Il était une fois le kalachnikov
Le fusil-mitrailleur mis au point en 1947 par un ingénieur russe est omniprésent dans toutes les zones de conflit.?Comment expliquer un tel succès ?
Tout commence en 1947, dans un monde bipolaire : c’est en pleine guerre froide qu’un ingénieur soviétique de 28 ans, Mikhaïl Timofeievitch Kalachnikov, conçoit le fameux fusil automatique qui porte son nom et qui est également désigné sous les initiales AK-47, pour Avtomat (automatique en russe) Kalachnikov 1947. Il peut être fabriqué rapidement, en grande quantité et au moindre coût. Solide et fiable, l’arme fatale était née ! Elle connaîtra une expansion fulgurante et planétaire.
N’en déplaise aux pacifistes, le « kalach » relève de cette catégorie d’objets mythiques ancrés dans l’imaginaire collectif. Signe indéniable de sa consécration : le glissement du nom de marque au nom générique. De même que Frigidaire pour « réfrigérateur », Kalachnikov* s’est substitué à « fusil-mitrailleur ». Arme de prédilection de nombreux combattants, il est devenu l’emblème des mouvements indépendantistes ou révolutionnaires, le symbole du rebelle, du « méchant » terroriste, criminel, sanguinaire. Est-il instrument de libération ou d’oppression des peuples ? Là réside toute son ambivalence… Véritable icône à la silhouette reconnaissable partout et par tous, c’est par la petite lucarne qu’il s’est insinué dans notre quotidien. Rares en effet sont les articles ou les reportages dans lesquels il ne fasse pas au moins une brève apparition.Les chaînes de télévision ont, par exemple, abondamment diffusé les images d’un important arsenal (dont un stock d’AK-47) découvert par les soldats américains dans une maison de Fallouja (Irak).
Le nombre d’AK-47 en circulation montre que c’est le fusil d’assaut le plus répandu dans le monde : selon l’ouvrage publié par Oxford University Press sous le titre Small Arms Survey, il en comptait environ 100 millions en 2001, contre un peu moins de 10 millions chacun pour l’israélien Uzi et l’américain M-16, ses deux principaux concurrents. Il est produit dans de nombreux pays tels que la Chine, la Roumanie, la République tchèque, et sa présence massive sur l’ensemble des zones de conflits de la planète en fait le leader incontesté des armes à feu.
Les raisons de ce succès phénoménal tiennent essentiellement aux performances techniques de l’AK-47 : solidité, sécurité, disponibilité, simplicité, maniabilité Se le procurer (ainsi que ses munitions toujours disponibles en abondance) et l’utiliser, c’est presque un jeu d’enfant. Et, précisément, il est utilisé par les enfants du Tiers Monde enrôlés dans les guérillas, car ils peuvent aisément – au prix d’un entraînement limité, et ceci quels que soient leur âge, sexe ou force physique – monter ou démonter un kalach et s’en servir grâce à sa légèreté, sa petite taille et son mécanisme automatique. L’autre facteur de son succès et, par conséquent, de sa forte prolifération, réside dans son prix relativement bas ; c’est « l’arme du pauvre ». Dans ce marché de la guerre où la mort ne coûte presque rien, une centaine de millions de kalachnikovs ont été vendus en à peine un demi-siècle. Vendus, troqués, revendus, échangés et parfois même donnés, ils sont devenus une monnaie d’échange quasi universelle, puisque l’on peut en acquérir pour une poignée de dollars ou contre des marchandises, de la nourriture et autres biens de consommation. C’est un marché fluctuant où les armes ont d’abord un prix politique, et celui de l’AK-47 varie énormément en fonction du déplacement des zones de conflit. En 2001, un modèle d’occasion coûtait 10 dollars en Afghanistan, 800 dollars en Colombie et 3 800 dollars en Inde. En Irak, un kalach « cru 1988 », avec numéro de série originel sur tous ses composants et sans défaut, vaut 50 dollars. La plupart des kalachnikovs en circulation dans le monde sont des modèles de deuxième ou troisième main, issus des stocks de la guerre froide et récoltés sur divers champs de bataille. Il faut préciser que ce ne sont pas les fabricants, mais les trafiquants et les intermédiaires qui sont les principaux bénéficiaires de ce commerce.
Le continent africain représente un maillon important du trafic d’armes, domaine complexe où règne, par définition, la plus grande opacité. Camouflages, faux certificats, tours et détours autant de stratagèmes utilisés avant que les armes arrivent à destination. Exemple d’itinéraire d’un kalachnikov baladeur : en 2002, un avion en provenance d’Ukraine fit escale en Libye ; il transportait des armes avec un faux certificat d’expédition mentionnant que le gouvernement nigérian était le destinataire de la marchandise. Il s’agissait en réalité d’une cargaison de 5 000 AK-47 qui provenait des stocks de l’armée yougoslave et devait être expédiée au Liberia, en violation de l’embargo des Nations unies. Le trafic permet entre autres d’alimenter les circuits clandestins qui fournissent la délinquance et les guérillas des pays voisins.
Le kalach est une de ces armes légères qui détruisent en masse. À Hiroshima et à Nagasaki, les bombes nucléaires ont provoqué à plus ou moins long terme la mort d’environ 150 000 personnes. Chaque année, les armes à feu causent en moyenne 300 000 décès. C’est moins spectaculaire, mais bien plus meurtrier. Ainsi, pendant que les diplomates focalisent leur attention sur les armes de destruction massive, les armes dites « légères » continuent de blesser et tuer des centaines de personnes chaque jour. Dans cette tragédie quotidienne, l’AK-47 tient le rôle principal ; il freine la surpopulation à sa façon, et son histoire est indissolublement liée aux guerres et aux révolutions qui ont modelé notre monde. Un succès qui ne semble pas près de cesser, puisque, selon les estimations, il en circulera au moins jusqu’en 2026. On peut néanmoins se demander si son statut d’icône et sa dimension mythique n’atténuent pas insidieusement sa portée destructrice et son pouvoir de mort bien réels. Le kalachnikov n’est pas un jouet, ni la guerre un jeu.
* Au risque d’en étonner certains, ?« kalachnikov », puisqu’il s’agit d’un fusil, est normalement du genre masculin.
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