Les services secrets

Très jeune, Michel Roussin est attiré par les métiers du renseignement. À 37 ans, il devient le principal collaborateur du patron de la DGSE.

Publié le 21 août 2006 Lecture : 12 minutes.

Un matin, je reçois un coup de fil d’Alexandre de Marenches. Il souhaite que je rejoigne Paris pour remplacer son directeur de cabinet qui doit quitter son poste. « Vous ne vous ennuierez pas dans cette maison que vous connaissez. » []

Apprentissage d’une maison

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L’exercice est exténuant, car, dans le même temps, il faut lire avec attention les notes de la direction du Renseignement, retenir les plus intéressantes, en informer le directeur général, puis diffuser cette production aux politiques. Elle leur est destinée et doit être pour eux une aide à la décision. C’est du moins notre souhait.
L’écueil à éviter : subir la pression des cabinets ministériels ou encore essayer de concurrencer les agences de presse. Je vais apprendre que le Service n’est pas à la recherche de l’information factuelle mais qu’il est chargé de conduire des analyses pour le court et le moyen terme. Il faut pour cela s’appuyer sur des faits observés chez nos adversaires ou nos alliés et validés si possible par des moyens techniques ou par les agents (sources ou honorables correspondants) dont il dispose. []
Directeur de cabinet du Sdece avec « délégation de signature pour l’ensemble des activités du Service », selon les termes précis de l’arrêté de nomination, est une lourde responsabilité.
J’ai 37 ans, je n’appartiens à aucune chapelle. Cela va m’aider. Alexandre de Marenches me redit sa confiance. Pour répondre à la pression des événements et à une évolution de la situation internationale, il s’apprête à réorganiser le Service. Il va donner à sa maison une plus grande souplesse et trouver des alliances lui permettant d’accroître son efficacité. La France a des zones de prédilection dans lesquelles le Service est immergé : le Maghreb, l’Afrique, une partie de l’Europe. Nous sommes en revanche moins à l’aise au Proche et au Moyen-Orient, en Asie mineure ou dans le Sud-Est asiatique. Un rapprochement avec les services alliés est l’évolution stratégique qu’Alexandre de Marenches va proposer au gouvernement et qu’il fera accepter. []

Alexandre de Marenches

Elevé dans un milieu où l’on parle indifféremment l’anglais et le français, Marenches, totalement bilingue, va pouvoir jouer de cet atout rare à l’époque en France. Cela va lui permettre d’entrer de plain-pied dans la communauté du Renseignement au plus haut niveau et de communiquer sans difficulté avec ses homologues anglophones, par exemple avec les chefs des services saoudiens, irakiens ou pakistanais, mais aussi américains et anglais. Avec les Allemands du BND, il parle leur langue. Quant aux francophones, il les fascine.
Jamais stressé, cet homme indépendant prend son temps. La maison doit tourner, c’est le rôle du directeur de cabinet et du directeur du Renseignement. Lui prend du recul, conduit une réflexion personnelle sur l’évolution du monde contemporain, affûte ses idées, les teste auprès de ses nombreux interlocuteurs. « Les services de renseignement sont un immense tamis qui filtre des informations, ils ne doivent laisser passer que les bonnes pour nourrir la réflexion et permettre la confection de la note de renseignement. » Il respectera toujours cette règle qu’il nous a souvent répétée. []
Alexandre de Marenches élabore donc sa stratégie en commençant par inventer l’African Safari, une sorte de club rassemblant les services du Maroc, de l’Iran, de l’Arabie saoudite et de la Tunisie, associés au Sdece pour combattre la subversion communiste. De 1977 à 1981, cette structure maillée par un réseau particulier de transmission va permettre de monter un certain nombre d’« opérations » en Afrique et au Proche-Orient. Le Sdece n’apparaissant pas directement, la France n’est donc pas impliquée. C’est ça, le rôle du Service.
On aide l’Unita, le mouvement de Savimbi qui lutte pour la libération de l’Angola, on forme les agents des services spéciaux des membres du Safari Club au Maroc et en Tunisie, on les équipe en matériel de transmission et en armement. Au-delà des péripéties diverses et des aléas de la politique internationale, des contacts subsisteront jusqu’en 1981. Ils seront plus tard utiles à la France pour assurer le suivi de la crise afghane.
On utilisera parfois les moyens aériens du club, car il est vrai que lorsqu’un Transall atterrit en Afrique dans un coin perdu, cela ne passe jamais inaperçu. Il ne peut qu’avoir la cocarde tricolore ou la croix noire de la Luftwaffe. On est en revanche beaucoup moins attentif à la présence d’un Hercules C-130, l’appareil de transport américain le plus répandu dans le monde.
Grâce à ce club on a pu obtenir les plans complets du missile Sam-7, qui était à l’époque une menace constante pour nos aviateurs et nos marins de l’aéronavale engagés en Afrique saharienne. Un de ces missiles, récupéré intact par les Omanais lors de la guerre du Dhofar dans le sud du Yémen, nous avait été remis par les Saoudiens. []
Le shah d’Iran

