Les tribulations d’un Américain en Libye

Après le virage à 180 degrés opéré par Kadhafi, qui se pose désormais en allié inconditionnel des États-Unis, la lutte entre réformateurs et conservateurs fait rage au sein du régime. Premier volet du témoignage d’un journaliste-écrivain juif new-yorkais

Publié le 21 août 2006 Lecture : 31 minutes.

On raconte en Libye l’histoire suivante. Trois concurrents participent à une compétition de course à pied : ils doivent parcourir 500 mètres en portant un sac rempli de rats. Le premier prend un bon départ, mais, au bout de 100 mètres, les rats rongent la toile du sac et s’échappent. Le deuxième parvient à parcourir 150 mètres, mais le même scénario se reproduit. Le troisième, tout en courant, secoue le sac avec une telle vigueur qu’il empêche les rats de ronger et remporte la course. Ce troisième concurrent, c’est naturellement Mouammar Kadhafi, le révolutionnaire permanent.
Officiellement, la Jamahiriya est dirigée par les citoyens libyens, par le biais du Congrès général du peuple (CGP). Dans les faits, le « Guide » contrôle tout. Lui que feu Ronald Reagan surnomma un jour « le chien fou du Moyen-Orient », en raison du soutien qu’il apportait à d’innombrables groupes terroristes à travers le monde et des attentats qu’il n’hésitait pas à commanditer (à Lockerbie et ailleurs), est aujourd’hui un allié inconditionnel de l’Amérique dans sa guerre contre le terrorisme. À Tripoli, les dirigeants sont aujourd’hui divisés entre ceux qui appellent de leurs vux un renforcement des liens avec l’Occident et ceux qui considèrent cette alliance avec la plus extrême suspicion.

Le nom de Seif el-Islam Kadhafi, le deuxième fils et successeur présomptif du « Guide », est rarement prononcé en public. Dans les cercles du pouvoir, on l’appelle plus volontiers « le directeur », « le fils », « notre jeune ami » ou « l’ingénieur ». L’état de ses relations avec son père est l’objet d’incessantes spéculations. Le « directeur » ne détient aucun titre officiel et soutient que la charge de « Guide » n’est pas héréditaire, mais il est confortablement installé à l’ombre du pouvoir. Si Kadhafi est une sorte de roi, alors Seif el-Islam est le prince héritier.
Son rôle est de donner un visage à la réforme, de « faire briller l’image de son père », comme l’affirme un écrivain libyen. Au cours de ses études à la London School of Economics, où il obtint un doctorat en philosophie politique, il subit l’influence de Thomas Hobbes (1588-1679) et de John Locke (1632-1704). Créateur de la Fondation internationale Kadhafi pour les organisations caritatives, qui se bat contre la torture en Libye et ailleurs, et s’efforce de promouvoir les droits de l’homme, il donne l’impression d’être très attaché aux grands principes, même s’il n’a politiquement pas grand-chose à gagner à un vrai changement démocratique. Selon l’un de ses conseillers, il préférerait de beaucoup être le premier Libyen élu à la tête de son pays plutôt que le second à diriger la révolution sans avoir jamais sollicité les suffrages des électeurs – mais il peut indifféremment emprunter l’une ou l’autre voie.
« Kadhafi proclame qu’il n’est pas le chef, et son fils qu’il est dans l’opposition, mais ils mentent tous les deux », commente Me Saad Djebbar, un avocat algérien qui a longtemps travaillé en Libye. D’autres sont convaincus que Seif a son propre programme. « Le Guide est un Bédouin du désert, explique le poète en exil Khaled Mattawa. Tout ce qui l’intéresse, c’est le pouvoir et l’autorité. Il se satisfait très bien de régner sur un pays en ruine. Ses fils, en revanche, sont des citadins. Ils ont voyagé et étudié à l’étranger. Bref, ils se sont dégrossis. Ils chassent au faucon avec les princes du Golfe et aiment conduire de grosses BMW. Eux aussi veulent régner, mais sur un pays reconnu dans le concert des nations. »
Les bureaux de Seif sont situés dans la plus haute et luxueuse tour de Tripoli. Mais ils sont relativement modestes et sommairement meublés. Au milieu d’une armada d’ordinateurs, un téléphone dans chaque main, les membres du staff donnent l’impression de déborder d’activité. Mais Seif lui-même est rarement là. La dernière fois que je l’ai vu, c’était à Montréal à l’occasion d’une exposition de ses uvres picturales. Pour la plupart, ces toiles d’un expressionnisme débridé ont déjà été présentées dans plusieurs grandes métropoles, de Paris à Tokyo. Elles y ont suscité une sorte de curiosité documentaire. Un peu comme les effets personnels de la dernière tsarine de Russie Difficile de dire si l’objectif de ces expositions est d’abord politique, social ou artistique.

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À l’hôtel Sofitel de Montréal, tout le dernier étage est réservé au fils du « Guide ». À l’arrivée du patron, toute une escouade de collaborateurs et de conseillers se lève comme un seul homme. Bien qu’il affecte des manières décontractées, tout le monde paraît un peu coincé en sa présence. Le fils du « Guide », 33 ans, porte des costumes de bonne coupe et se meut avec grâce. Son crâne rasé lui donne même un air très tendance. Il s’exprime avec intelligence, mais son rapport à la réalité paraît un peu brouillé.
Pourquoi la Libye ne s’est-elle pas engagée plus tôt dans la voie des réformes démocratiques ? « Depuis cinquante ans, me répond-il, mon pays a été tour à tour une société tribale, une colonie, une royauté et une République révolutionnaire. Il faut être patient ! » Comme son père, il raffole des déclarations extravagantes. À preuve, il est apparemment favorable à la suppression totale de l’armée libyenne !
