Dee Dee Bridgewater : « Le Mali m’a révélée à moi-même »
Enregistré à Bamako, l’album Red Earth de la diva américaine signe son retour aux sources africaines. Actuellement en tournée mondiale, l’artiste explique ce changement de cap. Interview.
Deux mois après la sortie de son album Red Earth enregistré à Bamako avec le nectar de la scène musicale malienne, la diva américaine Dee Dee Bridgewater a entamé le 23 juin une tournée mondiale. Son disque, qui fait la fusion entre le jazz et la musique mandingue, est bien plus qu’une nouvelle expérience dans une carrière déjà bien remplie. L’Afrique s’est littéralement révélée à la chanteuse, transcendant même sa propre existence. Née en 1950 à Memphis dans le Tennessee, Dee Dee Bridgewater a joué avec les plus grands jazzmen, s’est produit dans de prestigieuses formations, tant américaines qu’européennes, et a reçu de multiples récompenses parmi lesquelles un Grammy Award pour son album-hommage à Ella Fitzgerald en 1998. Incarnation de Billie Holiday dans la pièce Lady Day, partenaire de Ray Charles dans la chanson « Precious Things » en 1989, mais aussi interprète de Carmen dans une version jazz, elle est, en France, la première Américaine à siéger au sein du Haut Conseil de la Francophonie (HCF).
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Jeune Afrique : Lorsqu’il s’est rendu pour la première fois au Sénégal, en 1999, dans le cadre du Festival de jazz de Saint-Louis, le batteur américain Elvin Jones disait à propos de ses musiciens africains : « Nous étions comme une famille qui se retrouvait ». Avez-vous eu le même sentiment en enregistrant au Mali ?
Dee Dee Bridgewater : C’est exactement cela. Avant de me rendre au Mali, j’ai écouté la musique de plusieurs pays principalement situés en Afrique de l’Ouest et dans le golfe de Guinée. Celle du Bénin, du Cap-Vert, de la Côte d’Ivoire mais aussi du Tchad, du Nigeria, du Sénégal et du Ghana. Aucune ne m’a transportée comme la musique malienne. Quelque chose en moi me prenait aux tripes et j’ai décidé d’aller visiter ce pays pour comprendre les raisons de ce ressenti.
Le fait d’être ambassadrice de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) vous a-t-il influencé ?
Non. J’ai découvert cette musique, et l’Afrique de manière générale, en voulant revenir à mes origines. Cet intérêt remonte à 2001, année où j’ai commencé à porter des dreadlocks et qui, jusqu’à ce que je les abandonne en 2005, m’a à nouveau confrontée au racisme aux États-Unis. J’ai passé toute ma vie à m’insérer dans la société américaine, à tenter d’être considérée comme quelqu’un de normal, mais il y a toujours quelque chose qui vous renvoie à vos origines, à votre « race ». Va-t-il toujours falloir travailler dix fois plus que les autres pour prouver je ne sais quoi ? Quitte à être cataloguée, autant remonter le fil de mon histoire jusqu’au bout !
Comme la plupart des Noirs américains, n’étiez-vous pas tentée de rejeter vos origines ?
C’est vrai. J’appartiens à une génération qui a eu sur l’Afrique une éducation caricaturale. On nous représentait ce continent comme rempli de cannibales avec des os dans le nez. Les Noirs américains ne se considéraient pas comme des Africains. Nous rejetions cette culture. Il faut dire aussi que les étudiants africains étaient arrogants et nous prenaient de haut. Ils nous traitaient de bâtards alors qu’eux se considéraient comme « purs », ce qui ne m’incitait pas vraiment à les fréquenter. On nous a ensuite catalogués. D’abord comme Négro-Américains, puis comme Afro-Américains au lieu de Noirs. J’ai fait des recherches et j’ai également bénéficié des travaux d’un chercheur français sur l’héritage de la musique africaine aux États-Unis. Ce dernier m’a expliqué que, comme la plupart des Natives vivant dans le sud des États-Unis, mes ancêtres venaient sûrement du Mali, puisque les bateaux d’esclaves débarquant dans les États du Mississippi et de l’Alabama provenaient de cette région.
Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez foulé la terre africaine pour la première fois ?
C’était en 2004. J’ai ressenti une immense sérénité. Après toutes ces années de travail sur différents aspects du jazz, c’est la première fois que j’avais la sensation d’être en phase avec moi-même. Je suis arrivée là où j’aurais dû être depuis longtemps. Pas seulement en tant qu’artiste, mais comme être humain. J’ai eu des réponses à mes questions existentielles. Sur le plan musical, j’ai bénéficié de l’aide inestimable de Cheikh Tidiane Seck, que je ne connaissais absolument pas, mais qui avait enregistré un album que j’ai adoré avec le pianiste Hank Jones [Sarala, ndlr]. J’avais besoin d’un tel guide, d’un grand musicien qui connaît cette musique et qui a eu des expériences dans le jazz afin de pouvoir mixer les deux. C’est ainsi que Cheikh est entré dans ce projet en me présentant d’autres stars maliennes.
Cette aventure africaine marque-t-elle un tournant vers une nouvelle Dee Dee Bridgewater ?
On ne peut pas dire qu’il s’agit d’un tournant. C’est plutôt un nouvel horizon. J’ai tellement donné au jazz que je me suis accordé le droit, à l’instar d’autres musiciens, de m’ouvrir à d’autres styles, de changer, d’évoluer. L’Afrique, c’est ce qui me manquait pour être moi-même.
C’est-à-dire ?
Il y a deux choses. Il y a cet album et la création artistique. Il y a aussi mon rapport personnel à l’Afrique. Les deux se sont entrechoqués. L’album est une expérience musicale. En le réalisant, je me suis découvert une nouvelle voix, plus posée, sereine. Parallèlement, je chantais avec la conviction intime d’être dans la patrie de mes ancêtres. Vous ne pouvez pas imaginer cette sensation pour quelqu’un qui, finalement, s’est toujours sentie comme une apatride, y compris en France. Bien que Paris m’ait réservé l’accueil le plus chaleureux qu’une artiste noire ait pu obtenir depuis Joséphine Baker, je ne me sens pas complètement française ni américaine d’ailleurs. En revanche, le Mali m’a donné une autre raison d’être. Là-bas, je peux être utile aux artistes, notamment pour protéger leur musique, leurs compositions.
Cette musique vous a-t-elle appris quelque chose sur le plan technique ? Une nouvelle notion de l’espace, du rythme ?
J’ai tout de suite su placer ma voix sans rien connaître de cette musique. La musique malienne laisse un grand espace. Les musiciens n’empiètent pas les uns sur les autres. Lors de mes premières visites, j’ai énormément bufé [séquence musicale improvisée sur des standards de jazz, ndlr] avec des groupes locaux dans des maquis. À chaque fois, je suis entrée là où il fallait, y compris en scattant [scatt : façon d’improviser sur des onomatopées, typique du jazz, ndlr]. Il y a eu aussitôt une compréhension mutuelle, ce qui me fait dire que je suis depuis longtemps habitée par cette culture. Étant autodidacte, je me fie avant tout à mes oreilles. Les musiciens maliens également. Face à la voix chaude et réconfortante de Ramata Diakité, je ne pouvais pas tenir le registre du jazz. L’Afrique m’a permis de me découvrir. Au mois de juin, lors d’un concert au Carnegie Hall de New York, j’ai obtenu une standing ovation après seulement deux morceaux sans pousser et sans forcer. Je suis plus à l’aise. Je me sens libre.
Une grande dame comme Oumou Sangaré [chanteuse malienne, Ndlr] y est-elle pour quelque chose ?
