L’énigme Jettou
L’actuel Premier ministre reste un personnage secret. À moins d’un mois des législatives du 7 septembre, portrait d’un homme de l’ombre et tentative de bilan.
En poste depuis près de cinq ans – il a été nommé à la primature par Mohammed VI le 9 octobre 2002 -, Driss Jettou, le Premier ministre marocain, cultive la discrétion. Levé tous les jours aux aurores et ayant, de son propre aveu, renoncé il y a bien longtemps à toute distraction, il a le profil typique du grand commis d’État. Son rôle est souvent obscur, et il s’en accommode volontiers : c’est au roi que revient la primeur des effets d’annonce. Le chef du gouvernement est là pour exécuter. De lui, ses compatriotes savent au fond assez peu de chose, sinon « qu’il fait le boulot ». Ceux qui le connaissent, en revanche, ne tarissent pas d’éloges, et le considèrent comme le meilleur Premier ministre qu’ait jamais eu le royaume. Alors, qui est vraiment Driss Jettou ?
Nommé à la tête d’un « gouvernement d’action » aussi pléthorique qu’hétérogène, ce grand bourgeois pragmatique et consensuel a rempli et même dépassé tous les objectifs chiffrés qu’il s’était assignés lors de son discours-programme devant la Chambre des représentants, le 21 novembre 2002. Redressement et assainissement des entreprises publiques en difficulté, dont certaines, comme le Crédit industriel et hôtelier (CIH), étaient à deux doigts de la banqueroute, lancement des grands chantiers d’infrastructures, mise en uvre des plans Azur (tourisme) et Émergence (délocalisations industrielles), construction de plusieurs centaines de kilomètres d’autoroutes, de voies ferrées, lutte contre l’habitat insalubre, programme d’électrification rurale, instauration de l’assurance maladie universelle La liste des réalisations est impressionnante. Et la politique un métier bien ingrat. On peut le créditer, justement, d’avoir sorti le Maroc de son immobilisme. Pourtant, son action n’est certainement pas estimée à sa juste valeur, ni par les journalistes, qui préfèrent les postures (et les petites phrases) à l’aridité des bilans chiffrés, ni par une opinion impatiente et désabusée, dont les attentes, légitimes mais immenses, n’ont été que partiellement satisfaites.
Né en mai 1945 à El-Jadida, un port de pêche situé à 150 km au sud de Casablanca, Driss Jettou est le fils d’un petit commerçant austère, pieux et monarchiste. Il obtient son diplôme de physique-chimie en 1966 et commence sa carrière, dans le privé, à Bata-Maroc, filiale du célèbre fabricant de chaussures d’origine tchèque. Il parfait sa formation par un stage de deux ans à Londres, en management, au Cordwainers College, avant de rentrer au pays, pour quitter rapidement Bata et voler de ses propres ailes. Les Soussis ont le sens des affaires, et le jeune Driss ne déroge pas à la règle. Il commence dans le cuir et la chaussure, se diversifie dans le textile, devient entrepreneur, y compris en travaux publics. Il construit sa fortune totalement en dehors de l’État, en toute indépendance. En 1981, il est présenté au roi Hassan II. Il entre, sur la pointe des pieds, dans le sérail et finit par devenir ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat en novembre 1993, dans le « gouvernement des technocrates » de Karim Lamrani. Il y fait merveille (le poste lui allait comme un gant) et se construit une solide réputation de gestionnaire. Puis hérite des Finances, portefeuille qu’il cumule avec les trois précédents. Négocie habilement avec l’Union européenne, supervise les privatisations.
C’est en 1996 qu’il gagne ses galons d’homme politique, un peu à son corps défendant, en s’opposant au tout-puissant ministre de l’Intérieur, Driss Basri, qui avait lancé une vigoureuse campagne contre l’incivisme fiscal. Jettou, naturellement à l’écoute de la communauté des affaires, effrayée par les méthodes expéditives du ministre de l’Intérieur, intercède auprès du monarque pour qu’un terme soit mis aux excès. Le bras de fer, incertain, dure quelques mois, avant que le roi tranche finalement dans le sens du pragmatisme. Jettou a gagné, mais il a bien failli tout perdre.
