« Un tournant historique »

Après le premier tour de la présidentielle, Tiébilé Dramé, le chef de la mission des observateurs de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), se montre raisonnablement optimiste quant aux chances du processus électoral.

Publié le 21 août 2006 Lecture : 8 minutes.

Après l’engouement et l’empressement du 30 juillet, l’heure est désormais à la patience en République démocratique du Congo. La Commission électorale indépendante annoncera les résultats des élections présidentielle et législatives le 20 août, au plus tard. La proclamation officielle par la Cour suprême est quant à elle fixée au 31 août, après l’étude des éventuels, mais fort probables, recours en annulation. Un second tour aura lieu le 29 octobre si aucun des trente-deux candidats à la magistrature suprême n’obtient la majorité absolue des suffrages. Engagée en 2003 après sept ans de conflit, la transition congolaise, caractérisée par un partage du pouvoir entre le président et ses quatre vice-présidents, vit donc ses derniers instants. Mais la paix n’est pas pour autant assurée. Plusieurs défis restent en effet à relever.
Premier défi : assurer la réussite du processus électoral et la transparence des résultats. Si les 1 500 observateurs internationaux présents le jour du scrutin ont salué, dans une déclaration commune, « l’atmosphère sereine et digne dans laquelle ces élections se sont déroulées », les inquiétudes concernent à présent la collecte des résultats en provenance des 50 000 bureaux de vote. « Nous sommes troublés par les dysfonctionnements constatés à Kinshasa, regrette Colin Stewart, de la Fondation Carter. Nous nous intéressons également de près à plusieurs cas de fraude supposés, même si nous sommes pour le moment incapables d’en évaluer l’importance et l’impact sur les résultats. » « Dans les bureaux de N’djili et Limete, des documents électoraux ont été brûlés. Et le contrôle des résultats est dépourvu de certains garde-fous garants de la transparence », précise pour sa part la mission d’observation de l’Union européenne, qui exige l’ouverture d’une enquête.
Deuxième défi : obtenir que les vaincus acceptent leur défaite et que le vainqueur fasse preuve de retenue. De ce point de vue, la tension perceptible au lendemain du scrutin n’incite guère à l’optimisme. Des résultats fantaisistes ont été annoncés. Des accusations de fraudes proférées sans l’ombre d’une preuve. Ces dérapages ont bien failli mettre le feu aux poudres. Avant que la communauté internationale ne lance un cinglant mais efficace rappel à l’ordre. William Swing, le patron de la Mission des Nations unies (Monuc), a rencontré les principaux candidats ; Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, a multiplié les coups de téléphone ; et la diplomatie africaine s’est mobilisée.
À Kinshasa, Tiébilé Dramé, le chef de la mission des observateurs de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) – et ancien ministre malien des Affaires étrangères – s’est dépensé sans compter pour « éteindre l’incendie qui couvait ». Alors que les premiers résultats partiels laissent augurer un duel entre le président sortant Joseph Kabila et le vice-président Jean-Pierre Bemba, le diplomate revient sur le déroulement d’une consultation qui restera comme un « tournant historique », pour peu, dit-il, que les acteurs publics fassent preuve de « maturité politique » et tournent le dos à leurs errements passés.

JEUNE AFRIQUE : Quelle évaluation faites-vous du déroulement des récents scrutins présidentiel et législatif ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : C’est un scrutin historique. J’ai rarement vu autant d’enthousiasme. En se mobilisant comme ils l’ont fait le 30 juillet, les Congolais ont clairement indiqué qu’ils entendent tourner les pages sombres du passé, qu’ils en ont assez du pillage, de la guerre avec son cortège de malheurs, de massacres et de misère. Pour ce qui concerne l’organisation de la consultation, il n’est pas exagéré de dire qu’elle se situe largement au-dessus de la moyenne de ce que nous pouvons constater dans la plupart des pays du continent. Beaucoup de citoyens africains rêvent d’avoir une carte d’identité infalsifiable, avec photo et empreintes digitales, qui vaille comme carte d’électeur. Or c’est le cas en RDC. C’est une avancée notoire contre la fraude et le tripatouillage des élections. Les listes électorales sont claires. Les Africains ont beaucoup à apprendre de l’expérience congolaise.