Notre relation a été davantage spirituelle. Dès ?notre première rencontre, elle est venue me susurrer à l’oreille que nous étions surs dans une vie antérieure. J’ai ressenti la même chose. Elle m’a prêté sa salle derrière son hôtel et a organisé un gigantesque buf avec de grandes figures pour voir avec lesquelles je me sentais le mieux. Mon souhait était de ne pas ?jouer avec des musiciens occidentalisés. Je voulais des instruments originaires du Mali comme la guitare et la flûte peuls, le balafon, la kora, le djembé, le ngoni Tous ces instruments qui sont les ancêtres des instruments modernes.
De fidèles collaborateurs, comme le bassiste Ira Coleman ou le pianiste Edsel Gomez, vous accompagnent sur cet album. Pourquoi ne pas avoir poussé l’expérience jusqu’au bout en ne vous entourant que de musiciens maliens ?
J’avais surtout envie de faire une rencontre entre ma tradition (celle du jazz et de la musique américaine) et la musique traditionnelle de ce pays.
Les quarante et un musiciens qui vous ont entourée ont-ils, eux aussi, été émus à l’idée d’enregistrer avec une star internationale ?
Beaucoup ne me connaissaient pas. Ils jouaient pour la première fois avec une chanteuse américaine. Ils m’ont traitée comme une sur, avec beaucoup de respect. Cheikh Tidiane Seck leur avait parlé de l’importance de cet enregistrement.
Vous vous tournez vers l’Afrique alors que la plupart des grands artistes africains comme Richard Bona ou Angélique Kidjo ont toujours rêvé de faire carrière aux États-Unis. Comment analysez-vous ce chassé-croisé ?
Aller aux États-Unis est le souhait de tous les artistes, et pas seulement africains. Ils voient que les Noirs américains peuvent réussir et gagner beaucoup d’argent. Ils veulent être connus. Dès lors qu’on est connu aux États-Unis, on peut rayonner au niveau mondial. Beaucoup de ces artistes doivent construire leur carrière. La mienne est faite. Mais contrairement à moi, tous ces musiciens savent d’où ils viennent. Je ne connaissais pas mes racines. Je recherche avant tout la paix et je ne veux pas retomber dans ce que ces musiciens sont en train de vivre pour se faire un nom.
Peut-on désormais vous qualifier de chanteuse afro-américaine ?
J’ignore ce que ce terme signifie. Cela ne veut rien dire. Qu’est-ce qu’il veut dire pour vous ?
Il qualifie une artiste noire américaine qui établit une passerelle entre son pays et l’Afrique. Un voyage à rebours en quelque sorte.
C’est un terme très à la mode. Je suis une ressortissante américaine qui a décidé de retrouver ses sources en Afrique. Et j’espère bien que, lorsqu’on me verra sur scène lors de ma tournée avec des musiciens maliens, on essaiera d’aller voir plus loin que les simples pagnes que je porte pour comprendre la réalité de ce continent.
Cette expérience va-t-elle déboucher sur un engagement politique ? Une lutte contre le racisme aux États-Unis ?
Je l’espère et j’y suis même un peu forcée. Toumani Diabaté m’a dit : « Ma sur, ce projet va te dépasser et t’entraîner dans la politique. Tu vas devoir prendre position pour la défense des Noirs. » Cela ne me gêne pas. Je vais continuer à travailler pour la FAO, une organisation qui a pris une grande place dans ma vie. Je ne sais pas où cette expérience me mènera, mais je suis déjà obligée de m’engager en faveur de mes musiciens. Les onze musiciens de ma tournée ont beaucoup de mal à obtenir des visas et à circuler librement. J’ai payé leur visa pour un an, mais ils attendent toujours leur autorisation pour débarquer aux États-Unis. L’Afrique est un tournant dans ma vie et j’entends l’assumer. Mon prochain album sera probablement réalisé avec Bassékou Kouyaté et son groupe [Ngoniba, ndlr].
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