Après l’alternance de 1998, et l’arrivée à la primature du socialiste Abderrahmane Youssoufi, il quitte le gouvernement et récupère la présidence du groupe Au Derby. Patron à la fibre sociale, il crée Al-Amana, première association spécialisée dans la distribution de microcrédit. Une expérience pionnière, qui va se révéler d’une utilité inestimable en 2005 pour la mise en uvre de l’Initiative nationale de développement humain (INDH) destinée à lutter contre l’un des fléaux du Maroc moderne, l’exclusion sociale et la grande pauvreté.
À la mort de Hassan II, en juillet 1999, il devient conseiller du nouveau roi Mohammed VI, qu’il a connu prince héritier, et auquel, avec quelques autres, il a enseigné les arcanes de l’économie. Jettou, qui n’a jamais été un courtisan et s’est toujours tenu à bonne distance des coteries, jouit de la confiance royale. Il est nommé représentant de Siger, le holding financier de la famille alaouite, dans les différents conseils d’administration des nombreuses sociétés au sein desquelles elle possède des participations. Discret mais efficace, ses conseils sont écoutés.
Le 2 août 2001, nouvelle promotion : on lui confie les clés de l’Office chérifien des phosphates. Il n’a pas vraiment le temps de prendre la mesure de la tâche : le 19 septembre de la même année, on l’appelle à l’Intérieur, où rôde encore le fantôme de Driss Basri, limogé deux ans auparavant, remplacé par l’honnête mais peu charismatique Ahmed Midaoui. Pour la première fois depuis quatre décennies, un « civil » qui n’est pas issu de l’appareil sécuritaire se retrouve propulsé à ce poste particulièrement stratégique.
Il fallait un « homme neuf » pour organiser les premières législatives « propres et transparentes » de l’histoire du royaume. C’est chose faite le 27 septembre 2002 : le scrutin est un succès. La carte politique marocaine est plus éclatée que jamais. Les socialistes de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) ont viré en tête. Mais leur avance sur leurs rivaux traditionnels, les conservateurs de l’Istiqlal, est faible. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) réalisent une percée et s’imposent comme la troisième force d’un Parlement, où l’on retrouve aussi les centristes du Rassemblement national des indépendants (RNI) et les berbéristes du Mouvement populaire (MP), deux formations qui ont longtemps joué le rôle de « partis de l’administration », et les ex-communistes.
Le roi, qui dispose d’une entière liberté dans le choix de son Premier ministre, prend tout le monde de court en désignant Driss Jettou, un homme sans attaches partisanes connues. Le monde des affaires lui réserve logiquement un accueil très favorable. La presse ne lui est pas hostile. Les politiques sont plus circonspects. La pilule est particulièrement difficile à avaler pour Abderrahmane Youssoufi, qui espérait bien que la primature resterait dans le giron socialiste – après tout, son parti était arrivé en tête des suffrages – et qui dénonce une entorse à la « méthodologie démocratique ». Mais après un temps de réflexion, lui et ses camarades acceptent, « par patriotisme », le principe d’une participation socialiste au gouvernement.
Jettou consulte et négocie pendant des semaines. Son équipe est le fruit de savants compromis. Pour s’assurer une large majorité à la chambre, il fait entrer un maximum de partis au gouvernement, et contente leurs leaders en leur offrant des maroquins. Chacune des grandes formations obtient une représentation plus ou moins en rapport avec son poids. Parallèlement, le nouveau Premier ministre s’entoure d’une garde rapprochée : des ministres relativement jeunes, choisis pour leur profil (ils sont majoritairement issus des grandes écoles d’ingénieurs françaises ou de prestigieuses universités américaines) et leurs compétences supposées. Ils ont pour nom Adil Douiri (Tourisme), Karim Ghellab (Équipement et Transport), Salaheddine Mezouar (Industrie, Commerce, Mise à niveau de l’économie), Toufiq Hjira (ministre délégué chargé du Logement et de l’Urbanisme). La présence de deux femmes, Yasmina Baddou (secrétariat d’État au Développement social, à la Famille et à la Solidarité) et Nezha Chekrouni (ministre déléguée en charge des Marocains résidents à l’étranger), permet de donner une touche de charme à l’ensemble. Le message est clair : malgré la présence inévitable des éléphants, la volonté de changement est là, et la relève au pied du mur.
