L’armée, le pouvoir et la crise
Laissées à elles-mêmes depuis plus de quarante ans, soumises aux mêmes contrecoups du conflit que le reste de la population, les casernes, en mal de ?reconnaissance et exposées aux appétits politiciens, sont aujourd’hui l’objet d’une attention toute par
Dysfonctionnements dans la chaîne de commandement, multiplication des centres de décision, floraison des structures parallèles, mutineries, luttes intestines, purges, promotions politiques L’armée subit autant, sinon davantage, que le reste de la population les contrecoups de la crise qui secoue la Côte d’Ivoire.
Le 31 juillet, Abidjan s’est réveillé sous le crépitement des fusils. Excédés par un retard dans le paiement de leurs primes, des militaires de la Direction générale des affaires maritimes et portuaires se sont mis en grève. Le feu nourri au siège de cette structure, en plein centre-ville, à quelques encablures du palais présidentiel, a confiné les Abidjanais chez eux, de l’aube à la fin de la matinée. Il a fallu l’intervention du chef d’état-major général des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), Philippe Mangou, et une réunion de crise regroupant le commandement de toutes les unités pour ramener le calme.
Depuis plusieurs années, la grande muette, qui ne mérite plus son surnom, ne cesse de se signaler par des incursions répétées dans le jeu politique. Et de multiplier mutineries, actes d’indiscipline et répressions sanglantes : massacre de 57 civils suspectés de sympathie pour l’opposant Alassane Ouattara par des gendarmes d’Abidjan, le 26 octobre 2000, jour de l’investiture de Laurent Gbagbo ; exécution d’une soixantaine de gendarmes par les militaires rebelles dans une prison militaire de Bouaké, le 6 octobre 2002 ; répression dans le sang d’une marche de l’opposition à Abidjan, le 25 mars 2004 (bilan : 120 morts, selon l’ONU) Outre le « putsch de Noël » qui a fait tomber Henri Konan Bédié le 24 décembre 1999, des complots aux noms colorés – celui du « Cheval blanc » en septembre 2000, de la « Mercedes noire » en janvier 2001 – ont rythmé la vie au pays d’Houphouët.
Dans la nuit du 18 au 19 septembre, une violente tentative de coup d’État a dégénéré en une rébellion. Les insurgés, dont de nombreux soldats de l’armée régulière en rupture de ban, ont occupé plus de la moitié du territoire et consacré la partition du pays. Garante de l’intégrité de celui-ci, l’armée a été prise au dépourvu. « Notre armée a été complètement dépouillée, confessait dès le 20 septembre le ministre de la Défense d’alors, Moïse Lida Kouassi. À Bouaké, notre plus importante base aérienne ne dispose d’aucun appareil véritablement fonctionnel. Nos Alpha-Jet, par exemple, sont cloués au sol pour des problèmes de maintenance. Seuls la gendarmerie et le génie, qui n’est pas une unité de combat, disposent de quelques escadrons opérationnels. »
Le mal remonte à la création des Fanci, le 27 juin 1960. Président du pays dès son accession à l’indépendance, Félix Houphouët-Boigny ne s’est jamais préoccupé de mettre en place une véritable politique de défense, préférant compter sur la protection de la France en cas d’agression. Tout au plus a-t-il consenti dans les années 1970 à acquérir, plus pour le prestige que pour autre chose, 7 Alpha-Jet, 11 hélicoptères (dont 5 de combat), 5 bâtiments pour la marine (dont 3 de combat), sans oublier l’artillerie sol-air et sol-sol. Au cours de la décennie 1980, l’effondrement des recettes de la filière café-cacao impose une réduction drastique (plus de 40 %) des crédits de fonctionnement de l’appareil militaire. Celui-ci se retrouve dans l’impossibilité d’assurer la maintenance de ses équipements et de moderniser l’outil de défense.
Au lendemain de l’arrivée, en décembre 1993, d’Henri Konan Bédié au pouvoir, la dévaluation du franc CFA de janvier 1994 contraint le gouvernement à geler les soldes et à rogner un peu plus sur le budget de l’armée. À l’occasion de la présidentielle d’octobre 1995, le refus du chef d’état-major, Robert Gueï, de réprimer les manifestations de l’opposition inaugure une ère de guérilla entre le pouvoir et la haute hiérarchie militaire. Après le limogeage de Gueï, le général Abdoulaye Coulibaly et l’intendant général Lassana Palenfo, jugés trop proches de l’ex-Premier ministre, Alassane Ouattara, sont écartés des postes de commandement.
