Qui a encore peur des poulets ?

Même si la menace d’une épidémie humaine à grande échelle ne semble plus d’actualité, les questions restent entières, en Afrique notamment, où l’on manque de tout pour contenir l’expansion de la maladie.

Publié le 21 août 2006 Lecture : 11 minutes.

Dans l’hémisphère Nord, la plupart des oiseaux migrateurs sont rentrés d’Afrique au printemps sans hécatombe. Le pic attendu de contamination des oiseaux sauvages par le virus H5N1 ne s’est donc pas produit. Pas davantage de grippe exceptionnelle chez les humains, en dehors des quelque deux cent trente cas répertoriés depuis 2003 (voir le tableau) sur des individus qui vivaient en étroit contact avec les volailles infectées par le virus.
Tout danger n’est cependant pas écarté, même si les médias ne témoignent plus guère d’intérêt à l’imminence supposée d’une pandémie. Quelques indices laissent entrevoir que le virus avance masqué et pourrait refaire parler de lui à l’automne prochain. D’abord, l’annonce tant redoutée par les virologues du passage du virus d’un humain à un autre vient de sonner la première alerte. En Indonésie, une femme a contaminé sept personnes d’une même famille. Mais l’Organisation mondiale de la santé (OMS) affirme que l’agent H5N1 n’a pas muté de façon significative et que rien n’annonce pour l’instant l’explosion d’une épidémie humaine à grande échelle.
Autre événement passé presque inaperçu, l’arrivée du virus de la grippe aviaire au nord de l’Espagne au début de juillet. Ce qui laisse prévoir des apparitions périodiques du H5N1 en Europe, si l’on en croit le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (CEPCM), qui met l’accent sur la nécessité d’une surveillance automnale accrue. Enfin, autre perspective inquiétante, même si elle ne soulève que très peu d’émoi dans les médias occidentaux : le virus aviaire se propage désormais en Afrique lentement mais sûrement, comme le soulignait, il y a quelque mois, Bernard Vallat, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE).
Cette épidémie, si elle se propageait à l’ensemble du continent, risquerait de créer un grave déficit alimentaire en raison des pertes qu’elle occasionne dans les élevages et de la psychose qu’elle engendre, même dans les pays qui ne sont pas atteints, faisant fuir les consommateurs de volailles.
Quelles sont les priorités ?
La prévention prépandémique, telle qu’elle est prônée par les pays du Nord, demeure un luxe de pays riches. Ainsi campe-t-on en France à côté d’un stock de médicaments antiviraux (cent trente millions de comprimés de Tamiflu annoncés par le Premier ministre, Dominique de Villepin) que l’Institut de veille sanitaire trouve insuffisant et voudrait voir multiplier par quatre malgré l’efficacité toute relative du produit – il nécessite en effet une administration dans les quarante-huit heures qui suivent l’infection. Mais il semblerait qu’on ne possède pas mieux pour le moment.
Dans cinq ans, toutefois, ces stocks devront être détruits puisque périmés. Faudra-t-il reconstituer un stock idoine tous les cinq ans jusqu’à ce que la pandémie arrive ? La seule évocation d’une telle gabegie ne manque pas d’être gênante quand les pays les plus pauvres n’ont même pas de laboratoire pour détecter l’identité des virus circulants. Dans l’ignorance où nous sommes du lieu où se déclareront les premiers cas de grippe humaine à virus muté, le plus urgent n’est-il pas d’aider les pays les plus démunis à s’équiper ? Et cela d’autant plus qu’en Afrique la grippe n’est pas saisonnière comme au Nord, mais endémique, toujours prête à se déclarer.
Certes, la rencontre d’un virus aviaire et d’un virus de grippe humaine dans le corps d’une personne contaminée par les volailles est possible à tout moment. Est-il judicieux d’affoler la terre entière et de retarder sans fin cet effort international de soutien indispensable aux pays les plus démunis ? Début juillet, les fonds promis à l’ONU tardaient encore à venir, selon le coordinateur des Nations unies pour la grippe aviaire, David Nabarro. Il estimait que seuls 331 millions de dollars ont été déboursés à ce jour au lieu des 1,9 milliard annoncés à la conférence mondiale de Pékin.
Tout pose problème dans les pays pauvres. La simple décision d’aller au-devant des élevages contaminés pour édifier une barrière de sécurité par un abattage des volailles infectées et la mise en place d’un périmètre de quarantaine, seules parades susceptibles de freiner l’expansion du virus, se heurte ici et là à des problèmes absurdes. Ce sont des questions toutes simples qui restent sans réponse, par exemple : qui va payer le carburant des techniciens ?
« Espérer contenir une pandémie de grippe qui surviendrait en Afrique est une aberration si l’on ne prend pas tout d’abord conscience des mesures d’urgence à instaurer afin que le réseau vétérinaire soit plus dense pour bloquer le virus », explique encore Bernard Vallat, qui estime que très peu de pays en Afrique possèdent des ressources suffisantes pour prendre des précautions semblables à celles de l’Europe.

