Shirin Ebadi lève le voile

Remontant le fil de son histoire personnelle, l’avocate iranienne, Prix Nobel de la paix 2003, relate les événements qui ont marqué la vie de son pays depuis cinquante ans et l’ont décidée à défendre la cause des opprimés.

Publié le 22 août 2007 Lecture : 13 minutes.

Shirin Ebadi son prénom signifie « la douce », « la sucrée », en persan déborde d’une énergie, d’une force de caractère peu communes. Connue dans le monde entier pour son combat en faveur des droits de l’homme en Iran, l’avocate de 60 ans raconte dans Iranienne et libre (sorti en avril 2006 à La Découverte et réédité en poche au début de 2007) comment, au fil du temps, elle a pris conscience de sa chance d’être une femme sans entraves dans un pays où la tradition aurait dû la ligoter ; d’être une musulmane respectueuse de sa religion sans pour autant être inféodée aux diktats des mollahs conservateurs. Une femme qui ne cache pas ses faiblesses, comme cette peur irrépressible qui ne l’a plus quittée depuis qu’un jour de l’automne 2000, alors qu’elle compulsait au palais de justice de Téhéran des dossiers nécessaires à la défense d’un client, elle est tombée sur ces lignes : « La prochaine personne à éliminer s’appelle Shirin Ebadi. »
Cette certitude de la mort possible à tout instant, pour un mot de trop, ne la fait pas reculer dans ses plaidoiries. Elle affirme : « Le prix à payer pour la métamorphose pacifique de l’Iran est ce que j’ai toujours su, mais que je ressens plus vivement ces derniers temps le sacrifice suprême, celui de la vie. [] Des gens comme moi ou les dissidents que je représente périront en chemin. Nous ne le savons que trop bien puisque d’innombrables collègues et connaissances ont été tués au cours de ces longues années. »
Depuis qu’elle a reçu en 2003 le prix Nobel de la paix, les menaces de mort arrivent de plus en plus nombreuses par la poste et par courriels. Le gouvernement iranien, qui la tient à distance et n’a pas hésité, en août 2006, à déclarer « illégal » le Centre des défenseurs des droits de l’homme qu’elle dirige à Téhéran, lui a affecté vingt-quatre gardes du corps. Sa mort serait un scandale international, affecterait gravement l’image de l’Iran.

L’an dernier, la chaîne franco-allemande Arte lui consacrait un documentaire montrant une petite femme aux cheveux bruns cachés sous un foulard, tantôt rieuse, tantôt grave, assénant avec véhémence des paroles qui s’adressaient autant aux dirigeants de son pays qu’à la communauté internationale : « Toute critique du gouvernement est considérée comme une critique de l’islam. Cela est très dangereux ! C’est même catastrophique ! Je suis musulmane et je sais que l’islam accepte le multiculturalisme ; je sais que l’islam est en accord avec la démocratie. » Un peu plus tard, elle demandait : « Ne faites pas de moi une héroïne. » Et pourtant, elle en a l’étoffe.

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Un père large d’esprit
Tout avait si bien commencé. Elle naît en 1947 dans une famille aisée. Un frère et deux soeurs partagent ses jeux dans la grande maison familiale de Shah Street, à Téhéran. L’été, quand les nuits sont trop chaudes, on dort dans la cour pleine de roses et de lys. Surtout, elle a la chance d’avoir un père aux idées larges, très en avance sur son temps et sa société puisqu’il élève ses filles et son fils de la même façon. Au point que les domestiques de la maison, beaucoup plus traditionalistes que leur patron, s’offusquent de voir Shirin tabasser impunément son jeune frère. Elle s’apercevra à l’adolescence que cette égalité des sexes est très rare dans le pays. Elle en tire encore aujourd’hui toute sa force : « Mon éducation m’avait épargné la dépréciation de soi et la dépendance que j’observais chez d’autres femmes élevées dans des foyers traditionnels. » Et c’est encore son père qui lui insufflera la confiance indispensable à sa décision de devenir juge, une profession jusque-là réservée aux hommes. Elle sera la première à y accéder en 1970. Peu nombreuses étaient les Iraniennes de sa génération qui pouvaient garder leur emploi en se mariant. Mais elles étaient encore plus rares à entreprendre des études universitaires, Reza Shah, le monarque régnant, n’avait pas favorisé la scolarisation des filles. Le second homme qui va donner sa chance à Shirin fut Javad, son mari, un jeune ingénieur électricien issu d’un milieu conservateur mais lui-même étonnamment tolérant. Shirin Ebadi raconte non sans humour ses difficultés à trouver un prétendant. Certes, étant plutôt jolie fille et d’un bon milieu, elle ne manquait pas de soupirants, mais dès qu’ils apprenaient qu’elle était juge, ils s’enfuyaient à toutes jambes, imaginant déjà une scène conjugale où ils n’auraient pas le dernier mot en claquant la porte