« Tout a changé, les convictions comme la stratégie, m’explique-t-il. Pourquoi devrions-nous entretenir une armée ? Si les Égyptiens décidaient d’envahir la Libye, les Américains les arrêteraient aussitôt. » Pendant les années Reagan, « nous nous attendions à tout moment à une attaque – toute notre stratégie de défense consistait à trouver le moyen de négocier avec les États-Unis. Nous avons eu recours au terrorisme et à la violence parce que c’est la seule arme dont disposent les faibles contre les forts. Maintenant que nous sommes en paix, nous n’avons plus besoin ni de terrorisme ni de bombes nucléaires. »
Mais Seif (dont le prénom signifie « épée » en arabe) récuse toute analogie entre le terrorisme libyen des années 1980 et celui d’al-Qaïda aujourd’hui : « Pour nous, c’était une tactique de négociation ; pour Ben Laden, c’est une stratégie. Nous tentions d’accroître notre influence, lui ne songe qu’à tuer des gens. » Les extrémistes religieux ont « créé beaucoup de problèmes en Libye », concède-t-il. Ils ont « tenté de déstabiliser la société tout entière ». Aujourd’hui, « ils sont affaiblis, mais la menace demeure ». L’an dernier, trois Libyens ont été impliqués dans des attentats-suicides en Irak. « Ils avaient été recrutés par Abou Moussab al-Zarqaoui, qui s’efforçait de constituer des cellules dans notre pays pour s’en prendre aux intérêts américains, compagnies pétrolières ou établissements scolaires. Pour nous, c’est un vrai désastre, parce que nous désirons ardemment une présence américaine. Les extrémistes ne sont pas très nombreux, quelques dizaines tout au plus, mais c’est un véritable casse-tête », explique le fils du « Guide ». De tels effets rhétoriques abuseront peut-être ses admirateurs occidentaux, mais sûrement pas les durs du gouvernement libyen. Seif, pour sa part, affecte de croire que les opposants à la réforme ne sont qu’une poignée : « peut-être trois ou quatre, pas davantage ». Le propos est évidemment surréaliste.
Un responsable américain qui a beaucoup travaillé avec lui le décrit comme « sophistiqué à 80 % ». Mais il va de soi que le succès des projets de Seif dépend moins de son image à l’étranger que de sa capacité à orchestrer les soutiens dont il dispose en Libye même. En dépit de son poids politique, il ne lui sera pas facile de recueillir l’héritage de son père tant les candidats à la succession sont légion. Mais c’est un malin. « Il sait, commente l’un de ses conseillers, que l’un des secrets du leadership c’est de deviner dans quelle direction va se diriger le cortège. Et de se précipiter au premier rang avant que celui-ci n’arrive à destination. »

En 2004, après que la Libye a accepté de verser des compensations financières aux familles des victimes de l’attentat de Lockerbie et de renoncer à ses armes de destruction massive, vingt ans de sanctions américaines ont pris fin. Bien sûr, Seif a été directement impliqué dans ces deux négociations. Depuis, la grande question qui se pose à Tripoli est la suivante : quelle dose de réforme ce pays habitué à vivre en quasi-autarcie depuis plusieurs décennies est-il capable de supporter ? Au sein même du gouvernement, la lutte est âpre. Entre la Compagnie nationale des hydrocarbures (NOC, en anglais), d’obédience réformiste, et le ministère de l’Énergie, où les conservateurs sont aux commandes, le conflit est permanent. Même chose entre le ministère de l’Économie (réformiste) et la Banque centrale (conservatrice). Le spectacle donné par les membres de l’équipe au pouvoir évoque parfois les pires excès de la démocratie parlementaire – mais sans partis et sans démocratie.
S’il faut en croire Ali Abdellatif Ahmida, un universitaire exilé aux États-Unis, « Kadhafi joue Seif el-Islam, son fils biologique, contre Ahmed Ibrahim, son fils idéologique ». Vice-président du Congrès général du peuple, ce dernier est le plus connu des membres d’un très influent triumvirat de conservateurs qui comprend aussi Moussa Koussa, le patron des services spéciaux, et Abdallah Senoussi, qui supervise la sécurité intérieure.
Ces affrontements aident Kadhafi à ralentir l’allure du changement. « Il est convaincu que la réforme doit être imposée subrepticement, comme un voleur dans la nuit », explique un ami de la famille. Dans certains domaines comme le respect des libertés civiques ou la restructuration de l’économie, tout est gelé. « Pourquoi se précipiter ? Nous ne sommes pas dans une situation désespérée », tranche Abdelhafidh Mahmoud Zlitni, le patron de la planification économique, avec cet air de circonspection narquoise que prennent les responsables libyens quand ils veulent éviter d’être classés dans l’un ou l’autre camp.
Dans d’autres secteurs, en revanche, la rapidité du changement est assez ahurissante. En dépit du douteux héritage laissé par les ex-colonisateurs – corruption ottomane et bureaucratie italienne -, le pays s’est très vite ouvert au commerce international : des produits étrangers sont aujourd’hui disponibles sur le marché intérieur, même si très peu de Libyens ont les moyens de se les offrir. Aux étalages, sneakers Adidas et chaussures italiennes côtoient d’improbables produits locaux, comme cette marque de pâte dentifrice baptisée Crust. Dans les librairies, où les livres en anglais étaient naguère bannis, on trouve aujourd’hui de vieilles éditions de Billy Budd [d’Hermann Melville] ou de L’Homme invisible [de H.G. Wells], voire les uvres complètes du dramaturge britannique William Congreve [1670-1729].
