« La partition de la Côte d’Ivoire n’est pas impossible »

Pour l’universitaire Christian Bouquet, la crise ivoirienne montre que l’Afrique n’est pas prête à absorber le modèle démocratique occidental.

Publié le 15 novembre 2005 Lecture : 7 minutes.

Professeur de géographie politique et du développement à l’université Michel-de-Montaigne (Bordeaux-III), Christian Bouquet est l’auteur de Géopolitique de la Côte d’Ivoire. Un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent, de près ou de loin, à la crise que traverse depuis six ans le pays d’Houphouët. Pour nourrir son propos, cet universitaire a pu mettre à profit son expérience de terrain, puisqu’il a travaillé comme attaché culturel à l’ambassade de France à Abidjan. C’est d’ailleurs à ce poste qu’il assiste, le 23 décembre 1999, au coup d’État qui porte le général Robert Gueï au pouvoir, remplacé l’année suivante par Laurent Gbagbo. En spectateur avisé, il dissèque avec précision la genèse de la crise qui déchire la nation ivoirienne. Résultat : un ouvrage écrit avec pédagogie et fluidité, même s’il soulève peut-être plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Car, au-delà des analyses historiques, politiques et sociales, c’est bien l’avenir de « l’Éléphant d’Afrique » qui suscite aujourd’hui le plus d’interrogations. C’est pourquoi nous avons voulu prolonger avec Christian Bouquet sa réflexion.