Très tôt, en 1977, le Service recueille des informations sur la dégradation de la situation en Iran mais sans avoir toujours la possibilité de les valider.
Nous sommes préoccupés et faisons part de notre inquiétude aux Américains. Eux qui sont très présents dans le pays dédaignaient nos papiers lors d’échanges avec le patron du desk de la CIA à Paris. Ils considèrent nos rapports avec scepticisme.
La suite donnera raison au Service. Après le départ du shah, Marenches dira au patron de la CIA à propos des Américains : « Too much time in the PX [les magasins de l’intendance militaire américaine]. No time in the Bazaar »
Nous sommes bien renseignés, car Khomeiny est en exil en Irak et notre ami Sadoun Chaker nous donne d’excellentes informations. Ce n’est pas un inconnu qui va débarquer à Neauphle-le-Château. Marenches fera tout pour que l’ayatollah soit envoyé ailleurs lorsqu’il apprendra que c’est à la demande du shah qu’il reste en France.
Parce qu’il veut en avoir le cur net, Marenches décide de se rendre en Iran. Nous quittons Paris en Mystère 20 pour un long voyage avec de nombreuses escales jusqu’à Téhéran. La capitale est paralysée, seul cet avion minuscule atterrit sur l’aéroport désert de Meherabad.
Les unités de la garde impériale sont en ville, les manifestations se succèdent. Le shah est dans son palais désert, où nous nous rendons accompagnés par des membres du Service iranien. Tout est silencieux. Nous ne faisons pas antichambre. Le shah nous reçoit dans son bureau. Nous sommes dans la pénombre, un éclairage diffus nous permet de progresser à travers un nuage de fumée de cigarette. Dans ce décor de cinéma, le shah s’avance lentement vers nous. Il a une barbe de plusieurs jours et porte des lunettes de soleil. Marenches s’incline. À quelques pas derrière mon chef, je salue respectueusement. Le souverain au sourire las prend Marenches par le bras. Je m’éclipse.
Une heure et demie après, le directeur général sort, l’air sonné. Silence. Nous repartons, escortés jusqu’à l’aéroport par les services de sécurité iraniens.
Pendant le vol de retour, les deux spécialistes maison de l’Iran et moi entendons Marenches dire :
« C’est foutu, il a bien demandé que l’on garde Khomeiny en France, il ne fera pas intervenir la garde impériale contre les manifestants. C’est Louis XVI, il ne fait pas tirer les Suisses. Il abandonne. »
Quelques jours plus tard, un grand seigneur de notre époque, Anouar el-Sadate, accueillera le shah d’Iran et sa famille en Égypte ; le roi Hassan II prendra plus tard le relais. Une époque s’achève.

