ans. Nous avons enrichi les salauds qui nous logeaient dans des conditions inhumaines. »

 © « Vivants », de Mehdi Charef, est paru aux éditions Hors d’atteinte.

© « Vivants », de Mehdi Charef, est paru aux éditions Hors d’atteinte.

Dans ces univers parallèles, Mehdi Charef voit une conséquence de la colonisation, qui reste un marqueur fort de la condition des immigrés : « En classe en France, au début des années 1960, nous, moi, enfants immigrés, nous nous comportions comme des enfants d’indigènes car nos pères furent reçus comme une main-d’œuvre d’indigène alors qu’ils étaient attendus, souhaités, pour accomplir de durs travaux. » La haine du colon est née en Algérie. Charef décrit une scène où, à 7 ans, il aurait pu tuer des soldats en patrouille dans son village.

Moteur paradoxal

Elle le poursuit en France : « J’ai alors la haine du colon parce qu’il me méprise, parce qu’il m’a rayé, biffé mon identité. Il m’a tout pris, pour le jeter, me jeter, jeter mon père, qui est Dieu pour moi. Je suis devenu rien, capable de rien, bon à rien… C’est ça la colonisation, l’apartheid. L’indigène n’est plus rien. J’ai la haine de moi-même parce que je finis par le croire, que je ne suis rien. »

Je voulais m’exprimer

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Ce sentiment est un poids et un moteur paradoxal : « J’avais [un désir] de vengeance en moi, de la rancune, j’avais surtout de la rage. La rage de m’en sortir un jour. Je voulais m’exprimer, être tel que j’étais et donner vie aux indignités. Avec cette peur terrible que, si ça ne marchait pas, la rage, ma rage, se retournerait contre moi. »

En écrivant la chronique douce-amère de ses premières années dans l’Hexagone, Mehdi Charef livre un témoignage aussi touchant qu’instructif sur l’histoire des populations immigrées en France, où attachement et rancœur se sont construits concomitamment et continuent de nourrir, aujourd’hui, les sentiments mêlés chez certains de leurs descendants.

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