« On présente Driss Jettou comme quelqu’un d’apolitique, explique Nabil Benabdallah, ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement. Rien n’est plus faux. Il n’est pas encarté, c’est très différent. Il a un sens politique très sûr. Il a toujours entretenu d’excellentes relations avec les partis et leurs chefs, a beaucoup d’entregent et une grande familiarité avec le milieu politique. C’est à la fois un remarquable chef d’orchestre et un authentique démineur. Il n’y a eu aucun clash notable en presque cinq ans, et tout le monde a joué le jeu. Pourtant, croyez-moi, gouverner avec une majorité aussi hétéroclite, diriger une équipe comptant pas moins de trois chefs de parti ayant chacun leur propre agenda et leurs propres ambitions, ce n’était pas gagné ! »
Driss Jettou est bien le patron de la majorité. Il l’a encore montré l’an passé, lors de la bataille pour la présidence de la deuxième Chambre du Parlement. L’Istiqlal, qui ne possède ni la primature ni la présidence de la première Chambre (détenue par le socialiste Abdelwahab Radi), convoitait le poste avec insistance, tout comme le MP. Finalement, le Premier ministre a réussi à ressouder les rangs de la coalition en imposant, en douceur, le principe de la candidature unique de Mohamed Oukacha (RNI).
Les relations apaisées qu’il a su instaurer avec les partenaires sociaux sont une autre illustration de son sens de la diplomatie. « Le dossier de l’assurance maladie obligatoire aurait pu nous exploser au visage, confesse Mohamed Achâari, le ministre de la Culture, car il était prétexte à toutes les surenchères : les syndicats et les médecins étaient en embuscade, les positions semblaient irréconciliables. À la place de Jettou, beaucoup auraient fait machine arrière. Lui, non, il a patiemment négocié, a trouvé les compromis, et cette réforme cruciale a été mise en uvre progressivement. D’une manière générale, la paix sociale a été préservée : le pays n’a pas connu de grève générale au cours de la législature, ce qui mérite d’être souligné. »
Toujours impeccablement mis, avec une nette préférence pour les costumes gris, le Premier ministre marocain est un homme tout en rondeurs et d’une courtoisie extrême. « Il a l’art de mettre à l’aise ses interlocuteurs, écoute beaucoup. Sa simplicité et son humilité ne semblent pas feintes », témoigne le journaliste Ahmed Benchemsi, directeur de l’hebdomadaire Tel Quel, qui a eu l’occasion de le rencontrer avec d’autres patrons de presse au cours de briefings informels qu’il organise plusieurs fois par an. « Sans être charismatique, il inspire respect et confiance. Il a ce côté bon père de famille qui rassure les Marocains. »
Problème : de l’avis de beaucoup, il manque un peu de relief. Son tempérament ne l’incline pas à se mettre en avant. Et l’expérience lui a appris à se montrer prudent. « Le Maroc reste le Maroc, et un ministre, même le premier d’entre eux, doit savoir rester à sa place et ne pas trop tirer la couverture à lui, décrypte un bon connaisseur des murs du Makhzen. Jettou, au cours de sa période d’apprentissage, s’est peut-être aventuré à une ou deux déclarations maladroites. On le lui a fait comprendre, et il a vite rectifié le tir. Peut-être un peu trop d’ailleurs. »
La discrétion dont il fait preuve, alors que son bilan est pourtant, on l’a vu, tout à fait honorable, constitue-t-elle un handicap pour son équipe ? « Disons que cela ne nous sert pas, commente un autre de ses ministres. Il a un rapport plus que timide avec la télévision. Ce n’est pas son truc. Il s’est toujours refusé à accorder une interview en direct pour expliquer l’action gouvernementale. Or aujourd’hui, il ne faut pas se mentir, qui lit la presse ? Le seul média de masse, aujourd’hui au Maroc, c’est la télévision. »
Driss Jettou est avant tout un homme de dossiers. Un gestionnaire extrêmement compétent et austère qui n’aime pas la politique-spectacle. Volontairement au-dessus de la mêlée, il n’a pas d’ennemis déclarés. Et, à en croire les connaisseurs des rouages complexes du pouvoir d’État marocain, c’est the right man at the right place. « Mohammed VI respectait énormément Abderrahmane Youssoufi, et Abderrahmane Youssoufi respectait énormément Mohammed VI, se souvient un ancien ministre du gouvernement d’alternance. Mais ils n’arrivaient pas à se parler, ils n’étaient pas au diapason, leurs rapports étaient trop figés et empreints de pudeur. Le roi regrettait que Youssoufi ne lui apporte pas d’idées, et manque d’initiative ; Youssoufi, lui, se plaignait que le roi ne le reçoive pas assez Il ne faut pas croire que Sa Majesté voit beaucoup plus Driss Jettou que son prédécesseur. Simplement, avec lui, question de profil, de tempérament, et sans doute de génération, le courant passe mieux. Le roi définit les grandes orientations, inspire la politique du gouvernement, et, ensuite, le Premier ministre a carte blanche pour gérer l’intendance. Les deux hommes ont trouvé un modus vivendi très opérationnel. » Jettou, tous ceux qui l’ont approché en conviennent, est un pragmatique. Pour avancer, il s’appuie sur la petite équipe de ministres qu’il a choisis et laisse les autres jouir tranquillement des avantages inhérents à leurs fonctions (et des voitures qui vont avec). Une méthode qui n’est pas sans rappeler celle de Fouad Filali.
