Suharto, ou l’interminable purgatoire

La justice a relancé les poursuites contre le dictateur déchu. Triste épilogue pour cet ancien général, qui, s’il ne s’était accroché au pouvoir, serait resté dans l’Histoire comme un très grand président.

Publié le 21 août 2006 Lecture : 6 minutes.

En assistant, impuissant, en mai 1998, à la fin de son règne, Mohamed Suharto, despote vieillissant, gavé de pouvoir, d’honneurs et d’argent, mais déconnecté des réalités, a dû se remémorer ces vers de son compatriote Nano Riantiamo, extrait de la pièce Succession, interdite en 1990 : « Le Roi fait tout pour garder ses sujets le cur vide, l’estomac plein. Le Roi fait tout pour s’assurer que le peuple ne sait pas, que ceux qui savent n’osent pas, ne passent jamais à l’action. Ainsi tout n’est qu’ordre et stabilité, ordre et stabilité »
Souvenons-nous : c’est sous la pression d’une foule déchaînée, soutenue en sous-main par la nomenklatura qu’il avait lui-même mise en place et qui cherchait désormais à se débarrasser d’un chef devenu trop encombrant, que le « père du développement », artisan du miracle économique indonésien des années 1980-1990, se résolut à jeter l’éponge.
Pourtant, les événements auraient pu prendre un cours différent. Si cet ancien général avait quitté le pouvoir en 1985, vingt ans après l’avoir conquis, en déposant le père de l’indépendance, Soekarno, les Indonésiens auraient gardé de lui l’image d’un très grand président.
N’ayant pas vu venir la révolte qui couvait depuis longtemps à Jakarta et jusqu’aux lointaines provinces de l’archipel indonésien, celui que le peuple appelle désormais « le roi des voleurs » a été contraint de sortir par la petite porte, comme un vilain malfrat. Et c’est d’une voix monocorde qu’il annonça son départ, le 21 mai 1998 : « J’ai décidé de démissionner aujourd’hui ; à la fin de ce discours, je ne serai plus votre président. » Avant d’ajouter, sans cynisme aucun : « Je remercie les Indonésiens de leur aide et du soutien qu’ils m’ont apportés durant la présidence, et je leur demande pardon pour les erreurs que j’ai pu commettre et pour mes insuffisances »
Erreurs ? Insuffisances ? Doux euphémismes pour qualifier les graves fautes qu’il a commises, dont la dernière fut de s’être fait « réélire », à 77 ans, deux mois avant sa chute, pour la septième fois et pour cinq ans, par un Parlement aux ordres.
Fils de paysan javanais devenu chef d’état-major, Suharto a pris le pouvoir à Jakarta en 1965, à l’issue d’un putsch dont les circonstances sont restées obscures, avant d’accéder officiellement, en mars 1967, à la présidence. Après sa prise du pouvoir, en pleine guerre froide, Suharto a fait massacrer plus de 500 000 membres du Parti communiste indonésien (PKI) ou supposés tels. Ce qui lui a valu d’être accusé de liens avec la CIA, les services de renseignements américains. Son opposition à la nationalisation des biens des compagnies pétrolières américaines et son alignement sur le monde libre ont attisé ces soupçons.
Avec l’« Ordre nouveau » qu’il a instauré en 1968, Suharto a encouragé l’investissement direct étranger et attiré des prêts des pays occidentaux. Il a aussi occupé militairement le Timor-Oriental, au lendemain du départ des troupes portugaises, en 1975, malgré la condamnation de l’ONU, entraînant une longue guerre civile sanglante.
Des organisations de défense des droits de l’homme ont estimé à près de 200 000 les personnes tuées par l’armée indonésienne, notamment parmi les partisans du Front révolutionnaire pour l’indépendance du Timor-Oriental (Fretilin).
Comment Suharto a-t-il pu imposer sa dictature sur le plus grand pays musulman (1,9 million de km2, 225 millions d’habitants) et se faire réélire, tous les cinq ans, de 1968 jusqu’en 1998 ?
Non content d’avoir imposé un contrôle total sur l’armée, le gouvernement, le Parlement, le parti au pouvoir (Golkar, fondé en 1964), la justice, les médias, ainsi que sur les ressources du pays, notamment le pétrole, qui assure 80 % des recettes d’exportation, Suharto a empêché aussi l’avènement de toute forme de contestation. Seuls les mouvements islamistes ont pu prospérer sous son règne. Car le manque de liberté politique a contraint les jeunes à chercher dans la religion l’expression de leurs aspirations.
