En attendant le SMSI

Derniers préparatifs du Sommet mondial sur la société de l’information et anniversaire du« Changement » du 7 novembre 1987 : effervescence pour les uns, vacances inespérées pour les autres.

Publié le 15 novembre 2005 Lecture : 8 minutes.

Tunis, début novembre. L’été joue les prolongations. Le temps est splendide, la température dépasse allègrement 25 °C. Sur la place du 7-Novembre, les embouteillages s’enroulent autour de la gigantesque horloge qui trône en son centre. Des dizaines de taxis jaunes tentent de se frayer un passage au milieu d’un flot ininterrompu de véhicules de toutes sortes : camions, bus, petits modèles automobiles flambant neufs, grosses berlines allemandes et vieux tacots éreintés par les longues années de service…
Jour et nuit, la capitale grouille d’une intense activité. Sur l’avenue Habib-Bourguiba, les terrasses ne désemplissent pas. Entre amis, en famille ou en couple, hommes, femmes, jeunes, vieux sirotent un thé ou un café, devisent des heures durant. Quelques touristes s’attablent autour d’une bière et profitent des derniers rayons de soleil de l’année, avant de retrouver l’hiver chez eux, en Europe.
À la tombée de la nuit, les lumières prennent le relais. L’avenue, bordée de ficus chargés de guirlandes et de fanions aux couleurs de la Tunisie, brille de mille feux. Une équipe de techniciens français s’est employée, du 14 au 28 octobre, en plein ramadan, à la décorer. Ce projet, intitulé « Lumière d’ombre », a été conçu par le designer Yann Kersalé. Mobilier urbain aux tons bleus, verts, turquoise, réverbères « art déco » projetant une douce lumière rouge, terre-plein central planté d’arbres et où, installés sur des bancs, les couples papotent à l’abri des regards indiscrets, main dans la main : les Tunisois apprécient. On a l’impression d’être en plein nouvel an, une quinzaine de degrés en plus.
La rue de Marseille, une voie piétonne, est prise d’assaut par les badauds. Les boutiques sont ouvertes, même dans la soirée. Des filles parcourent les vitrines d’un regard amusé et essaient de dénicher la bonne affaire. Les garçons aussi, souvent de leur côté… Nul doute que le coin, envahi par des dizaines de fashion victims, est à la pointe de la mode. Faux tee-shirts Dolce & Gabbana près du corps et jeans délavés pour les hommes, pantalons taille basse, lunettes de soleil dans les cheveux et bottes jusqu’aux genoux pour les filles. On se croirait presque sur les Champs-Élysées, à Paris…
La ville, pendant ce temps, se prépare à accueillir le Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI, 16-18 novembre). Partout, les panneaux de signalisation ont jailli, indiquant les itinéraires à suivre pour se rendre au Palais des expositions du Kram, à 15 kilomètres au nord-est de Tunis, où se tiendra la rencontre. Le bâtiment lui-même a subi un profond lifting, et les routes qui y mènent ont été soigneusement balisées. Les zones environnantes ont été nettoyées et fleuries. À moins d’une semaine de l’événement, tout n’est pas encore fin prêt. Ici et là, des ouvriers sont en train de planter des milliers de fleurs ou des palmiers de 4 mètres de haut, de daller un terre-plein.
Nombre d’artères de la capitale sont ornées de drapeaux géants tunisiens, de banderoles consacrées au SMSI et de portraits du chef de l’État, Zine el-Abidine Ben Ali, en costume blanc. Des mesures de sécurité exceptionnelles ont été prises. Les policiers, déjà fort nombreux en temps normal, sont omniprésents. La plupart sont postés de façon relativement discrète, par groupe de trois ou quatre, pas plus. D’autres s’occupent de la circulation. Et c’est au rythme incessant de leurs sifflets que la ville s’éveille, vit et s’endort.