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Le Maroc d’Hassan II

Nous partons pour le Maroc avec le général Grillot, patron du service action, et trois ou quatre spécialistes du Maghreb du Sdece. Depuis le survol de Tanger, j’ai le visage collé au hublot du Mystère 20, je reconnais les plages à l’approche de Rabat. Je découvre avec émotion l’estuaire du Bou-regreg, le fleuve qui sépare la capitale de Salé. Le Maroc est ma seconde patrie. J’ai passé mon enfance à l’ombre des jujubiers, des faux poivriers, des orangers. Je reste à jamais marqué par les années vécues dans cette ville. Sur la colline, villas et jardins s’étalent entre les ruines romaines du Chellah et les vestiges de la tour Hassan. Dominant le fleuve qui se jette dans l’Atlantique au pied de la citadelle des Oudaïas, un mausolée de marbre blanc abrite la tombe de Mohammed V. J’ai le sentiment de revenir chez moi.
Pour l’instant, nous suivons les remparts ocre de la ville, avant de pousser vers le Sud, en longeant l’océan pour rejoindre Temara.
Sur cette petite plage préservée de la barre de l’Atlantique par une masse brune de rochers, j’allais avec ma bande d’amis prendre le magique bain de minuit après nos joyeuses soirées d’adolescents inconscients. C’est aussi le siège des haras du roi. Après une courte étape pour nous reposer du voyage et nous mettre au rythme marocain, nous rejoignons Skhirat où le roi a décidé d’organiser cette réunion.
Le colonel-major Dlimi, chef des services marocains, nous accueille. Ce condottiere a des liens étroits avec Marenches, qui le définit comme « extrêmement solide, intelligent et formidablement travailleur ».
Sous la grande tente dressée dans le parc, des poufs, des fauteuils et des tables basses sont dispersés sur de somptueux tapis. Un peu affalés sur nos sièges, nous abordons les problèmes du moment. Pour nous faire patienter, du thé à la menthe nous est servi accompagné de gâteaux aux amandes.
Le souverain adore se faire attendre. C’est un de ses traits, sinon un rite. C’est aussi un homme d’attention. Il fait quérir le directeur général, qui s’éloigne pour revenir quelques instants plus tard avec le roi précédé d’une nuée de serviteurs, de membres du protocole et d’officiers. Curieuse vision que celle de ces deux hommes si différents, marchant côte à côte dans l’allée bordée de palmiers.
Dans un silence respectueux, tous au garde-à-vous, nous attendons d’être présentés au roi, qui veut bien me reconnaître. Et de dire, dans un sourire, à Marenches :
« Celui-là est chez lui, c’est un de nos sujets ! »
Très vite, il aborde la situation préoccupante dans le Sud marocain et la pression constante à laquelle le Front Polisario soumet les unités des Forces armées royales. Nous sommes fascinés, Marenches le premier, par l’homme d’État, géostratège avisé qui nous fait un exposé de la situation politique et militaire. Le directeur du Renseignement écoute, immobile. Cocktail subtil, aussi indéfinissable que la quasi-hypnose dans laquelle nous sommes plongés. Il faut réagir à la crise que traversent les Forces armées royales et obtenir des succès sur le terrain, car les revers ont marqué cette armée courageuse. Le propos devient plus concret. On aborde ce qui est dans nos cordes. Marenches répond aux souhaits du roi en évoquant ce qui a fait merveille pendant la Seconde Guerre mondiale : des raids derrières les lignes ennemies. Dans la grande tradition des rezzous, le Polisario a procédé de cette façon. Il faut donc réagir brutalement et le prendre par surprise à son propre jeu.
Nous allons organiser, avec l’accord du souverain, et donc de ses généraux, une sorte de Long Range Desert Group, à l’image de cette unité britannique formée en Égypte pour monter des opérations derrière les lignes allemandes dans le désert d’Afrique occidentale pendant la campagne d’Afrique de 1941-1943.
C’est le général Grillot qui va être chargé de cette mission en relation avec les Forces armées royales, mais surtout avec le service marocain dirigé par Dlimi. L’idée est bonne. Les Marocains vont remporter quelques succès, et nous irons plus tard, avec l’accord du roi, Marenches et moi accompagnés par le colonel-major Dlimi, à la rencontre des responsables de cette unité composée de Jeep fortement armées et de blindés légers, dans la zone des combats. Au retour d’une patrouille de ces véhicules camouflés couleur sable, nous verrons sortir de nulle part, enveloppé de son chèche, le bon général Grillot
La DGSE sacrifiée