Madame le juge
Sa prise de conscience des événements politiques qui vont traumatiser l’Iran ne viendra vraiment qu’avec la vie étudiante, quand elle aura quitté le cocon familial. Elle évoque un souvenir fugitif, celui du renversement signé de noms de confrères qu’elle du Premier ministre Mossadegh, connaît. Quelque temps après cet évincé par la CIA, un soir de 1953. épisode, le Shah tentera de réduire À six ans, ce que l’on retient d’un fait le pouvoir des tribunaux en créant un historique c’est surtout le visage des Conseil de médiation, instance extraadultes, leur gravité, leur angoisse judiciaire. Estimant que la justice est soudaine… Ou des détails étranges bafouée, Shirin signe une lettre de comme ce bois lustré du transistor protestation avec d’autres magistrats par lequel était parvenue la nouvelle et des membres de l’opposition. Les qui avait jeté la consternation dans la juges sont menacés de destitution.
Menace qui ne sera pas exécutée. Le Mossadegh, l’homme qui, le premier, shah a bien d’autres soucis. Le 1er janavait apporté la démocratie à l’Iran, son père était parvenu au poste de ministre adjoint à l’Agriculture. Après cet événement, il allait être rétrogradé dans des emplois subalternes. On ne parlerait plus jamais politique à la maison.
En 1965, le monde étudiant est en ébullition et cela inquiète la Savak, la police secrète du shah. Devant les tensions grandissantes, celui-ci vient d’expulser un clerc à la mine austère, l’ayatollah Khomeiny, qui se répandait en prêches cinglants contre le gouvernement. « À l’époque, explique Shirin Ebadi, se déclarer anti-shah ne voulait pas dire qu’on était pro-Khomeiny. C’était davantage une posture intellectuelle, comme, par exemple, lire Simone de Beauvoir. » Ainsi, entrant quelques années plus tard au service d’un gouverne- En 1970, à sa sortie vier 1978, il apparaît à ment impopulaire, la jeune de l’université la télévision iranienne, femme n’a pas l’impression de Téhéran, elle lui le monarque d’un de vendre son âme au dia- devient, à 23 ans, pays à dominante ble. Bien sûr, il y a la redou- la première femme musulmane, sablant table Savak, qui poursuit juge de l’Iran. le champagne avec le les opposants au shah, mais ceux-ci sont jugés devant des président américain Jimmy Carter en tribunaux militaires, donc à l’écart du visite officielle. On mesure l’affront système judiciaire public. La popula- fait aux Iraniens. Un journal sort un tion iranienne garde encore confiance article injurieux ; des étudiants en théologie défilent pour réclamer le dans la justice.
Shirin Ebadi avoue n’avoir rien le malaise profond du pays quand elle trouve un jour sur son bureau compris à ce qui se tramait sous ses un tract reproduisant des paroles yeux. L’intervention des mollahs dans du défunt Mossadegh : une mise en la politique iranienne n’était pas une garde adressée au shah, l’accusant nouveauté, mais, cette année-là, la d’outrepasser les pouvoirs accordés haine du régime fait descendre de par la Constitution, son statut ne plus en plus de monde dans la rue. En l’autorisant pas à s’immiscer dans août, un cinéma d’Abadan brûle avec les affaires du gouvernement. Tract quatre cents personnes enfermées à l’intérieur. Le shah accuse les conservateurs. Khomeiny, du fond de son exil, désigne la Savak. Ce n’est que bien plus tard que la juge mesurera l’importance de cet événement : la capacité d’un drame à électriser une population jusqu’alors indécise.
Quelque temps après, cent mille personnes descendent dans la rue pour manifester contre le shah. La majorité des Iraniens, quelle que soit leur conviction socialiste, laïque ou marxiste , indignés par un monarque inféodé aux Américains, s’identifient à l’opposition. Shirin ne fait pas exception. Elle raconte que, pour répondre à un mot d’ordre de l’ayatollah Khomeiny encore en exil, qui demandait que l’on chasse les ministres de leur bureau, elle était allée avec un groupe de collègues dans le bureau du ministre de la Justice. Il était absent. Un haut fonctionnaire les accueillit. La reconnaissant, il s’exclama avec un air indigné qu’elle n’oubliera plus : « Vous ? Les autres, passe encore ! Mais vous ! […] Vous ne voyez donc pas que vous soutenez des gens qui vous interdiront de travailler s’ils arrivent au pouvoir ? »

