Du rêve au cauchemar

Publié le 15 janvier 2007 Lecture : 4 minutes.

Un grand rêve qui tourne au cauchemar, c’est l’histoire de cet homme qui, pendant deux décennies, a dominé la scène arabe, puis a mené son pays, à pas forcés, vers un destin tragique. Malgré tout ce que l’on savait de ses brutalités, une certaine démesure épique, dès le début, fascinait dans le comportement de ce personnage hors du commun. Une sorte de Saladin moderne, en costume-cravate, arborant volontiers un feutre noir.
Pendant les années 1970, il a révolutionné l’Irak. La politique du pétrole était confiée à un homme d’une grande intelligence, Saadoun Hammadi, et la politique extérieure à Tarek Aziz, qui a défendu les vues de son maître avec un talent propre à persuader ses interlocuteurs qu’il en était lui-même persuadé. Deux têtes parmi les mieux faites du Moyen-Orient. La manne pétrolière semblait avoir trouvé avec Saddam son emploi le meilleur, sous forme d’investissements à l’intention des générations futures. Les relations avec l’Occident et le bloc communiste semblaient trouver un équilibre, rarement atteint dans la région. Les intérêts du pays étaient sauvegardés, sa dignité préservée.
En 1974, Jacques Chirac, alors Premier ministre de la France, revenant d’une visite à Bagdad, ne tarissait pas d’éloges sur cet homme qui, bien que second dans la hiérarchie de l’État, était le véritable dirigeant du pays. Dans toutes les questions arabes, la diplomatie irakienne avait la primauté de l’initiative et le dernier mot. L’Irak redevenait une puissance, avec un leadership respecté. L’intelligentsia, au Moyen-Orient et même au Maghreb, suivait d’un il admiratif cette ascension fulgurante. Beaucoup voyaient en Saddam l’homme providentiel qui allait réaliser le rêve séculaire des Arabes : moderniser la société, conquérir les moyens d’une réelle indépendance reposant non sur une richesse factice et éphémère, mais sur un développement socio-économique durable, donnant la priorité à l’intelligence, à travers l’accès aux sciences et aux technologies les plus performantes. Avec aussi l’ambition de prendre part à la course internationale pour la recherche scientifique.
De grande stature, avec un verbe souvent solennel, un regard d’acier et un maintien de pharaon, Saddam semblait capable de relever ce grand défi. Hélas, à l’orée des années 1980, il se lance, contre la révolution khomeiniste, dans une guerre impossible à gagner. Il s’y enlise, y perd des sommes astronomiques, condamne au veuvage d’innombrables jeunes Irakiennes. Le pays, exsangue, en sort pourtant avec un territoire miraculeusement indemne. Il le doit à une action diplomatique vigoureusement menée par la Ligue arabe et dans laquelle deux États du Golfe ont joué un rôle déterminant, l’Arabie saoudite et le Koweït.
Mais dès que cette guerre absurde prend fin, Saddam ne trouve rien de plus urgent à faire que d’envahir son voisin – une ancienne province irakienne -, le Koweït. Des relations empoisonnées de longue date désignaient celui-ci à la vindicte de l’homme fort de Bagdad. Le refus d’octroyer un prêt supplémentaire – qui viendrait s’ajouter à d’énormes sommes déjà avancées pendant la longue guerre Irak-Iran – jette un froid entre les deux pays. D’autant que Bagdad refuse d’y voir une quelconque créance. Pour Saddam, ce n’est qu’une contribution, obligatoire, au budget d’une guerre qui visait aussi, et surtout, à défendre les pays du Golfe contre la vague khomeiniste. Au même moment, toujours ombrageux, Saddam éprouve une vive contrariété en apprenant que des riches Koweïtiens se pavanent dans les palaces de Bagdad en compagnie de jeunes Irakiennes – « des veuves de combattants tombés au champ d’honneur », dira-t-il à un de ses visiteurs. Sa fierté de Bédouin en est blessée. Il voit dans ce comportement une humiliation pour l’Irak.
Connaissant mal l’Occident, Saddam ne savait pas à quoi il s’exposait en s’attaquant à un émirat flottant sur une mer de pétrole. Ses ministres les plus avertis n’osaient probablement pas le lui dire, de crainte d’essuyer une rebuffade fatale. Une coalition internationale, dirigée par Washington, se met en place, avec une armée qu’on prévoit gigantesque. Saddam n’en a cure. Il croit dur comme fer que c’est un bluff. François Mitterrand, qui n’a nulle envie d’emboîter le pas à George Bush (père), lance, depuis New York, que si l’Irak annonce seulement son intention de quitter le Koweït, la France ne rejoindra pas la coalition. Malgré de multiples objurgations, venues d’amis non irakiens, Saddam fait la sourde oreille.
C’est ainsi que sombre, encore une fois, le rêve d’une dignité arabe toujours espérée et jamais retrouvée. Une tragédie grecque, où – pour détruire un pays tenu pour le plus dangereux de la région – se coalisent tous les dieux de l’Olympe onusien, aidés, il faut le reconnaître, par les propres démons de Saddam lui-même.
L’exécution de l’ancien président est ressentie diversement parmi les populations irakiennes. Les conditions dans lesquelles elle a eu lieu suscitent encore des réactions de réprobation, voire de colère au-delà même de son village natal. Ceux qui voulaient se débarrasser d’un prisonnier encombrant en ont fait une victime héroïque et, selon certains, un martyr, dont le souvenir restera vivace, longtemps, chez ceux qui lui demeurent attachés.
Dans le climat de tension créé par la guerre, cette exécution n’aidera pas à la réconciliation nationale, sans laquelle le pays ne pourra être gouverné. L’Irak étant une pièce maîtresse du Moyen-Orient, nulle stabilité ne sera possible dans celui-ci tant que ce pays n’aura pas recouvré une certaine cohésion sociale. Ceux qui y fomentent des troubles interconfessionnels veulent sans doute le morcellement de l’Irak – ce qui aura des contrecoups à l’entour. Le nouveau Moyen-Orient se ferait-il en substituant à des États, trop centralisés parfois, une aire en déshérence, vouée aux divisions et à l’impuissance ?

* Ancien secrétaire général de la Ligue arabe

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