Le retour en force du secteur privé est spectaculaire. Des centaines de chaînes satellitaires sont désormais accessibles, et les cafés Internet ne désemplissent pas. « Il y a seulement un an, évoquer le nom de l’Organisation mondiale du commerce [OMC] était un péché ; aujourd’hui, nous sommes candidats à l’adhésion », commente un responsable de premier plan. Le rédacteur en chef d’Al-Chams (« le Soleil »), l’un des principaux journaux d’État, évoque pour sa part la fulgurante évolution de sa ligne éditoriale, qui, après avoir exalté « la lutte contre l’Occident », plaide aujourd’hui « la nécessité de travailler avec les pays étrangers ».
« Kadhafi connaît mieux que personne les structures tribales. Il n’a pas son pareil pour jouer un individu ou un groupe contre un autre. C’est un génie stratégique. Il fait avec les réformateurs et les conservateurs ce qu’il a toujours fait avec les tribus : il joue tour à tour les uns contre les autres », explique un homme du sérail.
Avant de me rendre en Libye, j’avais demandé à rencontrer Chokri Ghanem, le Premier ministre de l’époque. Une fois sur place, j’ai renouvelé quotidiennement ma demande, trois semaines durant. Tout s’est débloqué le dernier jour de mon séjour.
Je suis en pleine réunion, le téléphone sonne.
« Le Premier ministre désire vous voir, me dit-on.
– J’espère avoir le temps de le rencontrer avant mon départ, répond-je.
– Le Premier ministre veut vous voir maintenant, insiste la voix.
– OK, mais je dois d’abord passer prendre mon magnétophone.
– Le Premier ministre veut vous voir immédiatement. Où êtes-vous ? »
Je donne l’adresse.
« Une voiture viendra vous prendre dans trois minutes. »
Le trajet jusqu’à la résidence du Premier ministre est terrifiant. Apparemment, les Tripolitains considèrent les feux de signalisation comme de simples boules de verre coloré disséminées à des fins festives le long des rues. Ils manifestent leur hostilité à toute forme d’existence trop bien réglée en ignorant ostensiblement le code de la route, n’hésitant pas à rouler allègrement à gauche sur une route à deux voies, ou à virer brusquement en coupant le passage à quatre ou cinq files de véhicules. Le chauffeur finit par me déposer devant un building qui se révèle ne pas être le bon. Après deux heures d’appels en tous sens et de confusion, j’arrive enfin à destination.
« Docteur Chokri », comme l’appellent ses proches et ceux qui prétendent l’être – il est titulaire d’un diplôme de relations internationales obtenu dans une université du Massachusetts – en impose par sa corpulence, sa moustache bien taillée et son costume de bonne coupe. Il émane naturellement de lui un air de cosmopolitisme sans doute plus utile pour présider au retour de la Libye dans la communauté internationale que pour triompher du clan des durs de la Jamahiriya.
À mon arrivée, il est assis sur un sofa doré. Le mobilier de la pièce est de style Louis XVI revu et corrigé par quelque ébéniste arabe. Devant lui, plusieurs plateaux couverts les uns de pâtisserie, les autres de verres de thé à la menthe. Dans ce pays où l’obliquité est reine, sa clarté et sa précision ont quelque chose de rafraîchissant. Son ironie malicieuse ressemble à un aveu de l’absurdité du double langage libyen.
Si nombre de ses collègues, on l’a vu, ne ressentent nul besoin d’accélérer le rythme des réformes, tel n’est manifestement pas son cas : « Parfois, il est indispensable d’être dur avec ceux qu’on aime. Si votre enfant doit aller à l’école, il vous faut bien le réveiller le matin, non ? Se montrer sévère, sans trop se soucier de sa popularité, c’est la meilleure chose à faire. » Il évoque la nécessité d’adopter des mesures pour favoriser le business, ce qui suppose de passer outre à tous les obstacles bureaucratiques et à la corruption ambiante. « La corruption est à l’origine des pénuries, de l’inefficacité économique et du chômage, explique-t-il. Prétendre rompre avec ces pratiques suscite des résistances, dont certaines sont de bonne foi et d’autres beaucoup moins. »
Chokri Ghanem ne manifeste que peu d’inclination pour la rhétorique égalitaire du régime : « Si quelqu’un excelle dans un domaine, il est normal qu’il obtienne davantage que les autres. Le fait de disposer d’une classe de gens riches peut d’ailleurs jouer un rôle décisif dans la construction d’un pays. Le Livre vert de Kadhafi avait naguère décrété que le peuple devait être composé « de partenaires et non de salariés ». Mais il n’est pas facile de faire de chacun un partenaire, estime le Premier ministre : « Les gens ne veulent pas trouver un emploi, ils veulent que le gouvernement le fasse à leur place. Ce n’est pas viable. »
Le service civil, qui assure un travail à environ 20 % des Libyens, est très largement en sureffectif. La NOC compte quant à elle environ quarante mille salariés : soit peut-être deux fois plus qu’il n’est nécessaire. Il est vrai que de nombreux salariés occupent plusieurs emplois rémunérés. S’il se trouve que l’inspecteur chargé de superviser ces emplois appartient à la même tribu que le fraudeur, la supercherie ne sera jamais découverte – sans que personne ne s’en étonne. D’autre part, dans la mesure où les produits alimentaires sont très fortement subventionnés, les gens parviennent à vivre avec très peu d’argent, ce qui leur permet de refuser les emplois qu’ils jugent indignes d’eux. Les travaux les plus pénibles sont donc assurés par des Subsahariens, et ceux qui requièrent une qualification un peu supérieure par des Égyptiens.