Le temps des brimades

16 janvier 1979, le shah quitte l’Iran. Shirin Ebadi se joint aux mouvements de liesse quand, seize jours plus tard, l’ayatollah Khomeiny rentre de son exil en France. À peine un mois s’est écoulé que le premier signal d’alarme survient : convoquée chez son nouveau patron, le ministre de la Justice par intérim, Abolhassan Banisadr, elle s’attend à être complimentée pour son poste de première femme juge et son engagement dans la Révolution. Au lieu de cela, d’un air sévère, il lui intime l’ordre de se couvrir les cheveux par respect pour le vénéré imam Khomeiny.
D’autres déceptions autrement plus cuisantes l’attendent. Une grossesse difficile l’oblige à partir consulter des médecins américains. À son retour des États-Unis, moins d’un mois après, tout a changé : les Iraniens portent des brassards en signe de soutien à la Révolution ; les rues à noms occidentaux ont été rebaptisées de patronymes d’imams chiites. Dans son ministère, les hommes ont abandonné le costume pour des pantalons et des chemises froissés, « genre pauvre ». Finis, les parfums subtils synonymes pour le nouveau régime de tendance contre-révolutionnaire ; interdite, la cravate, ce vice occidental. Plus inquiétante pour la jeune femme, cette rumeur insistante qui court dans les couloirs du ministère que l’islam interdirait aux femmes d’être juges
À la fin de 1980, les membres d’un comité d’épuration la convoquent au tribunal de grande instance. Elle est enceinte de six mois. Les hommes sont assis. On ne lui offre pas de siège, mais l’un d’eux lui tend un bout de papier : elle est rétrogradée, elle,
la juge la plus en vue de Téhéran, au poste de gratte-papier Brisée, elle attend d’être chez elle pour s’effondrer dans les bras de sa soeur. Elle se rendra à son nouvel emploi mais seulement pour y faire acte de présence, refusant tout travail. Sa principale occupation sera de lire le journal. Elle y découvre un matin qu’un nouveau code pénal, inspiré de la charia, est imposé au pays.
Ces lois inflexibles, elle passera le reste de sa vie à les combattre. Elles affirment, entre autres, que la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme : en cas d’accident, la famille d’un homme recevra deux fois plus de dédommagements ; que la déposition d’une femme au tribunal ne vaut que la moitié d’un témoignage masculin ; qu’une femme doit demander à son mari l’autorisation de divorcer
L’Iran était revenu au code pénal du VIIe siècle. Shirin Ebadi, écoeurée, va s’éclipser, le temps de mettre au monde sa première fille.

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Accélération de l’Histoire
Le 22 septembre 1980, Saddam Hussein lance son offensive contre l’Iran dans le but de redessiner les frontières et de prendre le contrôle des champs de pétrole du sud de l’Iran. La guerre arrive à point nommé pour faire taire le mécontentement populaire qui commence à sourdre contre ce pouvoir révolutionnaire qui fait régner la peur et n’apporte pas d’amélioration au sort des Iraniens. La liste des fonctionnaires de l’ancien régime arrêtés s’allonge chaque jour. Ces prétendus « contre-révolutionnaires » sont pendus ou fusillés. Cependant, le régime a besoin de combattants : « Pour inciter les jeunes Iraniens à se porter volontaires, un culte des martyrs se mit en place qui glorifiait le sacrifice humain au nom de l’Islam », se souvient Shirin Ebadi. Chaque soir, elle voit à la télévision les nouvelles recrues de l’armée, des gamins qui n’ont pas 20 ans portant de petits corans et des portraits de l’ayatollah Khomeiny et de l’imam Ali. Certains emportent leur linceul. Ils sont chargés de « nettoyer » le champ de bataille : ces dragueurs de mines, une vague succédant à l’autre, font place nette pour les soldats de l’arrière-garde. De son bureau après sa grossesse, on l’a nommée « spécialiste » au Conseil de curatelle des mineurs et des attardés mentaux , la future avocate entend avec horreur les sanglots déchirants des familles montant de la cour du ministère où se déroulent les obsèques des jeunes gens sacrifiés.