Le passage de Robert Gueï à la tête de l’État, de décembre 1999 à octobre 2000, finit de déstructurer l’armée et aggrave les dissensions entre factions. Arrivé au pouvoir après une campagne électorale sur les thèmes de l’assurance-maladie universelle et de l’école gratuite, Laurent Gbagbo ne peut pas s’attaquer en priorité au « grand corps malade » de l’État. Même si un projet de loi de programmation militaire, pour une durée de cinq ans, est rédigé. Au moment où éclate la guerre, Lida Kouassi s’apprête à le défendre devant l’Assemblée nationale, et à demander le passage du budget de son département de 98 milliards à 125 milliards de F CFA pour l’exercice 2003.
Dès les premiers jours de l’insurrection, qui a manqué de justesse de l’emporter, le régime de Gbagbo prend à bras-le-corps le renforcement des moyens en hommes et en équipements de la troupe. Bertin Kadet, qui succède à Lida Kouassi, le 12 octobre 2002, recrute 4 000 nouveaux hommes, pour la plupart proches du leader des « jeunes patriotes » (d’où leur surnom de « promotion Blé Goudé »), portant ainsi l’effectif à près de 18 000 hommes, dont 8 000 gendarmes.
Gbagbo se lance dans un réarmement massif, accéléré et coûteux. Entre octobre et décembre 2002, il s’approvisionne à flux tendu pour mettre les Fanci et les mercenaires appelés à la rescousse dans les conditions de faire face à la rébellion. Dans un marché mafieux en mal de fournisseur fiable, il s’attache les services de Robert Montoya, un Français, franc-tireur et homme d’affaires, ancien membre du GIGN et du GSPR (le groupe de sécurité de l’Élysée). Reconverti dans la sécurité et le renseignement privés, Montoya est à la tête d’une société de gardiennage à Lomé, SAS Togo, et d’une autre, plus discrète, à Gibraltar, Darkwood Limited.
Le 1er octobre 2002, douze jours seulement après l’éclatement du conflit, le Français signe avec Lida Kouassi deux protocoles d’accord. Le premier a pour objet la fourniture de deux hélicoptères de combat Mi-24, avec pilotes et mécaniciens « prêts à effectuer des missions opérationnelles auprès des forces armées ivoiriennes sur l’ensemble du territoire national, en attente de la formation des pilotes et mécaniciens ivoiriens ». Garantis pièces et main-d’uvre pendant six mois, ces appareils sont dotés d’un canon de 20 mm, de deux paniers de lance-roquettes et d’un système de vision nocturne troisième génération. Prix à la livraison : 6,58 millions de dollars. Le second protocole prévoit la fourniture de véhicules, d’armements et de munitions pour un montant global de 3,5 millions de dollars.
Outre ces deux premières transactions, un nouveau contrat est signé le 18 octobre 2002, portant sur des matériels divers acheminés à Abidjan à bord d’un Antonov 124. Du 29 octobre au 12 décembre 2002, d’importantes livraisons arrivent : 2 hélicoptères Mi-24, 11 véhicules de combat BMP1, 5 000 obus de 40 à 120 mm, 100 mortiers de 82 mm, 1 000 roquettes, 4 000 grenades, 5 millions de cartouches, 2 000 kalachnikovs, 50 mitrailleuses Début 2003, suivent dans la plus grande discrétion trois chasseurs-bombardiers Mig-21 et leurs pilotes sud-africains. Commande de matériels offensifs est également passée en Chine, en Israël et en Europe de l’Est.
Cette course frénétique aux armements se révèle source d’impairs. L’image d’un char T-55 (acheté sur le stock de commandes de l’Angola auprès de la Russie), en panne sur une artère d’Abidjan, est restée dans les esprits. Le 3 mars 2003, le colonel-major Édouard Seka Yapo, alors commandant des forces aériennes, envoie un « message urgent et confidentiel » à Robert Montoya : l’un des ?Mi-24 refuse de décoller. N’empêche, jamais les Fanci n’ont disposé d’autant d’équipements fonctionnels qu’à la fin de 2003. Leur porte-parole de l’époque, Jules Yao Yao, affirme même, en février 2004 : « Nous sommes désormais mieux préparés que nous ne l’avons jamais été. Nous livrons ici notre première guerre depuis l’indépendance. Il nous a donc fallu apprendre beaucoup de choses. Nous souhaitons que les négociations réussissent, mais nous sommes assurément prêts à agir. »
Las ! Lancée le 4 novembre 2004, l’opération « Dignité » (la reconquête par l’armée régulière des villes sous contrôle de la rébellion) débouche sur des conséquences imprévues. Le 6 novembre, des roquettes lâchées par un Sukhoï-25 sur une base de la Licorne – la force française d’interposition stationnée dans le pays – font 9 morts. En représailles, les soldats français détruisent au sol tous les appareils de l’aviation ivoirienne. À cela s’ajoute, neuf jours plus tard, une sanction de l’ONU, qui impose un embargo sur l’importation des armes.