« Notre économie est dans une situation très paradoxale, explique Ghanem. Alors que de très nombreux Libyens sont sans emploi [le taux de chômage avoisine officiellement 30 %], nous comptons quelque 2 millions de travailleurs étrangers. Cette discordance est catastrophique. » Tous les pays pétroliers sont certes plus ou moins dans ce cas, mais la situation de la Libye est rendue plus délicate par la forte croissance de sa population – les familles de quatorze enfants ne sont pas rares. Environ la moitié des Libyens ont moins de 15 ans.
S’agissant de l’islamisme, les positions du Premier ministre sont à peu près identiques à celles exprimées par le « Guide » et son « directeur » de fils : « Le fondamentalisme radical est comme un cancer, il peut frapper n’importe où, n’importe quand. Et quand il est découvert, il est généralement trop tard pour le contenir. Existe-t-il chez nous un fondamentalisme de ce type ? Honnêtement, je ne le crois pas. Mais il n’est pas exclu qu’il soit tranquillement en train de se développer, sans que personne s’en aperçoive. »
Relativement souple et modéré, l’islam sunnite de rite malékite majoritairement pratiqué en Libye est sans nul doute très éloigné du fondamentalisme des djihadistes. Mais force est de constater que certains facteurs, qui, ailleurs, ont favorisé l’apparition du terrorisme – prospérité sans création d’emplois, importance numérique d’une jeunesse dépourvue de but dans l’existence -, sont également à l’uvre en Libye.
Ghanem se montre en revanche plus circonspect sur la question des rapports avec les États-Unis : « Bien sûr que nous souhaitons établir de bonnes relations avec ce pays. Mais nous n’avons pas l’intention de nous mettre au lit avec un éléphant : nous aurions trop peur qu’il nous écrase en se retournant pendant la nuit. » Il rit et lève les mains comme pour protester de son innocence.
Je lui rappelle les doutes qu’il a, dans le passé, publiquement exprimés quant à la possibilité de conduire les réformes à la tête d’un gouvernement nommé par Kadhafi et l’interroge sur les limites imposées à son autorité. Ghanem prend l’air du type qui va faire une confidence personnelle de la plus haute importance. « Mes ministres sont comme mes frères, lâche-t-il, enserrant l’un de ses genoux entre ses mains croisées. Je ne les ai pas choisis, mais »
Il s’interrompt et sourit.
« C’est mon père qui les a choisis. »

La place Verte se trouve au centre de Tripoli. Aujourd’hui, elle sert principalement de parking, mais c’est l’une de ces vastes étendues anonymes dont raffolent tous les régimes militaires. À l’Est se dressent les dernières survivances de l’architecture coloniale italienne. À l’Ouest, la vieille ville, inextricable labyrinthe de ruelles étroites et d’échoppes, surplombée par le vieux Château rouge, qui abrite désormais les collections d’un très chic musée archéologique. En face, sur le front de mer, une spacieuse esplanade. La ville nouvelle s’étend dans toutes les autres directions : quelques villas appartenant à des particuliers et une prolifération de bâtiments de strict style soviétique, témoignage à la fois de l’optimisme et de la médiocrité qui caractérisent l’histoire récente de la Libye.
J’ai un jour été invité au lancement d’une opération de volontariat, sur la place Verte. Prenant la parole devant une centaine de personnes, un responsable a expliqué que grâce devait être rendue au plus grand de tous les volontaires, le colonel Mouammar Kadhafi, qui, à la différence du président américain, ne perçoit pas de salaire, mais, par amour et par honnêteté, consent à diriger bénévolement le pays. « Il n’y a qu’un seul Dieu, Mohammed est son Prophète et Kadhafi son incarnation moderne », a hurlé quelqu’un dans la foule. On ne s’étonnera pas d’une telle proclamation publique en songeant aux innombrables portraits du « Guide » disséminés dans tout le pays : Kadhafi y apparaît immuablement radieux, triomphant et cheveux au vent comme un moderne Clark Gable.
Ces affiches sont évidemment la première chose qui frappe le visiteur débarquant en Libye, la seconde étant l’amoncellement des détritus dans les rues. Où que vous alliez – même dans les spectaculaires ruines romaines et hellénistiques de Cyrène, Sabratha et Leptis Magna -, le sol est invariablement jonché de bouteilles en plastique, de sacs en papier, d’os de poulet et de boîtes de conserve, comme une sorte de pellicule recouvrant le paysage. « C’est la manière qu’ont trouvée les Libyens de pisser sur le système, m’explique un universitaire. Puisque le Guide ne fait rien pour son pays, pourquoi devrions-nous chercher à l’embellir ? » C’est le paradoxe le plus saisissant d’un pays qui n’en manque pourtant pas : les Libyens, qui haïssent le régime mais aiment leur pays, seraient bien incapables du dire où finit leur haine et où commence leur amour. On peut y voir une sorte d’hommage inversé à l’idéologie d’État.

Au début des années 1970, déçu du manque de ferveur révolutionnaire de ses concitoyens, le « Guide » se retira sous sa tente pour écrire son Livre vert. Il y définissait une « Troisième théorie universelle » censée dépasser le capitalisme et le communisme. En 1977, il rendit publique une Déclaration de l’établissement de l’autorité du peuple qui déboucha sur la création de la Jamahiriya, ou « État des masses », et l’instauration d’une « démocratie directe » à la libyenne : ce que Le Livre vert appelait le « contrôle du gouvernement par le peuple ». La Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste était née. Pour prévenir les luttes intestines, le manifeste Kadhafien proposait que chaque pays adopte une religion, et une seule – mais sans faire mention de l’islam. Le « Guide » affirmait son intention de conserver pieusement les principes de base du Coran (établissant, par exemple, un rapprochement très libre entre la notion coranique d’aumône à sa propre politique de protection et de redistribution sociale) et même de leur donner le statut de loi (charia). Mais sa relation à l’islam était ambiguë. Il l’utilisait pour asseoir son autorité, mais se montrait très hostile aux islamistes, parce qu’il ne supportait pas la moindre contestation.
