Ainsi survit Korhogo

L’éclairage est en état de marche. Les constructions sortent de terre. L’ordre règne. Mais la capitale du Nord souffre de l’appétit des ex-rebelles prompts à réclamer à la population le prix de la paix : l’argent.

Publié le 15 janvier 2007 Lecture : 8 minutes.

Depuis la frontière burkinabè, la morne route qui mène au centre de la Côte d’Ivoire éventre un océan de verdure, qui mange jusqu’à l’horizon. De temps en temps, le bitume défoncé croise un village, quelques cases en banco, un puits, un peu de bétail, parfois un champ de maïs ou de mil. La monotonie du trajet n’est rompue que par les barrages, tenus par une poignée d’adolescents aux uniformes chiffonnés, kalachnikov en bandoulière, le regard voilé par l’alcool ou la drogue. La traversée de chaque village coûte parfois une frayeur, souvent quelques centaines de F CFA.
Mais alors qu’on croit déceler les stigmates de quatre années de conflit larvé avec la partie sud du pays, arrivé dans le centre de Korhogo, c’est le choc. Immeubles en construction, éclairage public en état de marche, routes entretenues sur lesquelles circulent grosses berlines et 4×4 militaires flambant neufs : capitale économique du nord de la Côte d’Ivoire tenue par les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN) depuis le 19 septembre 2002, Korhogo semble riche ; plus riche, même, que bien des villes d’Afrique de l’Ouest.
Comme chacun des dix secteurs qui composent la zone nord ivoirienne, la ville est tenue par un militaire, un commandant de zone (« com-zone ») désigné par le leader des Forces nouvelles (FN, ex-rébellion), Guillaume Soro. Ici, l’heureux élu se nomme Fofié Kouakou Martin. Casquette, lunettes et barbe noires, le commandant Fofié reçoit dans un bureau aux murs recouverts de tableaux et de photographies de lui. L’homme au physique de catcheur porte une étoile de David autour du cou, mais cite les Évangiles. Se targue d’être l’architecte « du renouveau de Korhogo », et se donne pour objectif de « laisser une trace indélébile dans l’histoire de la Côte d’Ivoire ». Affirme enfin être « un modèle pour [ses] hommes », lui qui mène « une vie d’ascète ». Ce jour-là, le commandant fera pourtant exception, et consacrera sa soirée à l’inauguration d’une boîte de nuit.
Au Bolamba Night-Club, « la sécurité est garantie » ; c’est en tout cas ce qu’assure le carton d’invitation. Ce qui n’empêche pas la plupart des hommes de porter la main à leur arme lorsque la lumière s’éteint brusquement Fausse alerte, la coupure n’est due qu’à l’orage qui gronde, en cette fin de saison des pluies. La soirée reprend son cours, dans un décor digne d’une discothèque parisienne. L’alcool coule à flots, les platines de DJ El Volcano déversent les derniers morceaux de coupé-décalé à la mode, et la piste de danse chauffe, entre uniformes, boubous multicolores, décolletés plongeants et jeans dernier cri. Le propriétaire de l’établissement doit être ravi de son succès. « Mais, c’est le commandant ! » explique le serveur. Confortablement installé dans le carré très VIP, Fofié est bien là, veillant autant sur ses convives que sur le tiroir-caisse.
À Korhogo, l’argent est bien sûr le nerf de la guerre, indispensable pour armer et entretenir les milliers de soldats des FN qui contrôlent la zone. Mais il est aussi le nerf de la paix sociale, le seul moyen de ne pas s’aliéner une population lassée par plus de quatre années de statu quo. Cette lassitude existe évidemment partout en zone nord. Ce qui fait la particularité de Korhogo, c’est le trouble passé de son homme fort, le commandant Fofié, le seul membre des FAFN à avoir été sanctionné jusqu’à maintenant par l’ONU.
Fofié Kouakou Martin a gagné ses galons en 2004. Alors simple chef de la sécurité des frontières, il a fait preuve de zèle pour faire taire les opposants à Guillaume Soro basés à Korhogo. Une opération qui lui a valu l’opprobre de la communauté internationale – il a été accusé par l’ONU de violations des droits de l’homme et de recrutements d’enfants-soldats – mais aussi la gratitude de Soro. En août 2005, le secrétaire général des FN fait du caporal Fofié le commandant de la zone de Korhogo.