Le couperet onusien n’empêche pas les deux forces belligérantes d’user de subterfuges pour chercher à renforcer leur force de frappe. Quitte à négocier avec des trafiquants qui monnayent leurs services au prix fort. Rien n’est de trop pour déjouer la vigilance de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci). Dans la nuit du 22 au 23 juin 2005, au quai fruitier du Port autonome d’Abidjan, une patrouille de Casques bleus surprend des éléments des Fanci déchargeant d’un cargo une vingtaine de Jeep et plusieurs dizaines de caisses. Celles-ci ne sont pas ouvertes, mais elles ne contiennent vraisemblablement pas des bananes ou des ananas
Après la destruction de son arsenal aérien, l’état-major décide de renforcer ses équipements lourds. Et de doter l’armée de terre de blindés à chenilles BRDM équipés de canons de 30 ou de 75 mm, de blindés à roue de type Sagaie avec des canons de 90 mm, ainsi que d’un stock de mortiers de 120 mm et de lance-roquettes multiples de type BM 21. L’embargo n’a pas stoppé l’achat d’armes. Seul leur mode d’acheminement semble avoir changé. International Crisis Group (ICG), une organisation de prévention des conflits, pointe du doigt la Guinée voisine. À l’entendre, « les hélicoptères d’attaque d’origine ukrainienne qui ont été livrés à Conakry en mars 2005 étaient, selon de nombreuses sources, simplement en transit en Guinée avant de rejoindre la Côte d’Ivoire, supposée être leur propriétaire réel ».
Très peu formées au maniement de ces équipements, les Fanci se sont fait assister de ceux que l’on appelle pudiquement à Abidjan « des instructeurs chargés d’enseigner à l’armée régulière l’utilisation du nouveau matériel militaire ». Au nombre de deux cents au cours des premiers mois de 2003, les mercenaires, des Ukrainiens et des Biélorusses présents au lendemain de l’éclatement de la crise, ne sont plus aujourd’hui qu’une poignée installés à la Tour de l’hôtel Ivoire. Il est vrai que le tarif de 3 000 euros mensuels pratiqué à Abidjan est moins attractif que celui en vigueur dans d’autres terrains de conflit.
Réarmement massif, recrutement d’hommes du rang, recours à des mercenaires À l’épreuve de la guerre, l’armée a connu de nombreux remue-ménage. La mutation, profonde, a bouleversé le commandement, projeté de nouveaux hommes à la tête de la hiérarchie, et reformaté l’organigramme. La reprise en main des Fanci est devenue un enjeu fondamental pour gagner la guerre et pour sauvegarder le régime dans un contexte volatil. Gbagbo en fait « son » affaire. Arrivé à la tête du gouvernement le 4 décembre 2005, Charles Konan Banny, pourtant revêtu de l’essentiel des pouvoirs de l’exécutif, ne tarde pas à l’apprendre. Au lendemain de la mutinerie d’Akouédo du 2 janvier 2006, il est contraint par des tirs de sommation de rebrousser chemin alors que son cortège se dirigeait vers le camp. Si la résolution 1633 lui donne le droit d’utiliser les Forces de défense et de sécurité pour appliquer sa feuille de route, le Premier ministre est totalement tenu à l’écart de l’armée. Ni lui ni son ministre de la Défense n’exercent le moindre pouvoir sur Philippe Mangou, très introduit au palais, qui prend ses instructions directement du chef de l’État.
Pour parvenir à noyauter les Fanci, Gbagbo a peu à peu placé des « hommes de confiance » aux postes clés. À commencer par Kadet Bertin, fidèle parmi les fidèles, issu de la même ethnie et de la même région que lui, propulsé ministre de la Défense. Devenu conseiller pour les questions de sécurité, en mars 2003, cet homme discret et dévoué est au cur du dispositif chargé de l’acquisition des armements et de la direction des Forces de défense et de sécurité.