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JA : Des irrégularités ont quand même été constatées ici et là
TIÉBILÉ DRAMÉ : Elles relèvent, de mon point de vue, de l’inexpérience des agents électoraux et des électeurs, mais aussi de la complexité du système électoral. Le bulletin unique avait certes pour but de réduire les possibilités de fraude, mais, en raison du nombre des candidats, il avait l’allure d’un « poster ». Et pour les législatives, notamment à Kinshasa, c’était carrément un journal. Allez demander à un électeur qui n’a jamais voté ou à une personne âgée de s’y retrouver ! C’est d’ailleurs pourquoi le dépouillement s’est révélé extrêmement difficile.

JA : Est-ce pour cela que les accusations de fraude n’ont pas manqué ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : A priori, je pense que ceux qui lancent ces accusations ou qui les relaient ont sans doute de bonnes raisons. Mais il y avait sur place 1 500 observateurs internationaux représentant de nombreuses organisations. Tous ont conclu à la bonne tenue générale des élections. Et tous ont estimé que les irrégularités relevées ici ou là n’affectent en rien la sincérité du scrutin.

JA : Avez-vous néanmoins des réserves ou des regrets ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Je crois qu’à l’avenir mieux vaudrait maîtriser le nombre des candidats. On peut également regretter les violences qui ont marqué la fin de la campagne à Kinshasa, le saccage de bureaux de vote dans le Kasaï occidental, le jour même du scrutin, ainsi que les intimidations dont nombre d’électeurs ont été victimes dans le Kasaï oriental. Circonstance atténuante : ce pays sort à peine de la guerre.

JA : Pourquoi la présence des observateurs internationaux n’a-t-elle pas été plus importante, avant et après le scrutin ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Il est vrai que la plupart des observateurs sont partis presque aussitôt après le vote. Ce qui doit nous inciter à réfléchir sur l’organisation de notre travail. Notons cependant que l’Union européenne a assuré une présence en amont du scrutin. Et que des experts de l’OIF ont été chargés de renforcer les capacités de la Cour suprême dans le traitement des contentieux électoraux. Fallait-il rester plus longtemps, suivre la collecte des résultats et jouer les médiateurs entre les différents acteurs ? Nous nous y sommes efforcés tant que nous sommes restés sur place, mais la spécificité congolaise fait qu’il faut attendre plusieurs semaines avant l’annonce des résultats.

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JA : En quoi consiste cette spécificité ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Elle tient à la complexité du système électoral, à l’immensité du pays, au souci de rigueur de la Commission électorale indépendante et à l’inexpérience des agents électoraux. Ailleurs en Afrique, la proclamation des résultats ne prend pas aussi longtemps, mais il faut se montrer compréhensif et indulgent. Les Congolais ont raison de se donner du temps pour éviter de faire un travail bâclé.

JA : Les hommes politiques ont-ils été à la hauteur ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Pour la première fois depuis plus de quarante ans, les gens ont voté librement, massivement et démocratiquement, dans un scrutin direct. Il appartient aux hommes politiques de saisir la portée du message qui leur est adressé. Qu’ils ne se méprennent pas toutefois sur la volonté exprimée le 30 juillet. Les populations ont compris que le vote est un acte de souveraineté important dans la perspective de l’instauration de la paix et de la démocratie, mais aussi de la reconstruction du pays. Ces élections sont une étape, ce n’est pas la fin de l’histoire. Nous assistons à une nouvelle naissance du Congo.

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JA : Sont-ils prêts à entendre ce message ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Je crois que tous se sont réjouis de la mobilisation de leurs compatriotes. Que tous ont compris que le Congo a vécu un moment historique. Cette prise de conscience doit aller jusqu’à l’acceptation des résultats.

