Les raisons de la colère

Après deux semaines d’émeutes dans les banlieues, le gouvernement proclame l’état d’urgence. Une crise sans précédent – mais guère surprenante – depuis Mai 68.

Publié le 14 novembre 2005 Lecture : 10 minutes.

La comparaison est facile, démagogique sans doute, mais combien éclairante… Arthur Galouzeau de Villepin et Zyed Benna ont le même âge, la même nationalité française et tous deux ont eu, ces dernières semaines, affaire à la police. Fils du Premier ministre Dominique de Villepin, Arthur s’est fait « serrer » par une patrouille mobile sur une avenue du 16e arrondissement, quartier chic de Paris, au soir du 17 septembre. Motif classique : bagarre entre jeunes gens sur le trottoir à l’issue d’une soirée arrosée, plainte des voisins. Au brigadier qui l’interpelle, Arthur tend alors son téléphone portable. À l’autre bout du fil, son illustre papa. Le policier claque les talons et tout s’apaise dans la seconde. Fils d’un artisan tunisien résidant à Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, à quelques kilomètres du 16e mais à mille lieues de là, Zyed Benna, 17 ans, n’a, lui, ni cette chance, ni cette morgue. Retour d’un match de foot avec ses copains Bouna le Mauritanien et Muttin le Turc, il tombe en cette soirée du 27 octobre sur une opération de police. Paniqués, alors même qu’ils ne se reprochent rien, les trois amis s’enfuient, vraisemblablement poursuivis. Peur des flics, peur du commissariat, peur du juge pour enfants, peur de l’engueulade paternelle. Ils sautent le mur d’enceinte d’un transformateur électrique où ils se croient à l’abri. À 18 h 30, un court-circuit plonge le quartier dans le noir. Zyed et Bouna viennent de s’effondrer, le corps traversé par un arc mortel.
La première anecdote n’a eu aucun effet, si ce n’est sans doute un discret rapport mis sous le coude, au cas où, par le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. La seconde va déclencher deux semaines d’émeutes dans les banlieues françaises, une crise de sécurité publique comme le pays n’en avait plus connu depuis Mai 68 et déboucher sur la réactivation d’un appareil législatif – état d’urgence et couvre-feu sélectif – inusité depuis la guerre d’Algérie. Surtout, le choc majeur de novembre 2005 met à nu le déclin et peut-être la fin d’un « modèle français », républicain, social et assimilateur, à bout de souffle. Majoritairement issus de cette immigration africaine (maghrébine et subsaharienne) qui a puissamment contribué au développement de la France pendant la période des « trente glorieuses », les émeutiers de novembre sont jeunes – mineurs pour moitié -, masculins, en état d’échec scolaire ou chômeurs, membres de familles nombreuses et souvent éclatées. Ils vivent dans ce que le langage technocratique appelle les ZUS (zones urbaines sensibles), ces quelque neuf cents quartiers difficiles à la périphérie des villes françaises où le taux de chômage touche près de 50 % des jeunes issus de l’immigration et où le fait d’être bachelier ou plus n’est en aucun cas un sésame pour l’emploi – si ce n’est au McDonald’s du coin. Sans travail pas de logement, sans logement pas de mariage ni de famille à fonder : le vide. Dans les ZUS, ce n’est pas la misère, puisque la politique du « tout-social » des années 1980 a tout de même eu pour effet positif de tisser un réseau d’aide publique qui protège du pire, mais la précarité et la survie quotidienne sont la règle. Attirées par des zones franches aux conditions avantageuses, des entreprises se sont installées au pied des tours et des barres HLM. Indétectable, sournoise, une discrimination à l’embauche en fonction du patronyme et du quartier d’origine a fini par transformer ces appels d’air en lieux de sélection et de rejet – un peu comme l’école que désertent ces gamins au langage rudimentaire, qui, à défaut de mots pour s’exprimer, le font par des actes, souvent délictueux. C’est dans les ZUS qu’ont été enregistrées la plupart des quelque trente mille voitures brûlées en France depuis le début de 2005. Par jeu, par désoeuvrement, sous l’emprise de l’alcool ou de la drogue, par effet pavlovien des images de Bagdad ou de l’Intifada, après un match de foot ou un jeu vidéo, on met le feu à la camionnette du voisin ou à la poubelle de l’immeuble. On brûle en bas de chez soi, on cultive un nationalisme de substitution – le pays d’origine des parents, le quartier, le département -, on rêve de descendre sur les Champs-Élysées dans une orgie de casse et d’incendier une Mercedes immatriculée 75, on vit avec cette haine des symboles de l’aliénation et de la ségrégation d’autant mieux chevillée au corps qu’on n’a en face de soi ni Tsahal, ni les unités anti-émeutes de la Garde nationale américaine, mais la police française. Deux cent quarante mille hommes – dont 12 000 CRS – à qui l’on peut certes reprocher beaucoup de choses et bien des réflexes coupables, notamment sur le chapitre du racisme, sauf celui de tirer dans le tas. Si l’on exclut les deux jeunes du transformateur de Clichy et deux adultes tabassés à mort par des émeutiers – quatre drames, quatre effrois, quatre douleurs qui se rejoignent sans se confondre -, les violences de novembre n’ont fait aucune victime. Imaginons le même contexte à Casablanca, Alger, Tunis ou Dakar…