Malgré la fièvre qui s’est emparée de Tunis, on a l’impression d’être en vacances. Et pour cause : entre l’Aïd el-Fitr (le 4 novembre), venu clore un mois de ramadan où l’on a peu travaillé, le week-end, le 7 novembre marquant l’accession de Ben Ali au pouvoir et les congés accordés pendant la période du SMSI pour officiellement désengorger la ville et permettre aux Tunisois de suivre le Sommet, c’est un peu la dolce vita, les vacances d’été qui se prolongent jusqu’à la mi-novembre.
Et si les responsables politiques, les hommes d’affaires ou les médias ont érigé le Sommet organisé par l’ONU au rang d’événement mondial de la plus haute importance, il n’en va pas de même pour le Tunisien lambda. Pour la plupart des premiers cités, l’exposition médiatique dont profitera le pays à cette occasion est la juste récompense que la Tunisie recueille pour son parcours de petit dragon africain, souvent cité en exemple de développement. La Tunisie « officielle » sera, quelques jours durant, sous les feux de la rampe, et ce n’est pas si courant. Mais, pour le Tunisien de la rue, qui ne comprend pas forcément grand-chose aux technologies de l’information, c’est surtout l’occasion de se reposer, de se retrouver en famille et de profiter des travaux engagés par l’État pour embellir Tunis.
Si tous les Tunisois ont conscience qu’un grand événement va avoir lieu chez eux et s’ils en retirent une certaine fierté, rares sont ceux capables d’en définir l’idée, les enjeux ou l’objet… Sommet international pour les uns, congés pour les autres : tout le monde est content ! Sauf les chefs d’entreprise et les investisseurs, locaux comme étrangers. « Déjà, avec le mois de ramadan, tout tourne au ralenti, explique Nabil, jeune patron d’une petite entreprise de multimédia. Les employés sont fatigués, souvent irascibles. Certains prétendent être souffrants. On les retrouve en train de faire leurs courses au marché… Puis vient l’Aïd, le 7 novembre et le SMSI. En gros, depuis le début de l’été, on ne fait pas grand-chose en Tunisie et on attend impatiemment la fin du mois de novembre pour se remettre au travail. » Même son de cloche chez un investisseur français débarqué en juin dernier. Lui aussi commence à désespérer d’un retour à la normale…
Entre l’Aïd et le SMSI, une autre date d’importance en Tunisie : le 7 novembre. Cette année, on a célébré le dix-huitième anniversaire du « Changement ». Le président Zine el-Abidine Ben Ali s’est livré au traditionnel discours tenu au Palais de Carthage, devant plusieurs centaines d’invités : membres du gouvernement, du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, parti au pouvoir), hauts cadres de l’État, députés, conseillers, secrétaires généraux des partis politiques, hommes et femmes du monde des arts et des médias, tous triés sur le volet.
Quelques minutes avant 11 heures du matin, tout ce beau monde se presse à l’entrée de la grande salle de réception où le chef de l’État doit prononcer son allocution. Les uns et les autres se saluent, s’embrassent. Les portes s’ouvrent, c’est la ruée, la chasse à la meilleure place. Ben Ali fait son entrée, tonnerre d’applaudissements, flashes qui crépitent. Si ce n’était l’âge moyen de la salle, on se croirait au concert d’une pop-star… Pendant une heure, après les traditionnelles remises de distinctions (l’ordre du 7-Novembre) à une trentaine d’heureux élus, l’audience assiste à un véritable programme de gouvernement : emploi, commerce intérieur, agriculture, tourisme, fiscalité, développement régional, équipement, infrastructures, social… Un programme précis, argumenté, qui recoupe en (très) grande partie celui de l’année précédente. L’exercice pourrait étonner l’observateur non avisé, car le chef de l’État entre dans les plus petits détails de la politique qu’il entend mener, comme un chef de gouvernement, chiffres à l’appui. Il en a l’habitude : l’homme travaille, maîtrise ses dossiers sur le bout des doigts, n’a pas coutume de déléguer cette responsabilité et tient à le montrer.