Les deux décennies suivantes furent très radicales : pendaisons retransmises en direct à la télévision, autodafés de livres occidentaux et d’instruments de musique, brusque interdiction de l’entreprise privée, solidarité affichée, au nom de l’antisionisme, avec de nombreux groupes terroristes et mouvements de guérilla Cette politique suscita la vive désapprobation de la communauté internationale. Mais ce statut d’État voyou permit paradoxalement à Kadhafi de consolider son pouvoir et de jouer les protecteurs auprès de la population libyenne assiégée – un rôle dans lequel il excelle.
Après avoir passé en revue tout ce qui ne tourne pas rond dans le pays, un Libyen entre deux âges, qui a vécu aux États-Unis jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001 – et ne cache pas sa nostalgie de cette période -, m’a un jour confié : « Tout cela est vrai, mais il est évident que, sans la Révolution, je ne serais pas là où je suis. Les autorités ont financé mes études, m’ont envoyé aux États-Unis et m’ont donné une vie à laquelle je n’aurais jamais pu rêver. »
Il est certain que la Libye prérévolutionnaire était extrêmement pauvre. La Jamahiriya a su tirer profit de la flambée des prix des hydrocarbures amorcée dans les années 1970 et, grâce à une politique très agressive, est parvenue à imposer aux compagnies étrangères une répartition plus équitable de la manne pétrolière. Au milieu de la décennie, ses revenus pétroliers étaient plus de dix fois supérieurs à ce qu’ils étaient dix ans auparavant. Grâce à l’argent du pétrole, les autorités ont pu investir massivement dans l’éducation et les infrastructures. Le taux d’alphabétisation est passé d’environ 20 % avant l’arrivée de Kadhafi au pouvoir à 82 %. De même, l’espérance de vie moyenne est passée, au cours de la même période, de 44 ans à 70 ans. Plus de 80 000 km de routes ont été construites, et presque tous les foyers ont désormais accès au réseau électrique.

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Au fil des années, Kadhafi est devenu pour la majorité des 6 millions de Libyens une réalité incontournable de la vie quotidienne : plus de 70 % d’entre eux sont nés après son arrivée au pouvoir. Pendant toute cette période, le culte de la personnalité a brillé de mille feux, puis a été mis en veilleuse d’une manière qui n’est pas sans rappeler les temps soviétiques : au début, la majorité croyait aux idéaux de la révolution léniniste ; puis est arrivée la période stalinienne, avec ses purges sanglantes et sa violence délibérée ; puis le dégel khrouchtchévien ; puis l’ère brejnévienne, marquée par la corruption, le chaos et les dissensions internes. Les admirateurs de Seif el-Islam aimeraient voir en lui un futur Gorbatchev.
Le fait qu’une société essentiellement répressive puisse apparaître comme engagée dans un processus de réformes montre tout simplement à quel point on est ici habitué au pire. À Tripoli, j’ai entendu beaucoup d’histoires concernant les conditions de détention dans les prisons libyennes. Leurs auteurs n’avaient souvent commis qu’un seul crime : critiquer la Jamahiriya. En 2002, un ancien responsable gouvernemental coupable d’avoir appelé à la tenue d’élections libres et à la libéralisation de la presse a été jeté en prison. Libéré au début de 2004, il y est retourné deux semaines plus tard pour avoir critiqué le régime devant des journalistes étrangers.
La presse d’opposition est inexistante. L’an dernier, un journaliste Internet auteur de récits peu appréciés en haut lieu a passé plusieurs mois en détention sur la base de preuves fabriquées de toutes pièces. Des établissements ont été créés pour, officiellement, aider à la « réhabilitation sociale » des femmes ayant enfreint les lois sur l’adultère et la fornication. Il s’agit en réalité de simples centres de détention. Nombre de ces femmes ont tout bonnement été violées, puis rejetées par leurs familles. Une femme ne pourra être libérée que si l’un de ses parents mâles ou son fiancé accepte d’en assurer la garde.
Le cas de cinq infirmières bulgares accusées d’avoir volontairement inoculé le virus du sida à 426 enfants à l’hôpital de Benghazi a été davantage médiatisé. En mai 2004, les jeunes femmes ont été condamnées à mort sur la base d’aveux extorqués sous la torture. Les accusations portées contre elles ne convainquent personne à l’étranger, mais la majorité des Libyens croient dur comme fer à leur culpabilité. Seif a publiquement jugé injuste la condamnation des Bulgares, au risque d’être accusé de capituler devant les pressions occidentales. « Bien sûr, commente un membre de l’équipe gouvernementale, le Guide a laissé Seif dire que les infirmières étaient innocentes. Sans doute pour voir comment il allait jouer ce coup-là. Eh bien ! il l’a très mal joué. » Quelques mois plus tard, Kadhafi a réaffirmé la ligne dure, déclarant que les infections avaient été provoquées par « une organisation désireuse de détruire la Libye ». Les négociations avec les autorités bulgares s’étant néanmoins poursuivies, la Cour suprême a fini par autoriser la tenue d’un second procès qui s’est ouvert au mois de mai.