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Dès les premières dépêches annonçant que le Rainbow Warrior a été coulé à Auckland, j’affirme à Robert Pandraud et à Jacques Chirac que « l’exploit » est sans aucun doute signé par le Service. Ce projet traînait depuis longtemps dans les cartons du Sdece. Le colonel de Marolles, qui commandait le service action à l’époque, avait toujours résisté aux pressions et refusé de couler le bateau.
Vers le mois d’avril 1985, la tension monte. Des renseignements font apparaître que les projets de Greenpeace constituent une menace plus importante et plus inquiétante que ceux des années précédentes contre les essais nucléaires prévus à Mururoa pour l’été.
Le directeur de cabinet d’Hernu, Hernu lui-même et le chef d’état-major particulier du président de la République retiennent la proposition de sabotage du Rainbow Warrior. Le 23 avril, le général Saulnier donne son accord de principe à l’amiral Lacoste pour faire attribuer au Service une somme de 3 millions de francs sur les fonds spéciaux au bénéfice de cette action. Le 6 mai, à l’occasion d’un entretien avec Charles Hernu, ce dernier balaye les réticences de l’amiral Lacoste. La décision du déclenchement de l’opération est prise : le sabotage à quai, à Auckland, du Rainbow Warrior. Cette décision sera confirmée au plus haut niveau de l’État. Pour le ministre de la Défense, « nous sommes en guerre ». Il précise qu’il « en assume complètement la responsabilité ». Il ne pensait pas si bien dire. Le 15 mai 1985, le président Mitterrand autorise la mise en uvre du projet de neutralisation du bateau étudié à la demande d’Hernu. Le 4 juillet, avec l’accord de toute la hiérarchie militaire et du ministre, l’amiral donne le feu vert.
Nous connaissons la suite des événements. Le Rainbow Warrior est coulé, un photographe de Greenpeace est tué par l’explosion au moment où il revient à bord chercher un appareil photo oublié, deux officiers français sont arrêtés et incarcérés en Nouvelle-Zélande.
Les services secrets vont être incapables de gérer la crise dont ils sont en partie responsables. Une bonne aubaine, en politique intérieure, pour régler quelques comptes. Et d’abord au sein de la majorité.
Le ministre de l’Intérieur Pierre Joxe s’en mêle. On tire à boulets rouges sur le ministre de la Défense Charles Hernu et l’on tente d’impliquer le Premier ministre Laurent Fabius, qui n’est jamais informé des projets de la DGSE. Il n’a aucun rapport avec le Service ni avec l’amiral Lacoste, qui lui-même n’entretient que des relations épisodiques avec Louis Schweitzer, son directeur de cabinet.
« J’avais compris que, pas plus qu’avec Pierre Mauroy, je ne pourrais obtenir de Matignon une prise de position claire sur la nécessaire coordination des affaires de Renseignement et d’actions clandestines », écrira plus tard l’amiral Lacoste dans un rapport sur les relations entre la DGSE et le pouvoir politique.
Les policiers français deviennent les auxiliaires de leurs collègues néo-zélandais pour enquêter sur le service action. Et pour démêler les fils de cette incroyable histoire, et surtout préserver le président Mitterrand, qui, lui, sait tout, on désigne le très gaulliste conseiller d’État Bernard Tricot. Il lui faut trouver les responsables, celui ou ceux qui ont donné l’ordre. Après enquêtes, les journalistes obtiennent des informations. Oui, le gouvernement est impliqué dans le plus grave scandale que les services français aient affronté depuis l’affaire Ben Barka.
« La façon dont ont été prises les décisions illustre bien le fonctionnement interne de l’État au niveau des plus hautes autorités depuis 1981. Ce fonctionnement ne répondait à aucun des critères de sérieux, d’organisation, de détermination précise des responsabilités qui devraient être de mise à ce niveau plus qu’à un autre. » C’est l’amiral Lacoste qui s’exprime ainsi dans une note confidentielle. « À partir du 15 juillet, je me suis retrouvé pratiquement seul avec M. Hernu, progressivement lâchés, l’un et l’autre, par le gouvernement et par le président. »
Le 20 septembre à 13 h 30, Laurent Fabius annonce la démission de Charles Hernu et le limogeage de l’amiral Lacoste, qui coule avec le Service. Tout cela bien sûr profite à l’opposition. Aidée de quelques professionnels du Renseignement et de journalistes, elle peut attaquer, indirectement mais avec une belle vigueur, le président de la République. Elle ne se prive pas de souligner les dysfonctionnements du gouvernement. Robert Pandraud s’en donne à cur joie !

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