« Nickel Boys » de Colson Whitehead, une histoire de racisme et d’impunité

Récompensé par le prix Pulitzer, le nouveau roman de Colson Whitehead, « Nickel Boys », s’inspire de l’histoire vraie de garçons maltraités et abusés dans une maison de redressement en Floride.

Le romancier américain Colson Whitehead a remporté le prix Pulitzer pour « Nickel Boys ». © Philippe Matsas/Opale/Leemage

Le romancier américain Colson Whitehead a remporté le prix Pulitzer pour « Nickel Boys ». © Philippe Matsas/Opale/Leemage

Publié le 9 octobre 2020 Lecture : 4 minutes.

Qu’est-il vraiment arrivé aux garçons de la Dozier School for Boys, en Floride ? Au terme d’une enquête, lancée peu après la fermeture définitive en 2011 de cette maison de redressement centenaire, une équipe d’anthropologues de l’université de Floride du Sud a découvert les restes de 55 enfants enterrés sur le site. Pourtant, le cimetière de l’établissement ne contient que 31 croix – elles-mêmes anonymes, vaguement attribuées à un incendie en 1914 ou à une épidémie de grippe.

Recueillis par des associations et des journalistes, les témoignages des anciens pensionnaires laissent imaginer le pire. Mauvais traitements, torture, viols… Les pires sévices ont été endurés par plusieurs générations de garçons.

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Plume brute et sensible

S’il n’a jamais trouvé la force de se rendre sur le lieu des crimes, Colson Whitehead s’est imprégné de ces récits pour écrire Nickel Boys. Alors que la grande majorité des anciens élèves qui témoignent aujourd’hui sont blancs, l’écrivain africain-américain prête sa plume à la fois brute et sensible à leurs camarades noirs, « éduqués » à l’écart des autres jusqu’à la fin des années 1960, comme le dictait les lois Jim Crow.

En véritable « conteur de l’Amérique » – un titre décerné par le Time Magazine, dont il a fait la couverture en juin 2019 –, Colson Whitehead raconte la ségrégation dans cette école disciplinaire, rebaptisée Nickel Academy pour la fiction : « Ils l’avaient appris très jeunes, à l’école, dans les rues et sur les routes de leurs villes poussiéreuses. Nickel le leur avait bien fait entrer dans le crâne : vous êtes des Noirs dans un monde de Blancs. »

Adolescent brillant bercé par les discours de Martin Luther King, Elwood est victime d’une mauvaise rencontre et d’un policier raciste, qui le mène tout droit dans l’enfer de Nickel. Porte-parole de l’« infinie fraternité des garçons brisés », il raconte les journées de travail forcé à la briqueterie, à la ferme, à l’imprimerie ou chez les notables de la ville, à débarrasser les sous-sols de vieux exemplaires de journaux du Ku Klux Klan. Et « les nuits où les seuls bruits étaient ceux des pleurs et des insectes, où on pouvait s’entasser avec soixante garçons sans jamais oublier qu’on était seul au monde ».

L’été où les gens s’en tiraient en toute impunité »

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Sentiment de révolte

Malgré plusieurs inspections, les abus ont perduré pendant des décennies, avec la complicité des autorités de Floride. C’est ce qui frappe Colson Whitehead lorsqu’il entend pour la première fois parler de l’histoire de ces garçons. Le sentiment de révolte est d’autant plus vif pour l’auteur que nous sommes alors en plein été 2014, « l’été où les gens s’en tiraient en toute impunité », selon ses propres mots.

Le 17 juillet 2014, six ans avant George Floyd, Éric Garner, un père de famille noir de 44 ans, meurt étouffé sous le poids d’un policier de Staten Island, à New York. Le 9 août, six ans avant Jacob Blake, Michael Brown, 18 ans, est abattu par un policier de Ferguson, dans le Missouri, alors qu’il était désarmé.

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Si le mouvement Black Lives Matter lui a redonné espoir, Colson Whitehead se confiait au Time, en juin 2019, sur la peur dont aucun Noir ne peut réellement s’affranchir. Même un cinquantenaire issu d’une famille aisée comme lui, qui a grandi à Manhattan et passé ses étés dans le quartier huppé des Hamptons. Même une plume de son acabit, récompensée par deux prix Pulitzer – il est le quatrième auteur, et le seul noir, à avoir réussi cet exploit. Même une star de la littérature telle que lui, encensée par l’ancien président Barack Obama et comparée à Toni Morrison.

Nombre de critiques et de lecteurs ont établi des parallèles entre son premier Pulitzer, Underground Railroad, et celui de l’immense auteur africaine-américaine, Beloved. Entre l’histoire de Sethe, une ancienne esclave hantée par le fantôme de sa fille et celle de la jeune Cora, 16 ans, sur les routes clandestines qui permettaient de passer du Sud esclavagiste au Nord abolitionniste.

Ironie du sort, dix ans auparavant, Colson Whitehead s’était interdit de répondre à une invitation de Toni Morrison. À la faveur d’une rencontre sur le campus de Princeton, elle lui avait proposé de boire un café, il n’avait pas donné suite, s’estimant indigne d’un tel honneur.

« Nickel Boys », de Colson Whitehead, a été traduit en français par Charles Recoursé. Il est paru aux éditions Albin Michel et coûte 19,90 euros pour 272 pages. © Editions Albin Michel

« Nickel Boys », de Colson Whitehead, a été traduit en français par Charles Recoursé. Il est paru aux éditions Albin Michel et coûte 19,90 euros pour 272 pages. © Editions Albin Michel

« Underground railroad » en mini-série

La Prix Nobel de littérature avait-elle pressenti l’irrésistible ascension qui attendait ce New-Yorkais ? Barry Jenkins, lui, a très tôt perçu son talent. Bien avant le triomphe aux oscars de son film Moonlight, couronné de trois statuettes en 2017, le réalisateur avait rêvé de transposer sur grand écran The Intuitionist, le premier roman de Whitehead, publié en 1999. C’est finalement à l’adaptation d’Underground Railroad en mini-série que le cinéaste s’est attelé. Le tournage des 11 épisodes, lancé en août 2019, s’est achevé le 22 septembre, après plusieurs mois d’interruption à cause du coronavirus.

Colson Whitehead a lui su mettre à profit le confinement pour achever Harlem Shuffle, un polar qui sortira aux États-Unis en 2021. Cet esprit prolixe a-t-il été moins déstabilisé que le commun des mortels par le Covid-19, dix ans après avoir imaginé son pays dévasté par une pandémie dans Zone One ? Une fiction apocalyptique, inspirée par les romans d’horreur de Stephen King… mais sans Donald Trump.

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