Kadhafi n’est ni Saddam Hussein ni Idi Amin Dada. Dans le passé, il s’est souvent montré brutal et capricieux, mais il ne s’est jamais livré à des massacres de masse sur la population libyenne. Bien sûr, diffamer le « Guide » reste illégal. Bien sûr, la loi 71 fait de la création de tout groupe politique opposé à la Révolution un délit majeur. Mais la Libye a signé la Convention de l’ONU contre la torture, et son ministre de la Justice a annoncé son intention de mettre les lois libyennes en conformité avec les critères internationaux en matière de droits de l’homme. Certaines de ces dispositions ne sont à l’évidence que de la poudre aux yeux. « Ils ont fermé les prisons du peuple où nos prisonniers politiques étaient incarcérés, explique par exemple un avocat tripolitain. Et que s’est-il passé ? Les prisonniers ont simplement été transférés dans d’autres établissements. » Abderrahmane Chalgham, le chef de la diplomatie, m’a un jour annoncé avec fierté que quatre cents policiers accusés de violations des droits de l’homme avaient été arrêtés. Mais il a été contraint d’admettre qu’aucun d’entre eux n’avait été reconnu coupable.
De quelles libertés civiques les Libyens disposent-ils véritablement ? Difficile à dire, mais qui prendra le risque de le vérifier ? « La peur ici est intense, très profondément ancrée », explique l’avocat des droits de l’homme Giumma Attiga, qui participa à la création de la Fondation Kadhafi. Les plus hauts responsables peuvent inciter les gens à parler librement et ouvertement, leur fournir toutes les garanties qu’ils ne risquent rien à le faire, leurs mots ne rencontrent aucun écho. La vérité est que le seul fait de parler politique avec un étranger est un délit passible de trois ans de prison. Même si cette interdiction est moins fermement appliquée que par le passé, la plupart des Libyens ne s’y aventurent qu’avec angoisse.
L’atmosphère évoque la fin de l’ère soviétique : menaçante, lourde de mystère et incitant à la prudence, bien que généralement pas meurtrière. On m’a souvent demandé de ne pas inscrire de noms, de numéros de téléphone ou d’adresses électroniques sur mon carnet, de peur que celui-ci ne « s’égare ». « Je vous parle avec mon cur. Gravez tout ce que je vous dis dans votre mémoire », m’a supplié une de mes interlocutrices.
En Libye, la surveillance est constante, étouffante. J’avais été averti que le chauffeur de taxi dont j’utilisais les services pour mes déplacements était un informateur des services de sécurité. Et j’ai vite compris que les appels passés à partir de mon téléphone portable n’avaient rien, mais alors rien de privé. Pourtant, j’ai quand même été un peu surpris quand un officier de police m’a interrogé sur certains points à ses yeux obscurs d’un courriel que j’avais adressé à un ami quelques jours auparavant ! Un jour, un collaborateur de Seif m’a appelé pour me faire part de son indignation : « À votre hôtel, quelqu’un vous a entendu dire, de manière très injuste, que vous n’étiez pas satisfait de l’aide que nous vous avons apportée »
Un soir, je dîne avec un fonctionnaire qui me confie tout le mal qu’il pense de la politique de son pays. Il me raconte qu’il a été longuement interrogé par la police après une récente conversation avec un étranger. « Mes interrogateurs avaient naguère été formés à la brutalité, à la cruauté et au mouchardage par d’éminents spécialistes venus de Cuba, d’Allemagne de l’Est, de Syrie et d’Égypte », m’explique-t-il. À la fin du repas, le serveur débarrasse les plats, puis revient et dépose un sucrier sur la table.
« Pourquoi fait-il ça ? » demandé-je.
Mon interlocuteur me lance un regard à la fois désolé et malicieux :
« Parce que dans l’autre sucrier, la bande enregistreuse était terminée. »

Quand les Libyens évoquent la démocratisation, ils n’ont généralement pas en vue la tenue d’élections, mais le respect de la vie privée, l’accès à l’éducation pour tous et l’extension de la liberté de parole. « Ici, le mot démocratie signifie que les autorités prennent en considération, discutent et parfois tiennent compte des idées de la population », m’explique A. M. Zlitni, le responsable de la planification.
Pour Kadhafi, la démocratie parlementaire, c’est la tyrannie de 51 % du corps électoral. Dans les pays occidentaux, écrivit-il un jour dans un grand accès d’éloquence, « les citoyens s’alignent en silence dans les bureaux de vote comme les perles d’un chapelet, puis déposent leurs bulletins dans l’urne comme ils jetteraient des ordures à la poubelle ». Récemment encore, il jugeait la démocratie occidentale « grotesque » et « truquée ». « La démocratie n’existe nulle part sur la planète, sauf en Libye, tranche-t-il. Des pays comme les États-Unis, l’Inde, la Chine ou la Fédération de Russie auraient bien besoin d’un système comme la Jamahiriya. »
À en croire les Libyens les plus pragmatiques, une vraie réforme politique consisterait à changer les mécanismes de contrôle mis en place par Kadhafi, pas à en desserrer l’emprise. « Dans la plupart des pays européens, m’a expliqué un membre du gouvernement, il existe une multitude de partis. Aux États-Unis, il n’y en a que deux, et ici, en Libye, un seul. La différence n’est pas si considérable ! » Même les réformateurs ne sont que rarement des partisans inconditionnels de la démocratie parlementaire. La plupart aspirent à une sorte d’autocratie modernisée : leur idéal est plus proche d’Atatürk ou du shah d’Iran que de Vaclav Havel. « Il n’existe aucun pays démocratique dans le monde arabe, analyse Ahmed Swehli, un jeune homme d’affaires installé depuis peu au Royaume-Uni, où il a fait ses études, et la Libye ne sera pas la première à le devenir. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un dictateur vraiment compétent, et Seif el-Islam pourrait être cet homme-là. Peut-être choisira-t-il de se faire préalablement élire, mais je ne crois pas qu’il prendra cette peine. » Même les moins cyniques ne nourrissent guère d’espoirs concernant une éventuelle acclimatation de la démocratie parlementaire en Libye.
