Tunisie – Covid-19 : « Nous sommes dans une phase de transmission très rapide et préoccupante »
Le coronavirus continue de se propager sur tout le territoire tunisien avec une nouvelle vigueur. Le point avec Yves Souteyrand, représentant de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) à Tunis.
En Tunisie, la propagation du Covid-19 inquiète les professionnels du secteur de la santé. Si jusqu’au 27 juin seules 1100 contaminations avaient été recensées, le nombre de cas dépistés depuis le 3 mars est désormais de 19721. Quelques 270 décès ont par ailleurs été comptabilisés. Alors que la communication officielle fait l’objectif de critiques, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) appuie la gestion de cette crise dans le pays.
Son représentant sur place, le docteur Yves Souteyrand, collabore avec le gouvernement pour renforcer la formation du personnel et les moyens des établissements de santé. Mais la gestion de l’épidémie y est compliquée par les difficultés structurelles et le manque de respect des gestes barrières.
Jeune Afrique : Quel bilan tirez-vous de la gestion et de l’évolution de la courbe du virus en Tunisie ?
Yves Souteyrand : La Tunisie a très bien réussi sa première phase et connu plusieurs semaines sans apparition de nouveau cas grâce à la combinaison efficace de politiques de surveillance, de suivi, d’isolement puis de confinement généralisé, à un moment où seuls 75 cas étaient recensés.
Mais lors de l’ouverture des frontières le 27 juin, les voyageurs en provenance d’un grand nombre de pays n’avaient pas de contraintes pour entrer sur le territoire tunisien. Dès juillet, des cas principalement importés sont apparus, en majorité des pays du Golfe, de l’Europe et des pays frontaliers : Algérie et Libye.
Dès juillet, des cas principalement importés sont apparus, en majorité des pays du Golfe et de l’Europe
Initialement, les chaînes de transmission étaient assez bien identifiées. Les contaminations se faisaient à partir de réunions familiales, de mariages ou de clusters d’entreprises. À partir d’août, les cas de contamination locale ont pris le dessus. Fin septembre, nous avons atteint 1300 cas positifs identifiés sur une journée pour 5000 tests avec un taux de positivité considérable puisqu’il avoisine les 25 %.
Les chiffres disponibles peuvent être en-deçà de la réalité. Nous sommes dans une phase de transmission communautaire très rapide et préoccupante qui peut saturer le système de santé.
La polémique enfle autour du nombre de lits en réanimation et du manque de transparence concernant les places disponibles pour les patients qui devraient être hospitalisés. Avez-vous des précisions ?
Actuellement, 347 personnes sont hospitalisées dont 99 en réanimation et 41 intubées. Il existe un risque rapide de saturation du système de santé. Nous ne disposons néanmoins pas à l’OMS de chiffres exacts mais il est estimé que le nombre de lits disponibles en réanimation pourrait être doublé ou triplé. À condition que les ressources humaines à même de faire fonctionner ces services et machines soient disponibles car le nombre de cas augmente plus vite que prévu.
84 lits ont été ouverts à El Menzah (banlieue proche de Tunis) dont 4 en réanimation et d’autres avec oxygénation. Le futur hôpital de Sfax pourrait également être consacré aux patients Covid. Le ministère de la Santé a fait un travail important mais il fait face à une situation compliquée.
Comment expliquer l’accélération de la propagation du virus ?
En mars, la Tunisie a observé l’exposition de l’épidémie dans des pays proches comme l’Italie et la France, ce qui a créé un choc. La réponse a été très forte. Or, le fait que le pays a bien réussi la première phase semble avoir considérablement diminué les inquiétudes de la population.
L’impact économique de la fermeture des frontières a été majeur. Leur réouverture a entrainé une baisse de vigilance, voire un certain scepticisme des Tunisiens par rapport à la gravité potentielle de l’épidémie.
Les mesures barrières n’ont pas été respectées. On semble loin d’une prise de conscience du niveau réel de l’épidémie
Les mesures barrières n’ont pas été respectées. On semble loin d’une prise de conscience du niveau réel de l’épidémie. Or, ce virus est dangereux, il crée des pathologies différentes à différents âges et peut laisser des séquelles très importantes, même sur des populations jeunes.
Les campagnes de prévention classiques ont repris mais nous pourrions nous appuyer davantage sur les leaders d’opinion pour communiquer. Les autorités ont beaucoup travaillé à l’élaboration de protocoles sanitaires pour les entreprises, les écoles, les transports, mais la grosse difficulté est de les faire appliquer. Il existe encore beaucoup trop de possibilités de ne pas respecter la distanciation physique et le port du masque.
Mais l’achat de masques représente un coût considérable pour des citoyens qui souffrent de la crise économique et se retrouvent de plus en plus confrontés à des problématiques de survie…
C’est vrai que les masques coûtent cher, tout comme les thermomètres distribués par exemple dans les établissements scolaires. Nous travaillons avec d’autres agences onusiennes comme l’Unicef ou le Programme alimentaire mondial, dans le cadre de cette épidémie, à un appui des populations les plus vulnérables grâce à des transferts d’argent censés pouvoir contribuer aux dépenses de protection.