JA : L’enthousiasme des Congolais a-t-il suscité un écho sur le continent ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Oui, je le crois. La stabilité du Congo a un impact sur le reste du continent. En 1960, lors de la première crise qu’a connue le pays, il y avait déjà des Maliens, des Ghanéens, des Marocains et quelques autres dans le contingent des Casques bleus. Aujourd’hui, il faut se réjouir de la très forte présence africaine pendant le scrutin. Pour une fois, le continent ne laisse pas les autres s’occuper de ses propres affaires, il participe à la recherche de solutions. Il est très important que ces élections aboutissent à la paix et à la stabilité, sinon ce serait un très mauvais message envoyé au reste du monde, qui manifeste déjà beaucoup de lassitude vis-à-vis de l’Afrique. Si, par malheur, tous ces efforts devaient échouer, les thèses afro-pessimistes s’en trouveraient confortées.

JA : Si la RDC n’était pas aussi bien dotée par la nature, la mobilisation aurait-elle été aussi importante ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Rendons justice à la communauté internationale et à l’ONU. La Namibie est loin de disposer de ressources comparables à celles du Congo, pourtant, en 1990, des élections y ont été organisées grâce aux Nations unies. Plus récemment, et toutes proportions gardées, il y a eu aussi la Côte d’Ivoire, qui sort peu à peu de la crise. Il y a quelques années, l’ONU a joué un rôle décisif pour le retour de la paix en Sierra Leone. Elle déploie de gros efforts pour restaurer la paix en Somalie et y reconstruire l’État. Ce n’est pas une question de potentiel économique, mais de respect de la Charte de l’ONU.

JA : Que pensez-vous de la création du Comité international des sages (CIS), que préside l’ancien président mozambicain Joaquim Chissano ? Ne doublonne-t-il pas avec le Comité international d’appui à la transition (CIAT) ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Non, le CIS illustre la conjonction des efforts africains et internationaux. Ses membres sont des Africains proposés par l’Afrique et nommés par les Nations unies pour superviser la situation postélectorale au Congo. Il faut à présent qu’il se renforce, s’étoffe et soit présent jusqu’à la fin du processus électoral. Une dizaine de consultations sont encore à venir, notamment les provinciales, les municipales, les sénatoriales et l’élection des gouverneurs. Son rôle est d’appuyer les Congolais et de favoriser le dialogue pour que ce pays entende un autre langage que celui des armes.

JA : Ce discours est-il davantage audible s’il est tenu par des Africains ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Le CIAT doit continuer à jouer son rôle, mais, parallèlement, des sages du continent doivent entrer dans le jeu pour appuyer les efforts de la communauté internationale. Les Congolais sont nationalistes et ont de bonnes raisons de l’être, mais des hommes comme Pierre Buyoya, Joaquim Chissano, Alpha Oumar Konaré, Denis Sassou Nguesso ou Abdou Diouf ont la légitimité nécessaire pour se faire entendre.

JA : Si les résultats confirment l’existence d’une coupure électorale entre l’Est et l’Ouest, comment réunir tous les Congolais autour d’un seul homme ?
TIÉBILÉ DRAMÉ : Dans tous les pays du monde, il y a des fiefs électoraux. Mais le vainqueur et les vaincus ne doivent pas perdre de vue qu’il leur revient de reconstruire ensemble le pays. Cette coupure ne doit durer que le temps de l’élection. Il sera de la responsabilité du futur chef de l’État, quel qu’il soit, de rassembler tous les Congolais, de Matadi à Bukavu en passant par Kinshasa.

JA : Et si le processus venait à déraper
TIÉBILÉ DRAMÉ : Chacun doit réaliser que les voies du droit sont les seules autorisées en démocratie. Le recours aux armes et à la violence n’est pas de mise. Mais faisons confiance au peuple congolais, qui s’est enfin levé. Pour lui, le 30 juillet 2006 a été un autre 30 juin 1960. Une nouvelle indépendance.

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