Une raison, au moins, explique ces réticences : la crainte que, dans cette société encore très largement tribale, les tribus les plus nombreuses s’assurent le contrôle de l’État en s’empressant d’exclure toutes les autres. Moins intime et particulière que la famille, la tribu constitue la seconde strate de l’identité des Libyens – plus ou moins selon les individus. Pour les moins éduqués d’entre eux, ces groupes constitués sur la base de la parenté et de l’origine familiale (tribus, sous-tribus et clans) constituent à la fois un réseau social et un filet de protection. « Mieux vaut un leader dur issu d’une tribu minoritaire, comme c’est le cas de Kadhafi, qu’un chef représentant à 100 % les intérêts de sa tribu », estime un intellectuel.

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En attendant, le Congrès populaire de base fournit au moins le cadre – ou l’apparence – d’une vraie participation politique. Ouvert à tout Libyen âgé d’au moins 18 ans, il se réunit quatre fois par an, pendant une ou deux semaines. En principe, tous les sujets peuvent y être abordés, bien qu’un ordre du jour soit imposé d’en haut. Il existe 468 Congrès populaires de base, qui, lorsqu’ils sont en session, se réunissent quotidiennement. Un rapport est ensuite transmis par chaque Congrès au comité central (la Libye est le paradis des comités – il existe même un comité national pour les comités !). Un Congrès type comprend environ trois cents membres. Les gens éduqués mais dépourvus d’ambitions politiques s’abstiennent en général d’y participer.
Grâce au directeur de la National Supply Corporation (Nasco), l’entreprise nationale chargée de l’approvisionnement, j’ai enfin l’occasion d’assister à la réunion d’un Congrès populaire. J’espérais pouvoir observer les événements dans un coin, mais je suis immédiatement conduit au premier rang. Aussitôt, quelqu’un se précipite pour me servir du thé. À la tribune, une femme volubile s’enflamme : pourquoi la Libye importe-t-elle du concentré de tomates alors qu’elle dispose de suffisamment d’eau pour faire pousser ce type de fruits ? S’ensuit une discussion sur la tomate. Plusieurs responsables évoquent l’indispensable réforme de l’économie. Le dynamisme de la discussion m’intéresse davantage que son contenu. Mon traducteur égrène des phrases où il est question d’« échange d’actions sur un marché ouvert » ou de « réallocation de subventions ». Soudain, je dresse l’oreille, on parle apparemment de moi : « Nous avons la chance d’avoir parmi nous ce soir un éminent journaliste américain » À peine ai-je le temps d’enregistrer l’information que l’orateur poursuit : « qui va évoquer devant notre Congrès l’avenir des relations américano-libyennes ». J’ai déjà un micro entre les mains.
La traduction en arabe de chacune de mes phrases me laissant un peu de temps pour réfléchir à ce que je vais dire, je prononce un speech chaleureux et bien senti. Je me déclare favorable à un prompt rétablissement des relations diplomatiques entre nos deux pays, souligne que j’ai toujours plaisir à rencontrer des Libyens et souhaite à mes hôtes d’être aussi bien accueillis aux États-Unis que je le suis en Libye. Mes propos déclenchent une interminable ovation. Ensuite, chaque orateur prend soin de débuter son allocution par quelques mots aimables à mon endroit. Je commence à peine à savourer cette toute nouvelle célébrité quand mon traducteur me glisse à l’oreille : « Il faut y aller », puis m’entraîne vers la sortie.
À l’extérieur, trois journalistes d’Al-Chams m’attendent pour m’interviewer. Après quelques échanges de vue convenus, ils me demandent mon avis sur les récents efforts de Kadhafi pour rétablir la paix au Darfour. Je réponds que toute contribution de ce type mérite d’être soutenue et que l’opposition au terrorisme manifestée par Kadhafi devrait beaucoup plaire aux Américains.
Le jour suivant, Al-Chams rend compte de l’événement sur presque une page, avec trois grandes photos de moi devant le Congrès et ce gros titre : « LE MONDE A BESOIN D’UN HOMME COMME MOUAMMAR KADHAFI POUR ACHEVER D’INSTAURER UNE PAIX GLOBALE. » Puis, ce sous-titre : « LE PEUPLE AMÉRICAIN APPRÉCIE LE RÔLE JOUÉ PAR MOUAMMAR KADHAFI POUR APAISER LES SOUFFRANCES PROVOQUÉES PAR LE 11 SEPTEMBRE. »
Le matin même de la parution, je reçois enfin ce que j’attends depuis si longtemps : une invitation à me rendre dans la résidence de Kadhafi. Un peu plus tard, un de mes anges gardiens m’appelle pour m’annoncer une « surprise » et m’informer qu’il passera me prendre à mon hôtel à 16 heures. Nous gagnons alors le Bureau de la presse internationale, près de la place Verte, où je retrouve une vingtaine de journalistes étrangers, tous originaires de pays arabes, que j’interroge : pourquoi Kadhafi souhaite-t-il nous voir ? « Nul ne sait jamais ce que veut le Guide », me répond sentencieusement l’un d’eux.