Les changements de gouvernements ont-ils perturbé la continuité de la réaction à ce virus ?
Depuis le début de l’épidémie, quatre ministres de la Santé se sont succédé, ce qui implique la mise en place de nouvelles équipes au moment où la contamination devient importante. Mais le pays s’est doté d’instances telles que le Conseil scientifique, qui ont pu assurer une continuité.
La Tunisie dispose également de pôles d’expertise importants, dont l’Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes, ainsi que les autres directions générales du ministère de la Santé.
Des réponses aux disparités régionales face à l’accès aux soins sont-elles envisagées ?
Le Covid ne fait qu’exprimer des inégalités déjà connues. Des efforts pour que des laboratoires publics de dépistage soient autorisés dans des villes de l’intérieur du pays ont été faits. Un travail important a, en outre, été réalisé dans le cadre du dialogue sociétal de santé afin de renforcer le premier niveau de soins permettant à chaque citoyen d’accéder à des services au plus près de son domicile. Les réformes se feront à l’horizon 2030.
Quelles sont les actions concrètes de l’OMS en Tunisie depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19 ?
Nous avons dépensé 6 millions de dollars dans ce cadre et une augmentation de ce budget est en perspective. Jusqu’au 27 juin, nous avons appuyé la prise en charge des patients placés à l’isolement dans des hôtels à Monastir, ce qui a été relativement efficace pour éviter la diffusion du virus.
Nous nous sommes également concentrés sur l’achat d’équipements comme les kits PCR et le matériel de protection ; le renforcement de capacité de l’utilisation de ces équipements de protection et la formation ; mais aussi la mise à niveau de structures hospitalières avec des zones de triage pour éviter les contaminations comme au Kef et à Gafsa. Nous appuyons l’équipement de huit lits à pression négative de l’hôpital Farhat Hached à Sousse, à même de prendre en charge les cas Covid les plus graves.
Nous avons, enfin, contribué à la mise en œuvre d’une circulaire signée par le ministère de la Santé pour assurer la continuité des services essentiels et la prise en charge de patients pour la vaccination, les soins reproductifs ou autres pathologies chroniques. C’est actuellement un défi majeur.
Quelles sont les perspectives d’évolution du virus en Tunisie ?
Des projections ont été réalisées au niveau national ainsi que par différentes structures. Si rien ne change, le système de santé pourrait être saturé très rapidement.
Si des mesures fortes ne sont pas prises en matière de prévention, le système de santé pourrait être saturé dans les prochaines semaines
Selon the Institute for Health Metrics and Evaluation, financé par la fondation Gates, si des mesures fortes ne sont pas prises en matière de prévention et d’adoption des gestes barrière, une saturation est envisageable dans les prochaines semaines. Mais si le lavage des mains, le port du masque et les distances sont respectées par l’ensemble de la population, on peut casser la courbe de l’épidémie et épargner le système de santé.
Peut-on évaluer les perspectives maghrébines, alors que les contaminations vont crescendo également au Maroc ?
Au Maroc, l’épidémie est plus importante rapportée à la population, tout comme le volume de dépistage. On atteint les 130 000 cas. En Libye, 35 000 cas ont été décomptés ce qui représente également une augmentation considérable pour une population moindre.
Cette zone du monde est à surveiller de près. D’autant plus qu’à l’approche de l’hiver, les gens fréquentent davantage de lieux clos et que ce virus aime bien le froid. La situation est très proche de celle de l’Europe mais avec des systèmes de santé plus fragiles.
Quant à l’Algérie, plus de 50 000 cas ont été détectés et le taux de décès est plus important que dans les autres pays de la région mais je n’ai pas d’informations sur la politique de dépistage et ce pays fait partie pour nous de la zone Afrique. Tandis que la Tunisie s’inscrit dans la zone Méditerranée orientale (EMRO), qui s’étend du Maroc au Pakistan (hors Algérie) en passant par les pays du Golfe.
On connaît des remontées fortes de l’épidémie dans des États au niveau de développement proche de celui de la Tunisie comme le Liban ou la Jordanie. Dans le Golfe, la politique de dépistage est proactive et le nombre de cas est très important.
Le professeur français Didier Raoult affirme qu’une mutation du virus en France proviendrait du Maghreb. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai pas d’avis sur cette affirmation. On sait que le virus circule et passe d’un pays à l’autre dès qu’on lui en donne l’opportunité. Il est certain que le virus a circulé d’une rive à l’autre de la Méditerranée, et ce dans les deux sens.
Concernant les mutations, un groupe d’experts les étudie au sein de l’OMS mais les données scientifiques ne permettent pas de conclure de manière formelle à une mutation vers un virus plus ou moins transmissible ou plus ou moins sévère qu’auparavant. C’est tout ce qu’on peut en dire à ce stade.
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