Dans un mois ou dans cinquante ans ?
Après avoir suscité l’effroi par des chiffres apocalyptiques de morts humaines et jeté la suspicion sur tout ce qui vole et caquette, la communauté scientifique donne dans la cacophonie. Officiellement, le virus H5N1, du fait de sa diffusion importante chez les oiseaux domestiques et du nombre de cas humains qu’il a provoqués depuis 2003, semblerait s’adapter à une transmission interhumaine et être à l’origine de la prochaine pandémie de grippe humaine. Selon le scénario catastrophe de l’OMS, celle-ci risquerait de faire cent vingt millions de victimes
Certains spécialistes de l’ONU avancent même des chiffres supérieurs. Mais, au-delà des supputations catastrophistes, certaines réalités ne laissent pas d’inquiéter, comme l’explique Jean-Claude Manuguerra, virologue responsable de la cellule d’intervention biologique d’urgence de l’Institut Pasteur : « Le fait que l’Afrique soit désormais touchée renforce les craintes d’une pandémie mondiale d’ici à quatre ou cinq ans. » Selon ce scientifique, on s’est en effet aperçu que le virus de la grippe ordinaire était excrété pendant quinze jours par les patients séropositifs alors qu’il subsiste normalement dans l’organisme humain entre cinq et six jours, d’où le risque d’une contagion prolongée. Cette situation dans des pays où le sida est très présent risque de favoriser les mutations du virus aviaire susceptibles de lui permettre un passage plus rapide d’homme à homme.
L’hypothétique pandémie à H5N1 souvent annoncée comme imminente pourrait, selon d’autres scientifiques, avoir lieu dans cinquante ans ou même jamais ! Peter Palese, de l’École de médecine du Mont-Sinaï à New York, et Paul Offit, de l’École de médecine de l’Université de Pennsylvanie, interrogés par le magazine scientifique Nature, déclaraient en janvier dernier qu’il était fait trop de cas du sous-type H5. Aucune observation ne permet d’affirmer qu’il est apte à devenir contagieux chez l’humain. Ce point de vue fait des adeptes de ce côté-ci de l’Atlantique. Parmi eux, à Paris, le professeur Antoine Flahaut, épidémiologiste du Réseau Sentinelle contre la grippe, organisme qui surveille la progression des virus grippaux : « Le virus H5 a été isolé depuis 1961 et jamais il n’a fait de passages chez l’homme en quantité suffisante pour conduire à l’épidémie. Nous nous intéressons davantage aux virus H1, H2 et H3 qui, par le passé, ont démontré leur grande contagiosité pour l’homme. Une seule certitude, il faut se préparer, car la pandémie redoutée finira bien par arriver. Mais quand ? Pour ce qui est des volailles, il s’agit d’un fléau redoutable, mais cela n’intéresse pas notre réseau. Il faudrait que les mentalités évoluent : on ne peut plus se permettre ce cloisonnement quand 60 % des maladies émergentes ont pour origine des zoonoses » (maladies qui se transmettent de l’animal à l’homme).
Se préparer à contrer l’épidémie de grippe humaine est-il un acte strictement médical ? D’autres disciplines sont impliquées : les ornithologues, qui redoutent la destruction de la faune aviaire sauvage sur laquelle portent à tort tous les soupçons de transmission d’un continent à l’autre ; les vétérinaires, qui auraient besoin d’être plus épaulés devant la propagation rapide du H5N1 en Afrique ; les médecins de santé publique, qui estiment qu’il faut davantage se préparer. On observe pour le moment que chacun lutte pour soustraire son territoire aux attaques des autres spécialités. Est-ce une stratégie de combat efficace contre une pandémie annoncée comme très meurtrière ?

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Faut-il bannir certaines pratiques agricoles ?
Cette coopération entre disciplines aurait aussi l’avantage de remonter plus en avant dans les causes de la flambée de H5N1. La production mondiale de volailles a atteint 78 millions de tonnes en 2004, et la demande va croissant. On pourrait s’étonner qu’il soit fait aussi peu de cas, dans l’information délivrée aux consommateurs, de la qualité de l’alimentation et des conditions d’hygiène qui ont cours dans les élevages asiatiques, principaux exportateurs.
Un exemple parmi tant d’autres, celui des pratiques agricoles dans plusieurs pays asiatiques (Chine, Hong Kong, Thaïlande, Malaisie, Népal) qui favorisent les contacts entre les hommes, les canards et les porcs. Ces régions asiatiques d’où partent la plupart des épidémies de grippe ont de fortes densités humaines et l’effet de concentration accroît encore les chances d’échanges de virus entre les espèces dans les fermes. Certaines pratiques ancestrales encouragent l’utilisation de fumiers et de lisiers pour l’aquaculture. Il existe un modèle très répandu où les oiseaux domestiques sont placés dans des cages au-dessus des porcs, eux-mêmes situés au-dessus de bassins d’aquaculture où les poissons recueillent les déchets. Ainsi rien ne se perd : la nourriture fournie à la partie supérieure est recyclée plusieurs fois, augmentant la rentabilité de l’opération.
Ces systèmes ont été recommandés pour leur efficacité par les organismes internationaux (dont la FAO) et il était prévu qu’ils soient étendus à l’Afrique. Ce sont malheureusement des pratiques très dangereuses qui offrent les conditions idéales pour les échanges viraux d’une espèce à l’autre. Le maillon final étant le fermier qui travaille au contact des animaux. Sans oublier les oiseaux aquatiques qui s’arrêtent au bord des bassins et peuvent être contaminés par un lisier porteur d’H5N1.
Dès 1988, dans un article intitulé « Aquaculture et pandémie d’influenza » publié par Nature, deux chercheurs mettaient en garde contre le rapprochement des espèces porcines et aviaires au sein d’une même exploitation, compte tenu du risque de voir des virus aviaires se transmettre et s’adapter au porc, pour ensuite passer facilement à l’homme. Depuis peu, la FAO déconseille ce type d’élevage et, sans transition, dissuade même les élevages familiaux, ce que le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) considère comme une nouvelle erreur dans la gestion de la sécurité alimentaire des populations les plus pauvres.

