Tunisie : Mechichi hérite du casse-tête d’El Kamour
Sit-in et blocages de sites pétroliers se succèdent depuis 2017 dans cette région marginalisée du Sud. Explications.
À 700 kilomètres de Tunis, El Kamour n’est pas un no man’s land mais un sud si loin de tout que les routes dévorées par le sable se perdent en pistes improbables. Une configuration qui convient à la contrebande et aux différentes formes d’économie grise qui permettent à la région, limitrophe de la Libye au sud de Tataouine, de survivre, bien qu’écartée de tout développement depuis des décennies.
18,2 % d’analphabétisme et 32 % de chômage — les taux les plus forts en Tunisie, selon l’Institut national de statistiques (INS) – nourrissent une grogne sociale soutenue sur les dix dernières années.
« La région a été exposée aux répercussions du conflit libyen et connu tous les trafics aussi bien la traite humaine que le passage d’armes et de terroristes », raconte Helmi Akkar, un ancien observateur électoral du réseau Mourakiboune. Avec l’attaque de Ben Guerdane, en mars 2016, la région a été sérieusement menacée par l’État islamique (EI) et son instabilité est un indicateur de la fragilité et des difficultés de l’économie tunisienne.
Bras de fer avec les autorités
Depuis mars 2017, les revendications sociales ont pris une autre envergure. Les protestataires ne se contentent plus de réclamer de l’emploi en donnant de la voix et engagent concrètement un bras de fer avec les autorités. Le décès d’un manifestant en 2017 lors d’une tentative de démantèlement du sit-in a alimenté la colère et conduit à la fermeture de la vanne de la station de pompage de pétrole d’El Kamour. L’objectif : récupérer 20 % des revenus du pétrole pour les redistribuer sur la région.
Il a fallu l’envoi de plusieurs émissaires et l’intervention des syndicalistes de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) pour parvenir à un accord entre le gouvernement et les représentants d’El Kamour. Il prévoit un approvisionnement de 80 millions de dinars annuels pour la caisse de développement et d’investissement, le recrutement de 1500 personnes par les sociétés pétrolières et de 3000 ouvriers par la Société Tunisienne pour l’Environnement.
La question n’est pas qui est Tarek Haddad, mais qui soutient réellement ce mouvement
Deux ans plus tard, les sit-inneurs déchantent. « Soixante personnes ont été affectées à l’Entreprise Tunisienne des Activités Pétrolières (ETAP) et dix autres ont été intégrées à la Société de Développement et d’Exploitation du Permis du Sud (Sodeps). Rien de plus. Tataouine est un réservoir électoral, ni plus ni moins », s’émeut Tarek Haddad, le porte-parole du sit-in. Avec son statut de meneur intransigeant, il est désormais connu comme le loup blanc, bien qu’aucune information sur son parcours ne filtre.
« La question n’est pas qui est Tarek Haddad, mais qui soutient réellement ce mouvement », s’interroge un pharmacien de la région. La question est légitime : les contestataires d’El Kamour déploient des moyens importants. Campement au milieu du désert équipé de tout le confort, connexion internet haut débit, transport par convoi de 4×4 rutilants et repas gracieusement fournis, El Kamour n’est pourtant pas un camp de vacances.
Liens étroits avec les tribus libyennes
L’analyste politique Bassel Torjeman évoque « les connexions entre contrebande et agitation sociale et évoque les rapports étroits, voire familiaux, dans cette zone frontière avec les tribus libyennes et les milices de Fajr Libya. Pour le moment, l’instabilité du Sud tunisien convient à la Libye et ses alliés. »
L’avocat Imed Ben Halima, membre du comité de défense de l’ancien candidat à l’élection présidentielle Nabil Karoui, demande lui, via les réseaux sociaux, que « la Turquie s’écarte d’El Kamour » et alerte sur une scission du Sud tunisien que la Turquie, en raison de ses réserves pétrolières, souhaiterait selon lui mettre sous tutelle au même titre que la Libye. Le contexte géopolitique régional s’est à l’évidence invité dans l’équation d’El Kamour.
C’est un point extrêmement sensible pour le passage de l’oléoduc desservant l’Italie depuis l’Algérie
La zone est, quoi qu’il en soit, cruciale pour la Tunisie. « C’est un point extrêmement sensible pour le passage de l’oléoduc desservant l’Italie depuis l’Algérie et c’est le champ d’action de plusieurs compagnies pétrolières », explique un ingénieur du site d’El Borma. Lorsque les protestataires ferment à nouveau la vanne le 17 juillet 2020, la production de gaz chute d’environ 40 % et celle du pétrole de moitié.
Les compagnies OMV, Anglo-Tunisian Oil and Gas Ventures limited (ATOG) et ENI Tunisie demandent l’intervention du président tunisien pour mettre bon ordre à une agitation sociale qui les contraint à envisager de se retirer des concessions qu’elles exploitent.
Les contestataires eux n’en démordent pas : « Le sit-in va se poursuivre et les vannes pétrolières resteront fermées en attendant une rencontre prochaine avec le nouveau gouvernement », assure l’un des dirigeants du collectif.
Calmer les esprits
Après une phase de répression du mouvement, dont s’est alarmée en juillet Amnesty International, le pouvoir fait aujourd’hui preuve d’une certaine prudence. La priorité est d’abord pour le gouvernement Mechichi de calmer les esprits.
Face à la détermination des sit-inneurs, le gouvernement Mechichi décide de réactiver l’accord de 2017. Toujours insuffisant aux yeux des contestataires : « Nous ne débloquerons la situation que lorsque nous verrons la mise en pratique des décisions », assène Tarek Haddad.
Malgré quelques arrestations, le leader du mouvement semble, lui, intouchable : la redistribution des richesses qu’il réclame est après tout l’un des éléments du programme du président Kaïs Saïed, dont le slogan de campagne « le peuple veut » a été pris au mot à El Kamour.
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