Jeune Afrique/l’Intelligent : La date butoir du 30 octobre n’a pas suscité les affrontements annoncés par certains. Laurent Gbagbo serait-il devenu indéboulonnable ?
Christian Bouquet : Non, mais il ne pouvait rien se passer le 30 octobre. La Côte d’Ivoire n’est pas un pays où l’expression démocratique est libre. La dernière fois que l’opposition a voulu descendre dans la rue, en mars 2004, il y a eu plus de 120 morts. Cette fois encore, les forces de l’ordre ont utilisé des balles réelles pour disperser les quelques fauteurs de troubles. Il n’y a donc aucune leçon de légitimité à tirer de cette journée. En revanche, si la communauté internationale laisse une fois de plus contourner la résolution 1633 de l’ONU sur l’après-30 octobre, le pays continuera de s’éloigner un peu plus de la sortie de crise.
J.A.I. : Pourquoi dites-vous que le 19 septembre 2002 était prévisible ?
C.B. : La partition de la Côte d’Ivoire a concrétisé ce qui avait été cartographié deux ans plus tôt par le journal Le Patriote, au moment des législatives de décembre 2000. Toute la partie nord du pays avait alors menacé de faire sécession. On a refusé de reconnaître à Ouattara la nationalité ivoirienne, et la réaction de la population du Nord a été immédiate : elle a estimé qu’elle n’était pas ivoirienne non plus. Lors du scrutin départemental de juillet 2002, on a renouvelé les cartes d’électeurs ; et l’on a vu que certains Ivoiriens n’étaient plus reconnus comme tels, puisqu’il manquait plus d’un million de cartes.
J.A.I. : Lorsque l’on évoque les origines de la crise, on accuse souvent Félix Houphouët-Boigny de n’avoir pas préparé sa succession. Vous dites que c’est autant la faute d’une transition « mal préparée » que celle de successeurs qui se sont « mal assumés ». Quelles ont été leurs erreurs ?
C.B. : Elles sont nombreuses. Mais une chose fondamentale a manqué : la Côte d’Ivoire a cru pouvoir faire l’économie de sa conférence nationale, comme il y en a eu dans la majorité des pays d’Afrique francophone dans les années 1990. La Côte d’Ivoire, dirigée alors par Houphouët, n’a pas voulu en passer par là. C’était une erreur. Ces conclaves ont pris une dimension psychodramatique, ce fut une sorte de catharsis pour passer d’une époque à une autre. Le pays en avait besoin.
Ensuite, les successeurs d’Houphouët n’ont pas su jouer le jeu de la démocratie qu’on leur imposait. La démocratie à l’occidentale est peut-être une bonne chose, mais, pour la transférer en l’état dans l’Afrique des années 1990, il fallait prendre plus de précautions. Et cela demandait de la part des hommes chargés de gérer cette évolution de grandes qualités, que bien souvent ils n’avaient pas.
J.A.I. : À propos des accords de Marcoussis, vous accusez la France d’attitude néocolonialiste et d’ingérence. Ces accords sont-ils mauvais pour autant ?
C.B. : Non. Ils sont probablement un modèle du genre, car ils faisaient des propositions pour régler tous les problèmes qui se posaient à la Côte d’Ivoire à ce moment-là. Rien n’a été oublié. Sur le fond, c’est un excellent texte. Sur la forme, c’est une ingérence inacceptable. Gbagbo a joué là-dessus et Thabo Mbeki aussi. Évidemment, si leur signature a eu lieu en France, c’est parce que toutes les autres solutions avaient été épuisées. Et notamment toutes les solutions africaines. Aucun des pairs de Gbagbo n’était en mesure de réunir ce conclave.
J.A.I. : La situation en Côte d’Ivoire signifie-t-elle la fin de l’influence française en Afrique ?
C.B. : Oui, et elle résulte d’une énorme maladresse. Si les accords de Marcoussis sont très bons, ce qui s’est passé à Kléber a été beaucoup plus contestable. La France s’est mis en tête de composer le gouvernement ivoirien. Il était extrêmement maladroit d’imposer à Gbagbo, qui avait déjà atteint le dernier degré de l’humiliation, des ministres rebelles à des postes clés du gouvernement. Ce qui était déjà dur à avaler est devenu indigeste. Par ce geste néocolonialiste, la France a réveillé en Côte d’Ivoire un sentiment qui semblait jusqu’alors anesthésié.
J.A.I. : Thabo Mbeki a-t-il échoué dans sa médiation ?
C.B. : Il est difficile de dire qu’il a échoué, parce que l’on attendait beaucoup de lui. Il a tout de même été le seul à obtenir l’éligibilité de Ouattara. Il faut le mettre à son crédit. Ensuite, qu’il ait penché très nettement pour le camp de Gbagbo me semble évident. Maintenant, le problème est de savoir quel médiateur africain peut faire mieux que lui.
J.A.I. : Les sanctions sont-elles une solution ?
C.B. : Bien sûr. Notamment pour le blocage des comptes bancaires de ceux qui entretiennent la crise. Cela permettrait de neutraliser le financement des milices. Ensuite, l’embargo sur les armes n’a pas été respecté. En renforçant les contrôles, on éviterait que la situation ne s’embrase. Enfin, on ne peut pas rester trois ans sans sanctionner. Sinon, on encourage l’impunité.
J.A.I. : Pourquoi estimez-vous que Gbagbo ne peut remporter la présidentielle ?
C.B. : Il s’est écoulé trois ans entre le dernier scrutin, les élections départementales, et maintenant. Évidemment, la situation a changé. Est-ce que, pour autant, les lignes de force politiques ont bougé ? Si la situation est restée figée, Gbagbo sera certainement battu. Si elle a évolué, comme ses partisans semblent le soutenir, il reste à démontrer pourquoi. Est-ce que son bilan permet au chef de l’État d’attirer les centaines de milliers de nouveaux électeurs qu’il lui faut pour être élu ? Je n’en suis pas sûr. Reste à savoir s’il a été fédérateur. La réponse est non. Enfin, a-t-il su ramener à lui des électeurs séduits par son programme nationaliste ? Peut-être, mais certainement pas les centaines de milliers d’électeurs dont il a mathématiquement besoin.
J.A.I. : Peut-on aboutir à une partition de la Côte d’Ivoire ?
C.B. : C’est une hypothèse forte en ce moment. Elle pourrait se concrétiser assez rapidement d’une façon presque légale. Gbagbo peut, s’il le veut, organiser des élections demain ou dans six mois, uniquement dans le Sud. Il peut aussi modifier les listes électorales pour être élu. D’autant que la communauté internationale se montre un peu fatiguée par le dossier ivoirien, et la population ivoirienne est encore plus lasse. Ce qui permettrait l’avènement d’une Côte d’Ivoire du Sud, que l’on appelait la Basse-Côte à l’époque coloniale, avec un président élu – dans des conditions calamiteuses certes, mais élu quand même. Avec les richesses du Sud nécessaires à son fonctionnement. Resterait à résoudre le problème du Nord. Que ferait le Burkina dans ce cas ? Que ferait la communauté internationale ?
J.A.I. : Vous estimez qu’il manque un élément d’explication aux Occidentaux pour comprendre la Côte d’Ivoire. Adhérez-vous à la conception de Gbagbo sur le décalage culturel ?
C.B. : Oui, j’y adhère sur la forme, ne serait-ce que parce que cela fait des décennies qu’il y a des choses qu’on ne comprend pas. Dire cela, c’est faire du culturalisme, qui est actuellement l’objet d’un tabou. Il sera levé un jour, mais il ne l’est pas encore. On ne pouvait imposer aux cultures africaines la logique arithmétique de nos démocraties, dans la mesure où les populations ont vécu sous un mode de gouvernance particulier, qui ne faisait pas de décompte et recherchait l’unanimité. Lorsqu’on introduit le paramètre du nombre et de la majorité, il y a forcément blocage. Il y a des principes qu’on a cru universels mais qui ne le sont pas encore. Si on ne prend pas cela en compte, on ne comprendra jamais rien.
J.A.I. : Faut-il étendre à tous les pays africains l’analyse du « modèle démocratique occidental inapplicable » que vous inspire le cas de la Côte d’Ivoire ?
C.B. : Les transferts de modèle ne doivent pas être faits sans précaution. Il faut se reposer la question de l’universalité des valeurs. L’Afrique n’est pas prête non pas à la démocratie, mais au modèle démocratique occidental.
J.A.I. : Pour revenir à la Côte d’Ivoire, quelle solution voyez-vous ?
C.B. : Il faut prendre le temps de réaliser le chantier de l’identification des Ivoiriens. Alors la plupart des problèmes se régleront. Aujourd’hui, « l’étranger » n’est plus seulement le Dioula du RDR, mais aussi potentiellement le Baoulé du PDCI. Tant que Bédié était allié de Gbagbo, gagner des élections dans le Sud n’était pas compliqué. Maintenant que Bédié est un adversaire potentiel pour Gbagbo, même les électeurs du PDCI pourront être écartés des listes électorales. Il ne suffira plus de mettre sur la touche les Konaté et les Coulibaly, mais aussi les Konan ou les Kouassi. D’où l’intérêt de procéder rapidement à l’identification.
J.A.I. : Avant le désarmement ?
C.B. : Guillaume Soro l’a dit : « Les combattants sont prêts à échanger leurs kalachnikovs contre une carte d’identité ivoirienne. » Il faut le prendre au mot.

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