À qui profite l’hémorragie ?

Pays d’origine, destinations, profil… Un rapport de la Banque mondiale passe au crible le phénomène du « Brain Drain ». Édifiant !

Publié le 16 novembre 2005 Lecture : 4 minutes.

Mieux vaut tard que jamais : la Banque mondiale s’est enfin décidée à consacrer du temps, du personnel et de l’argent à l’étude sérieuse d’un phénomène aussi vieux que l’humanité, celui de l’émigration1. Jusqu’à présent, la question avait fait l’objet d’une littérature abondante, mais toujours théorique, le débat se limitant à un examen de ses avantages – comme les transferts financiers (« Remittances », en anglais) – ou de ses inconvénients – comme la fuite des cerveaux (« Brain Drain »). Désormais, les hommes politiques tout comme les intellectuels pourront s’appuyer sur des ouvrages de référence pour aborder le sujet en connaissance de cause. Le premier d’entre eux a été publié le 24 octobre2, le second le sera le 17 novembre. D’autres études paraîtront au cours de l’année prochaine. Car le nouveau département de recherche de la Banque mondiale sur les « migrations internationales et le développement » nourrit des ambitions aussi vastes que le phénomène qu’il se propose d’étudier.
Car on assiste aujourd’hui à une véritable « explosion » des migrations : 200 millions de personnes vivent actuellement dans un pays où elles ne sont pas nées. Elles étaient 150 millions à la fin de 1990 et 175 millions à la fin de 2000. Les besoins prévisibles des pays riches seront encore plus importants en raison du vieillissement de leur population (conséquence de la baisse de la natalité). Pour les satisfaire, certaines puissances organisent elles-mêmes le système migratoire : visas de travail temporaires, recrutements sélectifs (quotas) de médecins, d’infirmiers, d’enseignants, d’informaticiens… À cela s’ajoutent les entrées clandestines, encouragées – faut-il le rappeler – par les régularisations massives opérées dans les années 1980, 1990 et 2000 par plusieurs grands pays européens (France, Italie, Espagne).
Le nombre de candidats au départ étant beaucoup plus grand que les capacités d’accueil des pays riches, le « tri sélectif des émigrés » a vite montré ses limites. D’où l’importance grandissante des tentatives « illégales » : passages en force des frontières terrestres ou maritimes (Maroc-Espagne ; Libye/Tunisie-Italie/Malte ; Mexique/ États-Unis), entrées en douce par avion (filières Asie-Europe)…
Selon le rapport de la Banque mondiale, tous les pays sont concernés : l’Afrique du Sud accueille ainsi les ressortissants de plusieurs pays africains, les pays du Golfe ceux d’Asie et d’Afrique du Nord, l’Australie ceux d’Europe… Quelques pays émergents de l’Asie – Singapour, Malaisie, Taiwan, Hong Kong deviennent attractifs. Mais, dans l’ensemble, neuf émigrés sur dix vivent dans le monde riche : l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord. En promettant de traiter plus tard les flux Sud-Sud, la Banque mondiale a mis les bouchées doubles pour analyser les flux Sud-Nord et Nord-Nord sous tous leurs angles : motivations de départ, qualifications, avantages et inconvénients pour les pays d’accueil et pour les pays émetteurs, importance et utilité des transferts financiers… Grâce notamment aux travaux de recherche de Frédéric Docquier et Abdeslam Marfouk, coauteurs du rapport, on sait tout sur l’évolution, l’origine et la qualification des travailleurs étrangers dans les pays occidentaux (voir infographies). Le nombre total d’émigrés actifs dans ces pays s’élevait à 42 millions à la fin de 1990 et à 59 millions à la fin de 20003. La composante Brain Drain (émigrés âgés de 25 ans ou plus, et ayant suivi des études supérieures) est passé de 12,6 millions à 20,4 millions. Soit une « fuite » de 800 000 cadres compétents par an, dont la moitié converge vers les États-Unis. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la population active des pays industrialisés atteindra son apogée en 2010. D’ici là, il faut préparer la relève des futurs retraités en… organisant de façon rationnelle la formation et le recrutement de cadres dans certains pays du Sud.
C’est l’un des arguments avancés par les partisans de la « nouvelle économie du Brain Drain » : cette demande d’immigrés qualifiés va inciter les pays du Sud à investir davantage dans les services éducatifs publics ou privés, rehaussant par là même le niveau de vie général… Le cercle vertueux – aspiration à l’émigration, éducation – est renforcé par les transferts financiers effectués par ceux qui sont déjà partis. Selon la Banque mondiale, les pays en développement ont reçu 150 milliards de dollars de la part de l’ensemble de leurs citoyens émigrés (qualifiés ou non), deux fois plus qu’en 2000 et cinq fois plus qu’en 1990. Ces transferts sont deux fois plus importants que ceux effectués par les émigrés des pays riches vers les pays riches (flux Nord-Nord). Ce sujet sera le thème principal du prochain rapport de la Banque mondiale (17 novembre).
Les retombées négatives du Brain Drain – appelé alors Brain Waste – peuvent être plus grandes que ses conséquences positives – le Brain Gain. Des chercheurs estiment que, dans la plupart des cas, les immigrés qualifiés ne sont pas rémunérés à la hauteur de leurs compétences (cette perte de salaire est un gâchis). Et seraient plus productifs s’ils étaient restés chez eux. La Banque mondiale annonce que ses travaux se poursuivent dans ce domaine extrêmement complexe. Les bases de données vont englober davantage d’émigrés, de pays et d’activités. Des études spécifiques sont en cours concernant le personnel médical, l’impact économique sur les pays récepteurs, l’utilisation des transferts financiers dans les pays émetteurs.

1. On parle d’émigration ou d’émigrés pour les pays de départ, et d’immigration ou d’immigrés pour les pays d’accueil.

la suite après cette publicité

2. International Migration, Remittances and the Brain Drain, Banque mondiale, Maurice Schiff et Çaglar Özden, octobre 2005, éd. Palgrave Macmillan, 288 pages, 30 dollars. Le rapport est accessible gratuitement sur Internet : www.worldbank.org

3. Les données sur les émigrés hors des pays occidentaux ne sont pas suffisantes pour analyser le phénomène du Brain Drain. On connaît seulement le nombre total d’émigrés : près de 10 millions dans les pays arabes du Golfe (originaires surtout d’Égypte et d’Asie), 4 millions à Hong Kong et à Singapour, 1,3 million en Afrique du Sud.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires