Des régions au diapason

Si le pays a connu de tels progrès socio-économiques, c’est qu’aucune portion du territoire n’a été laissée pour compte. De nouvelles décisions viennent illustrer cette volonté d’éradiquer les inégalités spatiales.

Publié le 10 août 2007 Lecture : 7 minutes.

Du fait des inégalités spatiales héritées de la colonisation, le développement régional s’est imposé tout naturellement aux autorités tunisiennes dès l’indépendance, acquise en 1956. Cinquante ans après, le visiteur peut mesurer l’ampleur des réalisations. Les réseaux d’eau potable, d’électricité, d’assainissement, de routes bitumées et de télécommunications arrivent jusque dans les coins les plus reculés du pays, y compris dans le désert et dans les montagnes. Des entreprises, petites et grandes, s’installent au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest au gré des besoins et des incitations spécifiques que leur accordent l’État et les régions. Les établissements de santé, d’éducation et d’enseignement supérieur sont omniprésents, comme les autres symboles de l’État, l’administration, la poste, le fisc, les douanes, la sécurité Aucune région, aucune ville n’est laissée pour compte
Mais rien n’est encore parfait, comme en témoignent les décisions annoncées par le président Zine el-Abidine Ben Ali le 25 juillet dernier à l’occasion du cinquantième anniversaire de la République : enveloppe spéciale de 100 millions de dinars (60 millions d’euros) destinée à financer des projets dans les vingt localités les plus pauvres du pays, aménagement de 50 hectares de zones industrielles et de 20 000 autres hectares de périmètres irrigués dans les régions de l’intérieur, réhabilitation de 2 724 kilomètres de routes classées, construction de 4 900 kilomètres de pistes agricoles, extension de la télévision numérique à tout le pays ou presque Ces projets « présidentiels » bénéficient d’une priorité et d’un suivi accrus par rapport aux autres projets inscrits dans le XIe Plan national de développement (2007-2011), lesquels sont en règle générale réalisés à hauteur de 90 % ou 95 %.
On ne comptait plus que 376 000 citoyens « pauvres » (ils dépensaient en moyenne moins de 400 dinars pour se loger et pour vivre) dans le pays en 2005, contre 559 000 en 1995, selon des statistiques fournies, le 23 juillet, par le ministre du Développement et de la Coopération internationale, Mohamed Nouri Jouini. Le taux de pauvreté est ainsi redescendu à 3,8 % de la population totale (contre 6,2 %) et la classe moyenne s’est élargie à 81 % (contre 71 %). En dix ans, la population totale a augmenté d’environ 1 million d’habitants (de 9 à 10 millions) tandis que le nombre de pauvres a diminué de 183 000. Ce succès s’explique par l’intérêt permanent porté par l’État à l’amélioration des conditions de vie dans toutes les régions sans exception.

« C’est une façon idéale de partager les fruits de la croissance », indique Kacem Borgi, directeur général du Commissariat général au développement régional (CGDR). Dans une étude sur l’évolution de l’expérience tunisienne, il distingue trois époques, chacune marquée par une stratégie particulière. La première, de 1960 à 1972, s’est attaquée aux déséquilibres régionaux par la création de « pôles de développement décentralisés ». Les planificateurs voulaient que chaque région valorise ses ressources naturelles et espéraient un effet d’entraînement sur les autres secteurs. Les résultats furent mitigés. La région de Kasserine (Centre-Ouest) avait développé la culture de l’alfa (qui sert à fabriquer du papier de grande qualité), celle de Béja (Nord-Ouest) la culture de la betterave sucrière, celle de Gabès (Sud-Est) la transformation des minerais de phosphate en engrais, celle de Bizerte (Nord-Est) les activités de chantier naval, etc. Mais cette spécialisation s’est révélée sans grande perspective de croissance et surtout sans rentabilité. D’autres secteurs se sont, au contraire, épanouis sur le littoral (tourisme et industries manufacturières proches des grandes routes et des ports), creusant les écarts de niveau de vie avec l’intérieur et encourageant l’exode.
Évaluation des résultats, autocritique, changement d’hommes et de politiques : à partir de 1972, une approche libérale domine. On ne parle plus de « pôles de développement », mais d’équilibre régional, de participation du secteur privé et de programmes de développement rural (PDR) et d’intégration (PDRI). On construit des barrages, on aménage des périmètres irrigués, des zones industrielles Mais tout repose sur le secteur public, sur l’État central, sans implication des régions et des agents économiques locaux. Ce saupoudrage ne donne pas plus de résultats probants que la première expérience. En pleine crise sociale et économique, le pays se lance dans un vaste programme d’ajustement structurel (1986) et change de direction politique en douceur : le président Habib Bourguiba, très âgé, diminué et influençable n’est plus en mesure de diriger le pays. Son Premier ministre, Zine el-Abidine Ben Ali, reprend le pouvoir en main comme le prévoit la Constitution (succession automatique assurée par le chef du gouvernement en cas d’empêchement du président).

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C’est le « Changement » du 7 novembre 1987 qui entraîne en fait une révolution dans la continuité : les mêmes grandes valeurs (développement humain, modération politique, réformes progressives), mais avec d’autres méthodes. Le développement régional prend une nouvelle ampleur. L’éradication totale de la pauvreté n’est plus un vain mot, tout comme la décentralisation : les universités se répandent sur tout le territoire, ainsi que les hôpitaux, les centres de formation, les complexes sportifs, les maisons de jeunes, les aéroports, les autoroutes, etc.
Le VIIIe Plan de développement (1992-1996) partira des régions, qui auront désormais leur mot à dire dans la définition des priorités et la réalisation des projets. On mobilise les collectivités locales et les ressources en s’appuyant sur le secteur privé. On définit des zones prioritaires où le taux de chômage frappe plus de 20 % de la population active. « L’État a enfin décidé de donner les mêmes chances de développement à toutes les régions », commente Kacem Borgi.
Des instituts de technologie se créent un peu partout avec chacun sa pépinière d’entreprises. L’électrification rurale, l’adduction d’eau potable et les autres infrastructures suivent. Le secteur privé n’a plus de motif valable pour justifier son inaction. Des plans régionaux sont élaborés, notamment au profit des gouvernorats de l’Ouest afin de les intégrer dans la dynamique nationale de développement. De nouveaux instruments voient le jour, en particulier le Fonds de solidarité nationale (compte 26-26) pour éradiquer les « zones d’ombre », la Banque tunisienne de solidarité (BTS) pour financer les petites entreprises, le Fonds national de l’emploi (compte 21-21) pour financer la qualification des demandeurs d’emploi et favoriser leur embauche.
Le nombre de localités défavorisées passe de 217 en 1986 à 119 en 2001 et à 55 en 2004. Les écarts se réduisent entre le littoral et l’intérieur grâce à la convergence économique. Mais de nouvelles disparités apparaissent lors du recensement général de la population : elles se situent à l’intérieur même de chaque région entre les quartiers résidentiels riches et pauvres. Des quartiers anarchiques voient le jour en raison des retards de l’administration dans l’aménagement urbain, des effets de l’exode (regroupement familial) et des chantiers publics (la main-d’uvre se fixe définitivement sur les nouveaux lieux de travail).
L’État est obligé de suivre, de régulariser, d’intervenir en urgence pour lutter contre les inondations, pour apporter l’eau, l’électricité, les transports en commun dans les zones périphériques de Tunis et des autres villes. La situation devient humainement intolérable dans des quartiers regroupant plusieurs dizaines de milliers d’habitants : de Sidi Hassine (banlieue de Tunis) à Mnihla (Ariana), de Naassen (Ben Arous) aux Cazemets (Sousse), de Sidi Mansour (Sfax) à Ouersnia (Ben Guerdane), aucune ville n’échappe à ce phénomène d’urbanisation marginale. À tel point que le chef de l’État a décidé de placer sous son patronage un programme spécifique destiné à réhabiliter 26 quartiers difficiles : 115 millions de dinars (66 millions d’euros) devraient y être dépensés en trois ans (2007-2009) pour l’aménagement des infrastructures (70 %) et la réalisation de microprojets productifs (30 %). Autre décision présidentielle : le traitement prioritaire bénéficiera désormais aux localités ayant un taux de chômage de 18 % et non plus de 20 %. Le nombre des localités concernées passe ainsi de 55 à 76.
Malgré tous les efforts, le littoral (onze gouvernorats sur vingt-quatre) assure plus de 80 % de la production économique annuelle avec 60 % de la population installée sur près de 17 % du territoire. Le Sud (15 % de la population, 58 % du territoire) et l’Ouest (25 % de la population, 25 % du territoire) réalisent le reste, c’est-à-dire un peu moins du cinquième.

Les chiffres exacts sur la répartition du produit intérieur brut par région ne sont pas disponibles. Mais l’administration travaille pour affiner les outils statistiques permettant de mesurer l’apport de chaque région, le volume des échanges, la mobilité des travailleurs Car, hormis le problème des quartiers difficile, le développement régional ne se conçoit plus, comme l’a indiqué le ministre Mohamed Nouri Jouini, en distinguant les « villes » des « campagnes », mais en termes d’avantages comparatifs (ressources humaines et naturelles, infrastructures). Il n’y a presque plus de différence dans les indicateurs de base (eau, électricité, assainissement, santé, éducation) comme le montre le tableau ci-dessus (NDLR, avec la carte). Seuls des écarts significatifs subsistent dans le niveau de vie des régions, malgré le rattrapage effectif depuis 1990. Le niveau de consommation a triplé dans le Sud-Est alors qu’il a doublé dans les autres régions (voir infographie ci-dessous).
Fini donc la notion d’équilibre régional, place aux « pôles de développement actif » avec des « contrats-programmes » entre les régions et l’État et des « programmes de développement intégré » (PDI). Des études sont en cours pour redéfinir les régions selon des critères plus économiques que sociaux et, par conséquent, plus incitatifs pour les investisseurs en quête de compétitivité. Et de nouvelles procédures seront engagées : le développement régional sera l’affaire des autorités régionales, de la société civile locale avec le soutien de l’État et, éventuellement, de partenaires étrangers intéressés par ce nouveau modèle de coopération décentralisée respectueux, en principe, des règles démocratiques, de transparence et de bonne gestion.
L’enjeu est taille : il s’agira de faire passer le montant des investissements à caractère régional de 27 milliards de dinars de 2002-2006 à 33 milliards de 2007 à 2011 (ou de 16 à 19 milliards d’euros), dont 35 % à la charge de l’État et 65 % à celle du secteur privé.

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