À 18 h 45, un minibus arrive. Nous roulons pendant une vingtaine de minutes et finissons par nous arrêter devant la résidence de Kadhafi, que protège un long mur en béton. Le véhicule et nous-mêmes sommes soigneusement fouillés avant d’être autorisés à repartir. Nous slalomons lentement à travers un dédale d’obstacles en tout genre, puis sommes à nouveau arrêtés par un barrage de sécurité. Celui-ci franchi, nous sommes enfin introduits sous une vaste tente, où un buffet somptueux est dressé. Au cours de la demi-heure suivante, quelque quatre cents personnes, la plupart en costumes traditionnels, vont peu à peu s’agglutiner sous la tente.
« Le spectacle va bientôt commencer », me souffle un ami journaliste. Nous sortons, escaladons un monticule et pénétrons dans une structure polygonale aux chevrons apparents. Aux murs, en caractères géants, des citations du « Guide » en arabe et en anglais (du genre : « Les États-Unis d’Afrique sont l’avenir de l’Afrique », ou bien : « Une seule identité africaine ») et des photos de Rosa Parks, la pionnière de la lutte contre la discrimination raciale aux États-Unis. Au fond de la salle, sous un dais, un gigantesque fauteuil auprès duquel trois micros ont été installés. Un homme accoutré comme un chirurgien fait son entrée et essuie méticuleusement siège et micros avec un morceau de gaze, pour éviter au « Guide » tout risque d’infection.
Plusieurs Africains-Américains prennent place en face de nous. Je me présente à l’un d’eux. Il me répond d’un ton maussade qu’il se nomme Abdoul Akbar Mohamed et qu’il est le représentant à l’étranger du révérend Louis Farrakhan. Le chef de Nation of Islam – une organisation black radicale dont Kadhafi fut naguère l’un des parrains – a séjourné récemment à Tripoli, mais a été contraint de regagner précipitamment les États-Unis en raison de problèmes de santé.
Les discours commencent. Les orateurs se succèdent devant un lutrin installé sur l’un des côtés de la pièce, de manière à laisser le dais vide jusqu’à l’arrivée du « Guide ». Le premier est un ancien vice-ministre des Affaires étrangères. « Nous autres Libyens ne pouvons accepter les préjugés des Américains envers les Africains, commence-t-il sous les applaudissements. Ceux qui avaient 7 ou 8 ans à l’époque où Rosa Parks refusa de laisser sa place à un Blanc dans un bus ont aujourd’hui 57 ou 58 ans et sont aux commandes des États-Unis. Mais ils n’ont pas changé de mentalité et les jeunes générations non plus. » Peu à peu, le tribun s’échauffe et multiplie les effets de manches, comme si les lois ségrégationnistes n’avaient jamais été abolies ! « Nous devons combattre la haine de l’Amérique pour l’Afrique », conclut-il.
Abdou Akbar Mohamed lui succède. Lui aussi dénonce l’injustice raciale aux États-Unis et rappelle qu’à l’époque de la ségrégation Noirs et Blancs n’avaient pas accès aux mêmes hammams – détail que j’avais oublié. « Nous ne pouvons pas compter sur les médias américains, totalement contrôlés par les sionistes, pour raconter notre histoire, fulmine-t-il. Les sionistes aux États-Unis ne veulent surtout pas montrer la sympathie que nous témoigne le Guide de la Révolution libyenne – et que nous lui témoignons en retour. » Le « Guide », justement, continue de se faire attendre. Sans doute estime-t-il qu’en l’absence de Farrakhan sa présence ne s’impose pas.
À l’évidence, la réunion témoigne du nouveau tropisme africain de Kadhafi, qui refuse désormais de voir la Libye comme un pays arabe. Pourtant, ses compatriotes méprisent assez généralement les Noirs, à qui ils réservent les travaux pénibles dont eux-mêmes ne veulent pas et à qui ils ont spontanément tendance à imputer tous les crimes commis dans le pays. Ses vieux rêves d’unité arabe, le « Guide » les a remisés au placard après que, dans les années 1990, les pays « frères » eurent choisi d’appliquer docilement les sanctions décrétées contre lui par les Nations unies – ce que nombre de pays africains se refusèrent à faire. Selon les critères africains, la Libye apparaît prospère et bien gérée. En revanche, les pays arabes – y compris ses voisins maghrébins – ne témoignent pas à Kadhafi une affection débordante. Il est vrai que celui-ci apporte son soutien à divers groupes d’opposants et que des agents libyens furent par exemple impliqués, en 2003, dans une tentative d’assassinat contre le prince héritier d’Arabie saoudite. Interrogé par moi à ce sujet, Seif el-Islam a joué les vierges effarouchées : sans doute les agents concernés appelaient-ils de leurs vux un « changement de régime » à Riyad, mais ils n’étaient pas nécessairement informés que leurs partenaires saoudiens envisageaient d’éliminer physiquement des membres de la famille royale.
Une caricature parue dans la presse algérienne à l’occasion d’une récente visite du « Guide » résume assez bien les sentiments de ses voisins à son égard. On y voit Kadhafi-le-Bédouin dormant sous une tente plantée devant l’hôtel Sheraton, à Alger.
« Laissez-moi entrer, je veux aller au cirque, implore quelqu’un.
– Il n’y a pas de cirque ici, lui répond-on.
– Mais si, on m’a dit qu’il y avait un clown dans cette tente. »

© The New Yorker et Jeune Afrique 2006. Tous droits réservés.

* Romancier et journaliste américano-britannique né ?à New York. Il est notamment l’auteur du Diable intérieur – Anatomie de la dépression, Albin Michel, 2002, 608 pages

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