Dans les semaines qui suivent sa prise de fonctions, il doit cependant faire face à l’appétit des « com-zone » voisins, qui tentent de le déstabiliser en infiltrant des soldats dans son secteur. Objectif : profiter de la situation géographique de « sa » ville, point de passage obligé des échanges commerciaux entre la Côte d’Ivoire et le Burkina, et par là même, source de revenus conséquents pour le maître des lieux. Fragilisé, Fofié décide alors d’acheter le soutien des quelque 200 000 habitants de Korhogo. À tout prix.
Le chef de guerre commence par baisser le montant des taxes imposées aux habitants en dessous de leur niveau d’avant-guerre. Il prend toutefois soin de compenser le manque à gagner sur cet « impôt révolutionnaire » en augmentant le montant des droits de péage prélevés aux barrages, véritable vache à lait des FN. Puis il se lance dans une politique de rénovation du centre-ville, et fait construire en l’espace de quelques mois une gare routière, un marché aux légumes ainsi qu’un centre culturel. Il multiplie enfin les promesses de financement en matière de santé et d’éducation. La population applaudit, le commandant garde la mainmise sur l’ensemble de l’agglomération, l’espoir d’une gestion cohérente des affaires civiles renaît. Mais un peu plus d’un an après le début de l’ère Fofié, les promesses de grand soir ont fait long feu.
Certes, le centre-ville a progressivement changé de visage, et retrouvé un peu de son lustre d’antan. Certes, les charges qui pèsent sur la population sont théoriquement plus faibles qu’auparavant, d’autant plus que l’électricité est gratuite et que l’eau courante est rétablie trois jours par semaine. Certes, l’école et l’hôpital ont été rénovés, et fonctionnent désormais quasi normalement. Mais dans la pratique, rien n’a véritablement changé, et les mauvaises habitudes rebelles demeurent.
Les taxes, d’abord. Interrogés au hasard des rencontres, la plupart des habitants évitent de s’étendre sur le sujet, se contentant d’affirmer, sourire crispé aux lèvres, que « le commandant a fait beaucoup pour Korhogo ». Certains, comme Fatou, qui loue son téléphone portable aux passants, expliquent tout simplement avoir « peur de parler d’argent ». Mais d’autres acceptent d’en dire plus. « Les taxes sont récoltées par les soldats FAFN, 1 000 F CFA par mois en principe, commence Silué, jeune Ivoirien de 26 ans, qui vend des bouteilles de rhum remplies d’essence trafiquée. Mais, poursuit-il, si les soldats viennent et demandent plus, qu’est-ce qu’on peut faire ? On ne peut pas se plaindre, alors on paie et c’est tout. » Et si l’on n’a pas les moyens de payer ? « On trouve toujours un moyen de payer pour éviter d’avoir affaire aux FAFN, sinon » Sinon, direction le commissariat, annexe du camp militaire où l’on rend une justice dont l’issue est souvent connue d’avance : la prison.
Même ressentiment du côté du marché couvert, où travaillent les tailleurs, comme Souleymane : « Nous, sans tourisme, nous ne pouvons plus faire d’affaires, mais les soldats continuent de s’enrichir en exigeant plus que la taxe prévue, et personne n’ose refuser ». La situation d’Adama, chauffeur de taxi, n’est pas plus enviable : « En plus des 1 000 F CFA, les soldats nous obligent à payer un laissez-passer. Pas moins de 10 000 F CFA par mois, quand on en gagne maximum 50 000, c’est dur. »
Outre l’entretien des soldats FAFN, l’argent collecté alimente en théorie les caisses d’un cabinet civil soumis au pouvoir militaire, notamment chargé des questions d’éducation et de santé – des secteurs sinistrés en attendant le redéploiement des fonctionnaires réfugiés en zone sud depuis le début de la crise. Mais dans les faits, le cabinet civil n’est qu’une coquille vide dénuée de moyens, tout simplement incapable de prendre en charge ces services sociaux de bases.