Une vie qui bascule
Quand Shirin remonte le fil de son histoire personnelle et se demande à quel moment elle est vraiment devenue militante de la cause des femmes, des enfants, de tous les opprimés, elle s’arrête sur une date terrible : le jour où quelqu’un est venu annoncer à sa famille que Fouad, son jeune beau-frère emprisonné depuis l’âge de dix-sept ans, venait d’être exécuté sans même avoir été entendu par la justice. Sept ans s’étaient écoulés depuis que le jeune homme avait été arrêté pour avoir vendu des journaux dans la rue. On interdit aux parents de porter le deuil et d’évoquer cette mort avec qui que ce soit. Personne, à partir de ce moment-là, ne pourra plus empêcher Shirin Ebadi de crier son indignation chaque fois qu’elle sera confrontée à la douleur des familles. Sa révolte a donné à réfléchir aux Iraniennes, en particulier celles qui, comme elle, sortaient des universités et ne pouvaient accepter de reprendre leur rôle d’épouse soumise comme si rien n’avait changé.
Contre toute attente, ce régime qui traitait les femmes plus bas que terre a favorisé leur accès aux études. Le nombre des diplômées d’études supérieures augmente considérablement au cours des années 1990. Elles représentent aujourd’hui 63 % de la population universitaire et 43 % du monde du travail. Les fondateurs de la République islamique n’ont rien vu venir, ils prennent peur devant cet engouement et imposent des quotas. Trop tard. La guerre a mobilisé les femmes, on a besoin d’elles, même si on ne les tolère qu’à des postes inférieurs, comme dans les blanchisseries ou dans les cuisines qui approvisionnent le front.
Les progrès du système éducatif ne sont pas allés jusqu’à réduire les discriminations dans le travail. En 1992, les femmes sont tout de même autorisées à exercer le métier d’avocat. Shirin s’inscrit au barreau. Elle choisit des dossiers illustrant les répercussions tragiques des lois accablant les femmes. Une affaire sordide la met en rage : Leïla, une petite fille de onze ans, qui cueillait des fleurs dans un champ pour les vendre au bazar, a été retrouvée assassinée et violée par trois individus qu’on a pu arrêter. Le père de l’enfant a vendu le peu de biens qu’il possédait pour « financer l’exécution » des meurtriers. Mais, pour répondre à l’exigence du « prix du sang », la vie d’une fillette ne vaut pas grandchose comparée à celles de trois hommes. Le tribunal exige plusieurs milliers de dollars que la famille ne peut réunir. Shirin Ebadi propose à ces pauvres gens éperdus de chagrin de les représenter gratuitement devant le tribunal. Une procédure fastidieuse commence en 1996 qui n’a pas encore trouvé de solution. Deux des meurtriers ont été relâchés, le troisième s’est suicidé dans sa cellule. Seul aspect positif : la presse nationale s’est emparée de l’histoire et l’a érigée en symbole des problèmes sociaux que connaît la République islamique.
Avec de tels dossiers, la réputation de Shirin va vite dépasser les frontières de l’Iran. Elle comprend qu’avec le soutien de la presse elle peut faire avancer les droits de l’homme et plus particulièrement ceux des femmes. Elle met le feu aux poudres en écrivant un article pour le magazine Irane-Farda où elle expose sans fard le statut des femmes dans le code pénal iranien, démontrant le caractère scandaleux de lois qui donnent, entre autres, la même valeur au testicule d’un homme abîmé dans une bagarre qu’à la vie d’une femme renversée par une auto
Cet article fait exploser les ventes du magazine. Un membre du Parlement menace publiquement de faire arrêter Shirin Ebadi. Mais, pour celle-ci, la voie est tracée : elle ira au-devant des dossiers désespérés, sans se préoccuper pour elle-même des conséquences de son audace, prenant toujours soin de ne pas attaquer l’islam mais s’appuyant sur les textes anciens pour défendre les accusés. Cela lui vaudra quarante-sept jours de prison, en 2000, pour avoir cherché à instruire le dossier d’un étudiant, Ezzat, assassiné dans le dortoir de l’université, parce qu’il avait manifesté contre la fermeture d’un journal.
À sa sortie de prison, plus forte que jamais, elle reprend son travail comme si elle rentrait de voyage. Elle sait que le non-respect des droits de l’homme handicape l’Iran sur la scène internationale et que le pouvoir islamique est sensible aux critiques en la matière Mais, plaide-t-elle, « si l’Occident nous envoie des avions de chasse au lieu de diplomates, cela n’incitera pas les religieux au pouvoir à protéger les droits des citoyens [] À mes yeux, il n’existe pas de scénario plus alarmant, de changement interne plus dangereux, que celui engendré par le fantasme de l’Occident apporter une démocratie en Iran en usant de la force militaire ou en fomentant une violente rébellion. [] La pression exercée par la communauté internationale est utile, mais il faut qu’elle soit ciblée. »
Fortifiée par la reconnaissance mondiale que lui a value son prix Nobel de la Paix en 2003, la voix de Shirin Ebadi, la petite avocate de Téhéran, prend désormais une dimension politique internationale.

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