Bertin travaille en étroite collaboration avec Mangou, un colonel nommé chef d’état-major le 13 novembre 2004, avant d’être promu général de brigade. Cet Ébrié, originaire de la région d’Abidjan, com-théâtre (« commandant du théâtre des opérations ») au moment de « Dignité », s’est fait remarquer par Gbagbo à l’occasion de la préparation et de la conduite de cette opération. Alors que son prédécesseur, Mathias Doué, affiche son scepticisme, lui fonce. C’est avec lui que le chef de l’État est resté en contact téléphonique depuis les premières frappes sur Korhogo et Bouaké, le 4 novembre 2004, jusqu’à la destruction de l’aviation des Fanci par la Licorne, dans l’après-midi du 6 novembre. Dans les heures confuses qui suivent cet acte de représailles, Gbagbo passe par de nombreuses sources pour s’assurer que Mangou est encore en vie.
L’échec de l’opération débouche sur le limogeage de Doué, qui se cache pendant plusieurs semaines à Abidjan, avant de sortir clandestinement du pays. Grand, lunettes noires et treillis élégant, son successeur, Mangou, brutalement hissé au sommet, affiche une fidélité au président et se montre disponible pour ses proches (Simone Gbagbo, Charles Blé Goudé, Mamadou Koulibaly). En dehors du chef d’état-major, la reprise en main des Fanci en touche d’autres, à des postes stratégiques. Le 23 juin 2005, le lieutenant-colonel Jules Yao Yao, un peu trop indépendant d’esprit, est remplacé comme porte-parole par Hilaire Babri Gohourou, réputé « dur ». Cinq jours plus tard, Yao Yao, le colonel-major Ali Désiré Bakassa Traoré, commandant de l’Office national de protection civile, et le général à la retraite Laurent M’Bahia sont arrêtés en sortant d’un dîner à la résidence de l’ambassadeur de France, à Abidjan. Coupables de « collusion avec l’ennemi », ils sont passés à tabac. Si Yao Yao s’en tire avec une quinzaine de points de suture, Traoré succombe à ses blessures. Il avait 54 ans.
La durée de la crise a introduit la complotite et un climat de terreur au sein des troupes. Elle a également conduit le pouvoir à acquérir des réflexes sécuritaires pour se maintenir en place. Tous les officiers « suspects » ont ainsi été mutés à des commandements non opérationnels comme l’Inspection générale. Et remplacés par des hommes sûrs.
Le camp d’Akouédo, souvent théâtre de mutineries (la dernière en date remonte au 2 janvier 2006), est placé sous une surveillance stricte. Située à la périphérie d’Abidjan, cette caserne hautement stratégique abrite la poudrière où sont stockés obus, roquettes, missiles et bombes.
Un dispositif de quadrillage de l’agglomération d’Abidjan est également mis en place et confié au Centre de commandement des opérations de sécurité (Cecos), officiellement créé en juin 2005 pour lutter contre la grande criminalité. Doté d’importants moyens (1 700 hommes recrutés au sein des Fanci, de la gendarmerie et de la police, un budget de 2 milliards de F CFA, des véhicules 4×4, des fusils d’assaut), le Cecos est placé sous le commandement du colonel Guiai Bi Poin, celui-là même, qui, selon l’ONU, a dirigé la sanglante répression de la marche de l’opposition du 25 mars 2004.
À l’extérieur d’Abidjan, l’ouest du pays, en proie à des troubles depuis le début de la crise, a été entièrement militarisé. L’administration y a été confiée à des préfets et sous-préfets tous issus des forces régulières et placés sous l’autorité d’un « gouverneur militaire » : Guié Globo. Ce colonel à poigne n’a pas attendu pour instaurer la loi martiale : rafles, couvre-feu, arrestations d’éléments « suspects » Au centre du pays, face à la ligne de front, le commandement du théâtre des opérations a été confié fin 2004 à un homme « sûr » : le lieutenant-colonel André Gouri formé à Saint-Cyr, en France.
Depuis trois ans, le régime, en plaçant ses pions aux postes sensibles de la hiérarchie, s’est fait fort de verrouiller une armée, qui, au cours de ces dernières années, est devenue l’une des plus putschistes d’Afrique. Est-elle pour autant entièrement sous contrôle, aujourd’hui ? Une seule certitude : entre autres difficultés qui se profilent à l’horizon, il y a celle de sa réunification censée fermer définitivement la parenthèse de la guerre. Gbagbo, qui estime à 437 les éléments à réintégrer au sein des Fanci – contre plus du double pour l’ex-rébellion -, refuse de reconnaître les avancements et nouveaux grades accordés aux « soldats égarés ».
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