À la différence des États-Unis, où le modèle capitaliste reste intégrateur, où le chômage des minorités est bien moindre qu’en France, mais où le système pénal et répressif est plus dur, les jeunes des quartiers pauvres n’ont pour figures de référence ni les chefs de gang ni les leaders de bande, mais les imams et les caïds. Ces derniers ont-ils manipulé les émeutes de novembre ? Non, même s’ils en ont peut-être profité pour recruter. Dans ces ZUS où bien souvent le trafic et le vol ne sont pas un délit mais un job et où l’économie souterraine est le dernier filet de secours avant le chaos, les réseaux criminels sont par nature hostiles au désordre qui attire la police – laquelle pourrait être tentée de nettoyer en profondeur le business criminel. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les quartiers les plus durs et les plus criminalisés d’Île-de-France et du Rhône sont restés à l’écart des troubles, comme sanctuarisés par ceux qui les tiennent en dehors de tout État de droit. Quant aux imams, même les plus radicaux d’entre eux ont besoin, afin d’apparaître comme des interlocuteurs crédibles, de démontrer qu’ils peuvent ramener le calme – ce qu’ils ne sont manifestement pas parvenus à faire. Si l’émeute a failli trouver un terrain autre que les simples solidarités territoriales avec l’explosion d’une grenade lacrymogène devant l’entrée d’une salle de prière, elle n’a jamais pris de connotation religieuse. À l’évidence, cette révolte fut – et demeure, à l’état latent – purement spontanée, émanant de jeunes, en majorité primo-délinquants, qui cassent là où ils vivent, sans relais ni soutien politique. Aucun parti, aucune force ne les a d’ailleurs jamais représentés, s’ils sont pour la plupart français, ils ne sont pas pour autant considérés comme tels. Ils ne votent jamais. Ils ne sont pas des citoyens mais un problème policier et une curiosité sociologique.
En trente ans, ces quartiers neufs pour familles modestes construits dans les années 1960 et 1970 sont devenus peu à peu des quartiers de relégation, puis des zones de ségrégation et enfin de sécession. Non pas, comme on l’entend souvent, à cause du repli identitaire et exclusif de leurs habitants d’origine étrangère – en particulier africaine – mais à cause de la défection progressive des couches qualifiées à emplois stables, pour la plupart constituées de Français de souche, migrant vers des banlieues plus récentes, plus modernes et plus soft. Dès lors, ces quartiers sont devenus des sociétés d’apartheid sans modèles de réussites positifs, sans émulation, où la cohésion sociale se fait par le bas. De Bernard Tapie à Jean-Louis Borloo, de Mitterrand à Chirac, les « politiques de la ville » ont alterné le social et le répressif avec les mêmes oeillères idéologiques. Empilement des aides et des dispositifs locaux, émiettement des acteurs, incapacité à établir la confiance entre associations, institutions, police et habitants : le résultat, pour une société française qui se targue toujours de fonctionner selon les principes de l’universalité, est désastreux. Pis, tout se passe comme si chacun admettait que cette même société soit structurée désormais en fonction d’une hiérarchie communautaire qui ne dit pas son nom. Dans une France qui continue d’entretenir complaisamment des rapports plus qu’ambigus avec son passé colonial (comme le démontre l’adoption de la loi du 23 février 2005 portant sur « le rôle positif de la présence française outre-mer et notamment en Afrique du Nord »), la « racaille » des banlieues est un peu la version moderne de l’indigène des colonies. La « Marche des Beurs pour l’intégration » il y a vingt ans et la France black-blanc-beur de la Coupe du monde de 1998 sont aujourd’hui bien oubliées. Tous les mécanismes d’intégration sont arrivés à saturation. Ces jeunes n’ont ni rêves, ni mémoire, ni repères, ni horizons autres que la baston, ni message autre que celui d’extérioriser avec violence leur mal-être.
