Léonora Miano : « Je crois en la puissance du lobbying afropéen »
Camerounaise, mère d’une petite fille née en France, l’écrivaine entame dans son nouvel essai, « Afropea », une réflexion sur l’identité des Africains nés en Europe.
Repenser son appartenance à l’Afrique et à l’Europe sans tomber dans le piège de la race, voilà la réflexion que mène Léonora Miano dans son nouvel essai, Afropea, publié aux éditions Grasset. Dans un contexte de crispations identitaires où la tentation du repli sur soi et du rejet de l’autre est de plus en plus forte, celle qui imaginait une Afrique transformée et idéale dans Rouge impératrice (Grasset, 2019) se projette cette fois-ci en Europe, dans une société utopique où les Afropéens habiteraient leur espace de manière apaisée. Pour ce faire, l’auteure n’envisage qu’une seule voie : sortir de l’« occidentalité ».
Jeune Afrique : Que placez-vous derrière le terme « Afropéens » ?
Léonora Miano : Je mène une réflexion sur la manière d’habiter l’histoire et de la pacifier à l’intérieur de soi. Lorsque l’on est attaché à deux espaces qui se sont mal rencontrés, il est difficile d’entretenir des relations apaisées avec soi-même. Afropea, c’est d’abord un maillage humain constitué de personnes européennes d’ascendance subsaharienne qui ne désirent pas congédier leur filiation africaine. Elles font le choix de l’exprimer en même temps que leur appartenance au Vieux Continent.
Il y a une puissance régénératrice du côté des Afrodescendants européens
Ces personnes sont aujourd’hui présentes dans toute l’Europe. Elles sont en mesure de devenir une force de transformation pour des sociétés que je trouve en panne de projets. Il y a une puissance régénératrice du côté des Afrodescendants européens, à condition que ces derniers veuillent bien s’ancrer dans différents domaines de la vie sociale de cet espace européen.
Vous écrivez que l’identité n’est ni dans la couleur ni dans la race. Pour autant, les Afropéens se réclament eux-mêmes du lexique racialiste pour revendiquer leur droit d’exister. Comprenez-vous cette posture ?
Bien sûr. Elle est légitime. L’afrodescendance en France et en Europe est une catégorie qui existe dans des espaces puissamment racialisés, au sein desquels le vécu et les possibilités sont déterminés par la couleur de peau. Quand la race détermine à ce point votre existence, il est logique de s’en emparer et d’en faire un outil de lutte pour affronter la société hostile.
Je propose aux Afropéens de faire leurs adieux à la race noire
Ce processus n’est pas nouveau. À travers l’histoire, les populations afrodescendantes ont réagi à la racialisation par la culture et la spiritualité, s’opposant ainsi à la violence qui leur était faite. Ces arts de vivre créés dans l’opposition au racisme, à la réification et à la déshumanisation, aspiraient à arracher l’être au noir dans lequel il avait été logé. Autrement dit, ce que nous appelons « cultures noires » consiste en réalité en pratiques issues du refus de se conformer à la vision de l’autre, donc, du refus d’être noir.
Je propose aux Afropéens de faire leurs adieux à la race noire et non à l’histoire de leurs ancêtres et de leurs luttes. Il faut un autre langage qui émane, pour une fois, des personnes concernées.
Justement, où puiser ce nouveau langage ?
Je pense que ce vocabulaire doit être le plus distant possible de la racialisation, surtout si l’on est attaché à ses racines africaines-subsahariennes. La racialisation est un processus européen qui émane du côté malade de l’Europe. Il ne faut pas s’attacher aux pathologies de l’autre. Je propose aux Afropéens de forger des appellations qui sont de nature à élever l’être humain et non l’inverse.
Le slogan « Black Lives Matter », importé des États-Unis, a été récupéré lors des violences policières faites aux Noirs en France. Comment expliquez-vous cette « noiraméricanisation », écrivez-vous, du discours antiraciste ?
La France pense avoir un discours antiraciste cohérent depuis longtemps. Seulement, celui-ci n’a pas pris auprès des minorités. Il faut se demander pourquoi les minorités n’ont pas adhéré à cet universalisme tant prôné. Elles n’ont pas vécu cette liberté, cette égalité et cette fraternité qu’on leur a serinées, et sont donc allées chercher des instruments ailleurs pour pouvoir affronter leur quotidien. La France a négligé de penser certaines des présences qui l’habitent, et a prétendu museler les spécificités. Pourtant, certains se sont aperçus que c’était en fonction de ces différences prétendument invisibles, donc réduites au silence, qu’ils étaient mal considérés.
Le procès qu’on fait aux minorités est très malhonnête, car cette « noiraméricanisation » est le seul outil qu’on leur a proposé. On n’avait simplement pas prévu qu’elles s’en empareraient pour essayer de gagner en autonomie.
On sent poindre une radicalisation du discours antiraciste, notamment via certains mouvements non mixtes eux aussi importés des États-Unis…
La tentation actuelle est celle du rejet. Ce mécanisme est compréhensible puisque l’on vit une période de grandes crispations identitaires, qui poussent les gens à créer une petite société parallèle, leur monde à part. Mais la sensibilité européenne est différente de la sensibilité américaine, et ce cloisonnement risque de conduire à des frustrations. Les minorités incarnent l’avenir, à condition que celui-ci soit désoccidentalisé, c’est-à-dire dépouillé du besoin d’écraser l’autre pour acquérir confort et bien-être.
Afropea propose de sortir de l’« occidentalité »…
C’est justement ça, l’occidentalité : le braquage institutionnalisé, le fait de se créer des besoins qui ne peuvent être assouvis qu’avec les ressources des autres. Lesquelles sont en grande partie chez ceux que l’on méprise le plus : les Africains. Sur la cinquantaine de ressources minières essentielles au bien-être des sociétés industrialisées, près de quarante sont disponibles exclusivement sur le continent. Et les Européens ne veulent pas payer le prix juste pour leur confort ! J’aimerais que l’attachement des Afropéens au continent africain permette de neutraliser certains appétits européens sur le plan politique. Il faut rechercher l’intérêt des deux parties, ne pas jouer le jeu du colon, et sortir de l’asymétrie.
Comment sortir de cette asymétrie ?
Les Afropéens doivent se fédérer sur le territoire européen en créant des institutions identifiables. Ils seront mieux écoutés quand ils se seront eux-mêmes institués. C’est à eux de décider de la manière dont ils souhaitent que leurs pays respectifs témoignent de leur présence. Pour cela, des représentants doivent exister pour aller parler aux députés européens. Je crois en la puissance du lobbying afropéen.
Vous écrivez qu’il existe un Sud dans le Nord. Faut-il par ailleurs effacer une partie du Nord dans l’espace européen ? Quel est votre regard sur le déboulonnage des statues républicaines associées à l’esclavage et au colonialisme ?
Les statues ont pour fonction de célébrer. Quand on célèbre, on ne raconte pas l’histoire mais on la commente. On se dit que telle statue est là parce qu’elle représente des valeurs auxquelles on croit. Je m’étais prononcée sur le déboulonnage de la statue de Colbert, réclamé par les Afrodescendants issus de l’esclavage colonial. Ce fait étant un crime contre l’humanité reconnu par la loi en France, les coupables doivent être sanctionnés, même symboliquement. Colbert incarne la puissance de l’État qui a commis le crime. Je ne pense pas que les Français contemporains se reconnaissent dans ces valeurs-là. Le problème, c’est qu’on ne veut pas admettre que des descendants d’Africains réduits en esclavage aient le droit de dire qui représente la France.
Il doit y avoir sanction, puis réparation.
Quels types de réparation ?
Il faut des réparations symboliques, comme le mémorial des victimes de l’esclavage qui sera inauguré au jardin des Tuileries [à Paris] l’année prochaine. Cette initiative est réparatrice et commémoratrice, mais elle ne sanctionne pas.