Pour l’anecdote, Zine el-Abidine Ben Ali a été surpris par la réaction à l’une de ses annonces. En plein milieu de son allocution, la salle applaudit à tout rompre, beaucoup plus fort que d’habitude. Interloqué, Ben Ali lève les yeux sur l’assistance puis esquisse un sourire. Ce qui a provoqué ce vent d’allégresse ? Non pas l’annonce de la suppression prochaine de la procédure du dépôt légal pour la presse, mais celle de la révision de la législation relative… aux chèques sans provision avec, en ligne de mire, l’annulation de toute sanction pénale pour les fautifs à condition qu’ils s’acquittent de leur dette. Ce délit constitue un véritable problème en Tunisie. Ses auteurs se retrouvent souvent en prison avec de lourdes peines, les destinataires des chèques ne revoient jamais leur argent. Les uns et les autres pâtissent de la loi actuelle. Une chose est sûre : tout le monde s’est félicité de son annulation.
C’est donc un président fidèle à lui-même que les Tunisiens auront pu voir sur leurs écrans de télévision. Un président qui en a profité pour couper court aux rumeurs insistantes et parfois alarmantes sur son état de santé. On le disait affaibli, malade. Toutes les hypothèses, parfois les plus farfelues, avaient été passées en revue. Il est apparu en pleine forme, dynamique, tantôt souriant, tantôt grave et sérieux. Bref, comme un capitaine qui tient bon la barre.
Après qu’il eut gracié une trentaine de détenus islamistes à l’occasion de l’Aïd el-Fitr, certains s’attendaient à ce qu’il parle de la grève de la faim entamée le 18 octobre par huit personnalités politiques et de la société civile. Il y avait fait allusion, le 22 octobre, lors d’un discours, parlant, sans les citer, « d’une petite minorité hostile » qui , à l’occasion du SMSI, « tente de porter préjudice à notre pays et à son image dans le monde ». Ce problème, car c’en est un, n’a pas été abordé par le président.
La grève de la faim a démarré un mois avant la tenue du Sommet, dont l’un des thèmes est la liberté d’expression. Au centre de l’« événement », cinq avocats (Nejib Chebbi, Abderraouf Ayadi, Mohamed Nouri, Ayachi Hamani, Samir Dilou), un journaliste (Lotfi Hajji), un magistrat (Mokhtar Yahiaoui) et un universitaire (Hamma Hamami). « Notre objectif, explique Chebbi, secrétaire général du Parti démocratique progressiste [PDP, autorisé], c’est d’obtenir le Smic de la liberté : la liberté d’association et d’expression, la liberté de la presse et l’amnistie générale des prisonniers politiques et des exilés. » Réponse des autorités : ces libertés existent en Tunisie, et il n’y a pas de prisonniers politiques, seulement des détenus de droit commun.
Un véritable dialogue de sourds… qui pourrait faire débat à l’occasion du SMSI. Des dizaines de chefs d’État, des centaines de délégués, de représentants de la société civile et des médias internationaux seront à Tunis. Le SMSI sera une tribune en or pour les activistes tunisiens, soutenus, outre par les ONG dont c’est l’activité logique, par le syndicat des journalistes, celui des professeurs, l’ordre des avocats, des comités créés un peu partout dans et à l’extérieur du pays. Les grévistes affirment ne pas avoir été contactés par les autorités, ni même par des intermédiaires. Et personne ne sait réellement ce que comptent faire ces mêmes autorités pendant et après le Sommet. Une chose semble certaine : il devrait y avoir du « sport », si rien n’est fait d’ici là, dans les coulisses du SMSI. Ce sommet tant attendu est une véritable vitrine pour la Tunisie. Avec ses avantages et ses inconvénients…

(Voir aussi « Le Plus de l’Intelligent » sur le Sommet mondial sur la société de l’information, pp. 57-76.)

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