Pour pérenniser son pouvoir, Suharto a utilisé aussi le levier économique. Ayant trouvé un pays sans infrastructures, peuplé d’analphabètes et dont le revenu annuel moyen par habitant était inférieur à 100 dollars, il a su mettre les gens au travail, ériger infrastructures, écoles et universités, et impulser un formidable essor économique (avec un taux de croissance annuel moyen de 6 % en trente ans), qui a fait baisser la pauvreté, amélioré le niveau de vie et formé une classe moyenne plus soucieuse d’ordre que de liberté.
Mais le système économique qu’il a mis en place, et qui a longtemps été salué par les bailleurs de fonds internationaux, n’avait du capitalisme que la forme, puisqu’il était dominé par sa propre famille.
Ainsi, trois de ses six enfants régnaient sur des pans entiers du secteur privé. L’aînée, Siti Hardijanti Hastuti, surnommée Tutut, n’était pas la plus riche de la fratrie. Mais son groupe, Citra Lamtoro Gung, possédait un quasi-monopole de la production pharmaceutique, deux chaînes de télévision et des intérêts dans les télécommunications. En 1996, à la veille de la grande crise, il était évalué à 2 milliards de dollars.
Bambang Trihatmodjo, l’aîné des fils, a longtemps tenu les caisses du Golkar. Son groupe, Bimantara, était actif dans le commerce du bois, les hydrocarbures, le montage de voitures, l’aéronautique et les télécommunications (3 milliards de dollars).
Hutomo Mandala Putra, le benjamin, surnommé Tommy, dirigeait, de son côté, un groupe appelé Humpus, spécialisé dans le transport des produits pétroliers, la liquéfaction du gaz naturel, le transport aérien, la construction d’autoroutes et l’exploitation des bois précieux (600 millions de dollars). Ce play-boy passionné de formule 1 a comparu devant le tribunal en 2000 pour avoir commandité le meurtre d’un juge, qui l’avait condamné à dix-huit mois de détention. Il purge actuellement une peine de quinze ans de détention dans une prison dorée.
L’empire des Suharto était si étendu que les Indonésiens disaient que faire ses courses dans un centre commercial, aller à l’hôtel, passer un coup de fil sur son portable ou même fumer une cigarette, c’était enrichir directement sinon Suharto lui-même, du moins sa femme, Siti Hartinah, surnommée « Madame 10 % », ses fils et filles, ses gendres, dont le général Prabowo Subianto – ancien commandant en chef des Kopassus, forces spéciales de 30 000 hommes -, ses beaux-frères comme le général Wismoyo Arismunandar, chef d’état-major entre 1993 et 1995, ou encore ses brus, belles-surs, neveux et nièces.
Au moment de sa chute, le potentat a laissé son pays au cur d’une tempête dont il a encore du mal à se remettre : une dette globale réelle estimée à 150 milliards de dollars, des banques accablées par une spéculation financière effrénée et grevées de créances douteuses. Accusé par la justice indonésienne d’avoir détourné 570 millions de dollars de fonds publics, l’ex-dictateur, aujourd’hui âgé de 85 ans, a été hospitalisé, fin mai, à la suite d’une hémorragie intestinale, la quatrième en trois ans. Il est aujourd’hui soumis à des soins intensifs dans sa maison, située dans un quartier huppé de la capitale. Mais nombre d’Indonésiens, qui ne cessent de réclamer le jugement du tyran pour violation des droits de l’homme, affirment que ses maladies à répétition sont une stratégie destinée à lui éviter un procès. Ne pouvant rester sourde à ces réclamations, la justice indonésienne a décidé, le 12 juin, d’invalider l’abandon des poursuites à son encontre, annoncé un mois plus tôt par le ministère de la Justice.
Le 26 octobre 2005, l’une des petites-filles de l’ancien dictateur Suharto, Gendis Siti Hatmanti, a déclaré au site d’informations www.detik.com que son « grand-père regarde souvent Qui veut gagner des millions ? » [diffusée sur une chaîne privée locale] ». Pour un vieil homme dont la fortune était estimée en janvier 1998 par Forbes Magazine à 16 milliards de dollars – et à 35 milliards par la CIA -, ce jeu doit être, en effet, très excitant.

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