La réparation doit aussi passer par un meilleur enseignement et une valorisation des cultures, notamment celles qui ont été créées dans les outre-mers français. Si vous ouvrez un livre de cuisine de terroir français, vous ne trouverez jamais une recette de colombo. Autrement, ce serait un livre rebelle ! La France n’inclut toujours pas ces présences extra-européennes mais françaises parce que la France l’a voulu ainsi. Quelle est la relation de la France avec les Français du lointain comme les Kanaks ou les Amérindiens ? Les étrangers doivent savoir qu’il y a des Amérindiens français car la France s’est imposée en Guyane. Il faut raconter la France de façon juste, en incluant systématiquement toutes les populations dans la représentation que l’on fait de ce pays.
Cette inclusion doit-elle aussi passer par l’espace public, comme cela a récemment été le cas avec l’inauguration à Bordeaux de la statue de Modeste Testas, esclave achetée par deux négociants bordelais, puis affranchie.
C’est une initiative à encourager et à propager. J’aimerais que les bustes de Marianne puissent aussi avoir le visage d’une femme kanake ou amérindienne. Et pourquoi pas d’une française d’origine africaine.
Le service public de la radio et de la télévision devrait pouvoir faire une place à ces présences, sans systématiquement passer par le documentaire mais en proposant de vrais films de fiction !
Récemment, l’ouvrage d’Agatha Christie Les Dix Petits Nègres a été rebaptisé. N’est-ce pas une façon d’oublier l’histoire que revêt ce mot si on l’efface ?
On ne pourra jamais l’oublier ! Personne ne demande que la négritude ne se nomme plus ainsi, ni que ses auteurs soient nettoyés de ce mot. Ce n’est pas parce que l’on efface le mot « nègre » d’un ouvrage que la négrophobie est abolie. Il n’y a aucun endroit où elle n’existe pas. On ne nettoie pas les problèmes en effaçant un mot. Mais si on peut le faire, faisons-le pour éviter que les enfants d’aujourd’hui ne se retrouvent confrontés à un terme pareil dans un roman policier. Ajoutons que Mme Christie elle-même avait modifié le titre de son roman, suivie en cela par tous les pays l’ayant traduit. La France est la dernière…
Vous évoquiez les auteurs de la négritude. Selon vous, qui invitez à sortir de la race, ce courant de pensée est-il daté ?
J’espère qu’il est dépassé ! La négritude ne peut exister qu’en validant la notion de race. Or, celle-ci est problématique. Pour valoriser nos cultures afrodescendantes, nous devons arrêter de nous demander si nous sommes beaux ou si nous avons participé à l’histoire de l’humanité. Si nous en sommes encore là près de cent ans après, alors le problème vient de nous.
Pourtant, certains sont encore coincés dans ces représentations-là.
Par désir de reconnaissance. Cette question m’intéresse beaucoup. De qui veut-on être vu et reconnu en premier ? C’est d’abord vers son propre regard qu’il faut se tourner.
Voulez-vous dire que les Afropéens sont en constante recherche de validation de l’Occident ?
La manière dont les relations sociales existent dans cet espace favorise ces rapports-là. En France, on a accepté de se mélanger dans l’espace intime. Mais dans l’espace public, il ne faut surtout pas que les minorités, ces « potes à ne pas toucher », accèdent au pouvoir et participent à l’édification de la société. C’est ce que je nomme le racisme cordial.
Dans l’espace américain, dont la société a été ségréguée, il y a un partage de l’espace public. Chacun peut acquérir une parcelle de pouvoir, les gens travaillent ensemble, même si cela n’est pas satisfaisant pour tous. Mais dans l’espace intime, chacun reste avec les siens.
La France a fondé les rapports sur l’affectivité. Aux États-Unis, les rapports sont strictement politiques. Aucune de ces deux situations n’est idéale. Il faut trouver une voie saine qui se situerait non pas entre ces deux situations, mais au-delà. Afropea déracialise et s’approprie le meilleur de ses deux appartenances pour créer une troisième énergie.
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