Pourtant, avec sa maternité, son bloc opératoire, son service de radiologie et sa banque du sang, le centre hospitalier régional de Korhogo est, à en croire son directeur Fofana Kolodjo, « l’établissement référence de la zone nord ». Oui, mais voilà, de l’achat de médicaments à la rémunération du personnel, en passant par l’entretien des locaux, tout ici est financé par l’Union européenne, qui a débloqué 46 millions de F CFA (près de 100 000 euros) à cet effet en mars 2006. Ce qui n’empêche pas les tarifs d’être exorbitants : 1 000 F CFA pour une simple consultation, 5 000 F CFA pour un test de dépistage du sida, inabordable pour l’immense majorité de la population. Et le directeur, qui assure que « 5 % du budget sont consacrés à l’accueil des plus démunis », ne s’offusque pas de voir une jeune femme étendue devant la porte des urgences Les FN, elles, ne contribuent pas au financement de l’hôpital. « Ah si, tempère Fofana, le commandant Fofié a offert des mobylettes aux médecins pour qu’ils puissent se déplacer plus facilement. »
L’école, elle, ne doit pas non plus son salut aux FN, mais à une ONG ivoirienne, École pour tous. Dans ce secteur aussi, le départ des fonctionnaires vers la zone sud a causé beaucoup de tort, tout comme le gel temporaire des salaires des enseignants restés dans le nord. « Mais, explique le coordinateur de l’ONG Lassina Yéo, dans vingt ans, nos enfants ne pourraient pas tolérer d’avoir été privés d’enseignement par la guerre ». Alors il a fallu s’organiser avec les moyens du bord, ceux de la population. Un mouvement d’enseignants volontaires a vu le jour en 2003 pour pallier le manque de titulaires, et les enfants ont progressivement réintégré les salles de classe, malgré le coût élevé de la scolarité : plus de 10 000 F CFA par an, contre seulement 2 500 F CFA avant la crise. « Aujourd’hui, plus de dix mille enfants sont à nouveau scolarisés à Korhogo, se félicite Yéo. Pourtant, les débuts ont été difficiles, de nombreux élèves venaient à l’école armés ». Aujourd’hui, École pour tous bénéficie du soutien matériel du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) et de l’Unicef. Unique contribution des rebelles : la création d’un comité de surveillance des examens.
Dans l’esprit de Fofié Kouakou Martin, ce n’est pas en finançant des services de base qu’on achète la paix sociale en période de crise. Alors l’argent des rebelles va à la construction des bâtiments plus visibles qu’indispensables, à l’image du nouveau centre culturel. Il sert à divertir la population à coups de fêtes traditionnelles, de matchs de football et de cérémonies militaires, autant d’occasions pour les speakers de glorifier le caporal-commandant, « cet homme de paix qui donne de l’espoir à tous et tient ses promesses (sic) ». Et puis, accessoirement, il sert à acheter des boîtes de nuit.
La vie quotidienne de Korhogo transpire à travers ses personnages clés. C’est Soro Kannigui Mahmadou, ancien étudiant en droit frappé d’un lourd handicap moteur, qui continue de louer « l’esprit de privation et de redistribution en direction des populations qui anime les FAFN ». C’est Souleymane Traoré, leader des enseignants volontaires, qui désormais se bat pour obtenir l’intégration des professeurs bénévoles à la fonction publique. C’est Prince Abbas, hagiographe officiel du commandant Fofié, qui, sur fond de reggae, chante l’innocence du chef de guerre, « victime d’un faux complot des Nations unies ». C’est Fofana Kolodjo, ancien patron d’une station-service devenu directeur du centre hospitalier, personnage mystérieux qui, de source militaire française, serait l’interlocuteur privilégié de Soro à Korhogo. Mais c’est surtout Fofié Kouakou Martin, caricature du seigneur de guerre mégalomane, et symbole de l’impasse dans laquelle se trouve désormais le pays. Car la guerre est devenue le fonds de commerce de tous les Fofié Kouakou Martin de Côte d’Ivoire.
Qui peut croire, dès lors, que la paix pourrait faire leurs affaires ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires