Numéro un malgré lui

Après Ford, dépassé en 2003, le constructeur automobile japonais est en passe de détrôner le leader mondial, General Motors. En s’en excuserait presque

Publié le 16 novembre 2005 Lecture : 5 minutes.

Les géants ont parfois d’étranges pudeurs. Toyota, par exemple, refuse de confirmer son accession au rang de premier constructeur automobile de la planète au détriment de General Motors (GM). Nul besoin d’ausculter les astres pour deviner la date du changement de règne : il interviendra à la fin de 2006. Car l’automobile est une industrie lourde. Les capacités de production des usines peuvent être revues à la baisse : il suffit d’en ralentir le rythme. Mais jamais à la hausse, sauf à rajouter de nouvelles lignes d’assemblage, ce qui n’arrive pas en un jour. Autrement dit, les jeux sont faits.
En 2005, GM restera numéro un mondial avec 9,12 millions de véhicules. Mais les plans de production du groupe Toyota pour l’exercice suivant, révélés par le quotidien japonais Nihon Keizai, fixent la barre à 9,20 millions. GM n’a pas encore annoncé sa production pour 2006. Elle sera en recul par rapport à 2005, puisque le constructeur américain va fermer des usines pour faire face à la chute de ses ventes, particulièrement sensible aux États-Unis, où il écoule 60 % de ses véhicules. Dès lors, Toyota deviendra, en 2006, le premier constructeur automobile du monde, après que GM eut détenu ce sceptre pendant plus de soixante-dix ans !
Katsuaki Watanabe, nouveau président de Toyota nommé en juin dernier, n’a pas appris la nouvelle en lisant les journaux. Mais cette révélation l’a fort embarrassé : « Devenir numéro un mondial n’est pas un but en soi », a-t-il déclaré à Nihon Keizai. Avant d’ajouter cette phrase qui, chez un Japonais, sonne comme un aveu teinté de jubilation : « Ce serait le résultat des efforts consentis par Toyota pour produire les meilleures voitures du monde. »
Son prédécesseur, Hiroshi Okuda, était resté tout aussi mesuré dans ses propos en 2003, lorsque Toyota avait délogé Ford du deuxième rang mondial. Le triomphalisme n’appartient pas à la culture Toyota. Mais, surtout, le japonais craint de réveiller le vieux démon du protectionnisme. Cette année, les ventes de GM comme de Ford vont baisser de plus de 10 % aux États-Unis. Les deux constructeurs vont réduire leurs effectifs, renégocier les avantages consentis à leurs employés ou retraités. La part des constructeurs nationaux sur le marché américain est tombée à 52 %, quand celle des marques asiatiques grimpait à 42 %. Et Toyota serait mal avisé d’en appeler aux règles du libre-échange, puisque le Japon laisse à peine 5 % de son marché automobile aux marques étrangères… Dans ce contexte, Toyota ne tient pas à passer aux yeux des Américains comme le prédateur qui s’est glissé dans la bergerie pour dévorer les deux icônes de leur industrie automobile.
Le constructeur japonais est même venu au secours de ses rivaux. En relevant ses tarifs en juin, quand GM, Ford et Chrysler cassaient leurs prix à coups de promotions. Puis en rachetant, en septembre, 12,5 % des parts que GM détient dans Subaru. D’habitude, Toyota rechigne à absorber d’autres enseignes. Daihatsu et Hino, petit constructeur de camions, lui appartiennent depuis des lustres. Mais, à la différence de GM, Ford ou Mercedes, Toyota s’est abstenu de participer au grand Monopoly mondial des années 1990, lorsque des marques en difficulté (Chrysler, Land Rover, Jaguar, Mitsubishi, Mazda, Volvo, Daewoo, etc.) ont changé de mains. Toyota, sagement, a préféré la croissance interne, en créant des marques dédiées à un public spécifique : la clientèle haut de gamme avec Lexus, les jeunes avec Scion. Son entrée dans le capital de Subaru ne peut dès lors être interprétée que comme une bouffée d’oxygène apportée à GM.
Toyota, fin stratège, sait que les grands constructeurs n’ont aucun intérêt à s’entredévorer. L’automobile est à la veille de connaître la première véritable révolution de son histoire : dans deux à trois décennies, les moteurs hybrides ou à hydrogène auront supplanté les moteurs à explosion. Cette mutation exige des investissements colossaux. Toyota a vendu 210 000 véhicules hybrides en 2005, dont la moitié aux États-Unis, mais vise cinq fois plus haut d’ici à 2010. Pour atteindre ce résultat, une seule solution : « diminuer les coûts généraux de la voiture hybride, dixit Katsuaki Watanabe, afin que davantage de gens puissent en acheter ».
Comme dans le domaine de l’informatique ou de la vidéo, la technique qui triomphera sera forcément celle adoptée par le plus grand nombre d’opérateurs. Toyota a déjà cédé à Ford les droits d’exploitation de ses brevets de composants hybrides. Et s’apprête à passer un accord avec GM au sujet de la voiture à hydrogène. Au début de novembre, Rick Wagoner, président de GM, s’est d’ailleurs rendu au Japon pour rencontrer son homologue chez Toyota. Ce rapprochement, fût-il de circonstance, entre Toyota, GM et Ford prouve que le constructeur japonais ne veut pas la mort des deux autres géants de l’industrie automobile. Ce sont plutôt les seigneurs de moindre rang (Mercedes, Volkswagen, Renault) qui auraient motif à s’en inquiéter…
Car Toyota a les moyens de voir loin : sa capitalisation vaut dix fois celle de GM, son bénéfice net en 2004 (8,7 milliards d’euros) était quatre fois supérieur à ceux de GM et de Ford. Peu lui importe donc de décrocher en 2006 le titre de premier constructeur mondial par le nombre des véhicules vendus. D’ailleurs, Toyota tente de différer ce sacre en usant d’une astuce comptable : les chiffres de vente du groupe n’intègrent pas ceux de Daihatsu et de Hino, marques dont Toyota possède plus de 50 % du capital. Ainsi, en défalquant 900 000 véhicules de sa production globale, le constructeur japonais pourra-t-il prétendre n’avoir pas dépassé GM…
L’intronisation de Toyota est pourtant inéluctable. Le constructeur japonais est le seul présent sur tous les marchés de la planète. Sa gamme est complète, et ne repose pas en priorité sur une seule catégorie, comme GM ou Ford, qui ont misé sur les 4 x 4 routiers et se trouvent démunis dès lors que le renchérissement du litre d’essence aux États-Unis détourne la clientèle de ce type de véhicules voraces en carburant. Le groupe Toyota est homogène, alors que GM et Ford ont dilué leur force en rachetant tous les canards boiteux de la production automobile mondiale. Comment GM pourrait-il bâtir une politique de marque quand un même véhicule est vendu sous le nom d’Isuzu au Japon, d’Opel en Europe, de Vauxhall au Royaume-Uni, de Holden en Australie et de Chevrolet en Amérique ? Ou quand le badge Chevrolet vient subitement orner en Europe le capot de petites voitures qui s’appelaient jusqu’alors Daewoo ? Enfin, le trésor de guerre amassé par Toyota au fil des ans lui a permis d’investir dans les nouvelles technologies et d’être le premier constructeur à commercialiser des voitures hybrides.
Pour l’ensemble de ces raisons, Toyota a pris une longueur d’avance sur ses rivaux. Seule la formule 1, théâtre privilégié de l’affrontement sportif entre grands constructeurs, lui résiste encore. Toyota est descendu dans cette arène en 2002. Ses résultats ne sont pas à la hauteur des moyens investis : quatrième au championnat du monde 2005 derrière Renault, McLaren-Mercedes et Ferrari. Mais il suffit au bonheur de Toyota de progresser chaque année dans la hiérarchie de la F1. Un jour, c’est écrit, Toyota remportera le championnat du monde. Ce jour-là, Katsuaki Watanabe reconnaîtra peut-être que Toyota, par le nombre de voitures vendues, le bénéfice net et les résultats sportifs, est bien le premier constructeur de la planète.

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