À cela s’ajoute une connaissance intime de l’appareil administratif. Car, au cours de ces quinze dernières années, il a occupé pratiquement tous les postes stratégiques : il a été aux Finances, à l’Intérieur, a dirigé de grandes entreprises publiques, a été conseiller du roi. « Dans notre pays, les ministres peuvent jouir, en pratique, d’un pouvoir considérable, et n’ont guère de comptes à rendre, explique un haut fonctionnaire. Dans les textes, le Premier ministre ressemble davantage à un super-coordinateur, une sorte de primus inter pares, qu’à un véritable patron. Or Jettou, grâce à son expérience et son envergure, a réussi à subtiliser en douceur des prérogatives qui auraient pu appartenir aux membres de son équipe. » Ses interlocuteurs privilégiés sont les directeurs d’administration centrale, les walis ou les dirigeants, nommés par le roi, des grands établissements publics et parapublics comme la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), qui sont aujourd’hui les vrais animateurs de la vie économique, et qui ont tous des profils de managers.
Cette liberté d’action ne lui confère évidemment pas tous les pouvoirs. Le poste reste très exposé. Si puissant soit-il, un Premier ministre ne doit pas empiéter sur les domaines réservés : certains ministères de souveraineté – les Affaires étrangères et l’Intérieur, notamment – relèvent directement du Palais. Les frictions entre le chef du gouvernement et tel ou tel ministre ayant l’oreille du roi sont parfois inévitables. Un épisode a en particulier contribué à le fragiliser un temps : l’affaire de la Confédération générale des entreprises marocaines (CGEM). Dans une interview donnée début 2006 et qui avait fait grand bruit, Hassan Chami, l’ancien président de la centrale patronale, avait cru bon de critiquer, sans les nommer, ceux qui entravaient le zèle réformateur du gouvernement, et demander à ce que l’on laisse Jettou travailler. Une sortie immédiatement interprétée comme une attaque contre l’entourage royal. « Le Premier ministre, qui n’avait rien demandé à son ami Chami, a été déstabilisé, et a été obligé de faire profil bas pendant quelque temps, se souvient un observateur. Mais, aujourd’hui, cette péripétie est oubliée, Chami a été remplacé, et Jettou a retrouvé tout son crédit. »
A priori, « respiration démocratique » oblige, il y a peu de chances qu’il soit reconduit au lendemain des législatives du 7 septembre. Qu’une nouvelle configuration politique émerge des urnes et un nouveau gouvernement, dirigé par un nouveau Premier ministre nommé par le roi, s’installera aux affaires. Dans cette configuration, Driss Jettou pourrait reprendre les rênes de son groupe, qui, après avoir un moment souffert de son absence, affiche désormais un équilibre retrouvé.
Reste que l’hypothèse de législatives débouchant sur des équilibres politiques inchangés est loin d’être à exclure et est même considérée comme probable par nombre d’observateurs. Dans ce dernier cas, il n’est pas impossible que Jettou succède à Jettou. Il est un point essentiel, en effet, sur lequel chacun s’accorde, quel que soit l’avenir immédiat de l’intéressé : si Driss Jettou n’a pas fait de vagues (ou si peu), il a fait du bon boulot.
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