La faute aux oiseaux migrateurs ?
Les plus grands fournisseurs aviaires du monde ne sont pas à l’abri des atteintes du virus. Simplement, ils sont plutôt discrets quand il leur arrive de tuer 117 000 oiseaux domestiques infectés par le H5N1, comme ce fut le cas au Vietnam (province d’Ha Tay) en 2004. Mais l’un des problèmes les plus préoccupants est le commerce de la volaille, qui semble échapper à tout contrôle. Les ufs à couver, dont on sait qu’ils peuvent propager le virus, ne font pratiquement l’objet d’aucune surveillance en Afrique. Ainsi le Nigeria, où sont apparus les premiers cas de peste aviaire en février, s’approvisionne en Chine pour ses élevages.
Les scientifiques engagés dans la lutte pour la biodiversité estiment par ailleurs que les espèces des élevages industriels sont très fragilisées, car moins aptes à résister aux virus que les poulets qui courent dans la nature. Un peu partout, les oiseaux migrateurs ont servi d’alibi. Même s’ils peuvent être porteurs sains du virus, leur dangerosité comparée à la migration massive des volailles commercialisées et des poussins devrait sans doute être relativisée. Pour l’anecdote, des esprits sagaces de Grain, association internationale basée en Espagne, ont fait remarquer que l’alignement est-ouest des cinq premiers foyers russes de grippe aviaire coïncidait étrangement avec le tracé de la ligne du Transsibérien, qui relie Pékin à Saint-Péterbourg.
Quant aux premiers cas de grippe aviaire survenus au Niger, il se pourrait qu’ils aient suivi l’axe routier très fréquenté qui relie ce pays au Nigeria. Une voie qu’empruntent les fraudeurs de tous poils. La situation ne manque pas d’inquiéter, car l’Afrique est une grande importatrice de poussins. Le docteur Boubacar M’Baye Seck, vétérinaire malien responsable pour la région du Niger, du Nigeria et du Burkina de la cellule de coordination technique de la FAO et de l’OIE, explique que les élevages industriels représentent moins de 20 % de la production aviaire dans cette région mais que leur suivi en termes d’intrants utilisés (ufs à couver, poussins et alimentation) n’est pas sérieusement assuré.
Quel que soit le continent, la psychose peut susciter des rejets très dommageables. On incrimine l’ignorance, mais on a vu des couches sociales, à première vue plutôt informées, céder à la panique. Ainsi des pilotes de compagnies aériennes internationales ont-ils refusé de transporter depuis l’Afrique, malgré des emballages rigoureux, des analyses prélevées sur des oiseaux d’élevages contaminés à destination de laboratoires européens. Une aberration telle que le réseau international des Instituts Pasteur envisage de mettre en place des séances de formation aux seules fins de persuader ces pilotes qu’ils n’ont rien à craindre pour leur vie et pas davantage pour celle des passagers. Bien au contraire, ils participent à une lutte globale contre la possible pandémie de grippe dont on voudrait espérer qu’elle ne restera qu’une simple histoire de science-fiction.
Et peut-être aussi une affaire juteuse pour les laboratoires pharmaceutiques. Que dire des débouchés inespérés du Tamiflu, médicament sans grand intérêt autrefois, soudain promu première arme des pays occidentaux en cas de pandémie ? On observe autour du H5N1 une fébrilité étonnante : des laboratoires américains et français tentent de développer un vaccin contre un virus mutant potentiel qui n’existe pas encore et n’existera peut-être jamais. Le 6 février dernier, Sanofi-Pasteur annonçait la commande par le gouvernement américain d’une grande quantité de doses d’un vaccin prototype dit « prépandémique » pour un total d’environ 150 millions de dollars. Quand tant de maladies infectieuses meurtrières bien réelles – paludisme en tête – ne reçoivent aucune réponse vraiment efficace, on se demande parfois si la communauté scientifique occidentale ne vit pas sur une autre planète.

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