Face à une telle situation, la réponse de la classe politique et du pouvoir n’était certes pas simple à formuler. Elle ne devait être ni homéopathique ni chirurgicale, elle se devait d’être politique en combinant ordre et justice. Elle a été, avant tout, indigente, cacophonique et répressive. Passons sur l’opposition, en particulier la gauche. Empêtré dans son vaudeville préélectoral, amnésique sur ses erreurs passées et paralysé par un électorat de classes moyennes, de fonctionnaires et de syndiqués effrayés par ce Mai 68 sauvage et indéchiffrable, le Parti socialiste n’a rien produit d’audible et de cohérent sur ces nuits de braises. Mais, après tout, il n’est pas au pouvoir, et le pouvoir a fait bien étrange figure. Sans surprise, tout a commencé avec retard et dans le désordre. Jacques Chirac, qui n’a manifestement pas retenu grand-chose de l’hécatombe caniculaire et du fiasco de sa campagne européenne, a attendu cinq jours pour glisser quelques mots sur le sujet en Conseil des ministres et cinq de plus pour effectuer une courte et peu mémorable déclaration dans la cour de l’Élysée. Pendant ce temps, la rivalité entre Villepin et Sarkozy a joué à plein, chacun s’efforçant d’oeuvrer sur le terrain de l’autre avec, comme punching-ball et dans le rôle de la conscience morale sans moyens, le pauvre Azouz Begag, ministre de la Promotion de l’égalité des chances, homme de bonne volonté et – comme il le confie parfois – « Arabe qui cache la forêt ». Porté par des sondages favorables, poussé par des élus locaux obsédés par l’Intifada à leurs portes – il faut lire, pour comprendre, l’effarante contribution de Jacques Myard, un député-maire UMP du département des Yvelines, au Figaro : il y fustige la « guérilla urbaine » menée par des « Français malgré eux, issus de l’immigration arabo-africaine », mus par « une haine primaire de la France » et pour lesquels la seule solution est la mise en place de « bataillons disciplinaires » ! -, le couple terrible Matignon-Beauvau a fini par marcher de pair. L’état d’urgence instauré jadis par Edgar Faure en Algérie, repris par la France de Guy Mollet puis de Maurice Papon (il concernait alors, de manière sélective, les grands-parents des jeunes Beurs d’aujourd’hui) et réactivé vingt ans plus tard dans ce confetti d’empire colonial qu’est la Nouvelle-Calédonie, a été de nouveau décrété pour que puissent s’appliquer des couvre-feux à la carte. À quand la mise à l’ordre du jour de la loi de 1 849 sur l’état de siège ? Plus sérieusement et au-delà de cette mesure transitoire qui a – c’est le moins que l’on pouvait en attendre – ramené un semblant de calme dans les banlieues, c’est bien l’effet du bâton qui aujourd’hui tient lieu pour l’essentiel de réponse gouvernementale, reléguant au second plan les mesures de traitement social du mal énoncées le 8 novembre par le Premier ministre.
À cet égard, la performance de Nicolas Sarkozy tout au long de ces journées de fièvre ne manque pas d’étonner. Après avoir employé un langage ultraphysique et provocateur (« racailles » faisant suite à « nettoyer au Kärcher »), digne de la police militaire brésilienne dans les favelas ou de Poutine en Tchétchénie, le ministre de l’Intérieur a semblé retrouver son équilibre. Intelligent, il sait, lui dont le souci est de ne pas ressembler à Charles Pasqua, que le tout-sécuritaire abîme son image d’homme politique moderne et rassembleur, bref, de présidentiable. Mais ses dernières et inquiétantes déclarations sur la nécessité d’expulser de France tout étranger, y compris en situation régulière, condamné dans le cadre des émeutes – ce qui revient à réinstaurer la « double peine » à l’issue de jugements particulièrement expéditifs -, éclaire la vraie nature du futur candidat à l’Élysée. L’alternance de propos martiaux et de petites phrases « sociales » et paternalistes à l’égard de la jeunesse désespérée des quartiers ne traduit pas chez lui un mélange de dureté et d’empathie. Elle est l’expression même du double langage politicien – un art longtemps pratiqué avec maestria par un certain Jacques Chirac.
Il est beaucoup trop tôt pour mesurer l’onde de choc – notamment électorale – des émeutes de novembre. Mais une chose est sûre : pour éviter une catastrophe pire que la poussée de l’extrême droite en 2002, pour lutter contre la violence des quartiers sensibles en tant que traduction d’une triple injustice, sociale, économique et raciale, pour ramener vers l’école les milliers d’enfants qui l’ont désertée, pour doser avec discernement prévention, dissuasion et sanction, il faut du temps, de l’argent et du courage. Rien, hélas, n’y est moins propice que le climat politique actuel, où la fin d’un règne se conjugue avec une compétition acharnée pour succéder au monarque vieillissant.

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