Hugo (le) Boss

L’ancien militaire au pouvoir à Caracas depuis 1998 a inventé une forme d’autocratie adaptée à l’ère de la démocratie. L’une de ses grandes idées est de pousser ses adversaires à se radicaliser et de contrarier leurs actions plutôt que de les interdire. P

Publié le 21 août 2006 Lecture : 21 minutes.

Jeune universitaire américain spécialiste de l’Amérique latine, Javier Corrales a écrit pour la revue Foreign Policy un portrait sans complaisance du Venezuela « révolutionnaire » et de son chef, le très controversé Hugo Chávez. L’article que vous allez lire est donc, incontestablement, sévère et il a été contesté aux États-Unis mêmes par d’autres spécialistes qui estiment que, malgré tous ses défauts, le régime Chávez est plus démocratique que tous ceux qui l’ont précédé.
C’est dire si ce président charismatique et populiste de 52 ans, au pouvoir à Caracas depuis décembre 1998 et dont toute la politique extérieure est fondée sur un bras de fer permanent avec l’administration Bush, suscite les passions. Rien qu’en juillet 2006, « Hugo Boss » a enchaîné les initiatives et les déclarations, perçues à Washington comme autant de provocations. Après avoir fait applaudir Fidel Castro au sommet du Mercosur à Buenos Aires, Chávez s’est envolé pour la Biélorussie du dictateur Loukachenko avec qui il a signé une « Alliance stratégique pour sauver le monde de la folie et de la guerre ». Ensuite, on l’a vu à Moscou, achetant des bombardiers Sukhoï et des hélicoptères militaires, passant contrat pour une usine de fabrication de kalachnikovs et prenant une option sur deux ou trois sous-marins. Puis à Téhéran, embrassant Mahmoud Ahmadinejad, et encore au Vietnam, sur les traces de la débâcle américaine.
On l’a vu aussi à Banjul, lors du sommet de l’Union africaine, courtisant assidûment ses pairs du continent pour une place de membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Chávez est partout, ébauchant les contours d’un « front idéologique mondial » à la rhétorique antiaméricaine à la fois désuète et terriblement actuelle, qui n’est pas sans rappeler celle des Non-Alignés et de la Tricontinentale des années 1960.
Mais qu’en est-il, au Venezuela même, de cette « révolution bolivarienne » qui prétend éradiquer la pauvreté en vingt ans ? Pourquoi ce pays, qui talonne aujourd’hui l’Argentine pour la place de deuxième puissance économique du continent (après le Brésil), est-il classé 130e sur 159 au palmarès mondial de la corruption établi par Transparency International ? Comment est utilisé l’argent du pétrole ? Pourquoi 90 % des contrats passés par l’État se font-ils sans appel d’offres ? De quelle démocratie parle-t-on au juste à Caracas ? Javier Corrales a tenté de répondre à toutes ces questions et son diagnostic est rude. Chávez ? « Un autocrate post-totalitaire ». n François Soudan
Ala fin du siècle dernier, l’Amérique latine avait cessé d’être la terre d’élection des dictatures militaires. La vague démocratique qui avait commencé de submerger la région à partir de la fin des années 1970 semblait ne plus pouvoir être endiguée. À l’exception d’Haïti, aucun pays latino-américain n’était tenté de renouer avec les vieux démons de l’autoritarisme. Il y avait bien, ici ou là, quelques coups d’État, mais tous faisaient long feu : l’ordre constitutionnel était promptement restauré. Dans l’ensemble du sous-continent, les sondages faisaient apparaître un soutien grandissant à la démocratie. Pour les dictateurs de tous acabits, le climat devenait franchement malsain.
Et puis, Hugo Chávez vint. Élu président du Venezuela en décembre 1998, le jeune lieutenant-colonel avait, six ans auparavant, tenté de s’emparer du pouvoir par un coup d’État. La manière forte ayant échoué, il est revenu à la charge par une autre voie – celle des urnes. Depuis presque une décennie, il préside aux destinées de son pays.
Pendant ces huit années, il a concentré entre ses mains l’essentiel des pouvoirs, harcelé ses opposants, malmené les journalistes, persécuté les organisations de défense des droits de l’homme et considérablement renforcé le contrôle de l’État sur l’économie. Grâce à lui, l’autoritarisme est à nouveau à la mode, sinon auprès des masses, du moins auprès d’un nombre d’électeurs suffisant pour gagner les élections. Sa fiévreuse rhétorique antiaméricaine et antilibérale fait de lui l’icône d’innombrables gauchistes à travers le monde.
Cela n’empêche pas de nombreux spécialistes – pour ne rien dire de ses partisans – de contester farouchement que le Venezuela est devenu une autocratie. Après tout, Chávez rassemble bel et bien sur son nom une majorité de suffrages, ceux des plus pauvres en premier lieu. Telle est en effet l’originalité de son régime : il est virtuellement parvenu à surmonter la contradiction entre autocratie et élections libres.
Cette performance ne tient pas uniquement à son charisme personnel. Encore moins à un concours de circonstances purement locales. La vérité est que Chávez a inventé une forme d’autoritarisme adaptée à l’ère de la démocratie. Les élections qui ont lieu cette année dans plusieurs pays du sous-continent (notamment au Brésil) pourraient se traduire par l’émergence de nouveaux leaders latino-américains d’obédience ouvertement chavézienne. Par ailleurs, son statut de star désormais planétaire pourrait inciter d’autres hommes forts à travers le monde à s’inspirer de son exemple.
Il n’y a au Venezuela ni exécutions de masse ni camps de concentration. La société civile n’y a pas été anéantie, comme ce fut le cas à Cuba après la révolution castriste de 1959 ; la terreur d’État, avec son cortège de desaparecidos (« disparus »), y est inconnue, ce qui ne fut certes pas le cas en Argentine ou au Chili dans les années 1970 ; et l’on y chercherait en vain une bureaucratie omniprésente et ultrarépressive sur le modèle du défunt Pacte de Varsovie. À l’inverse, il existe dans ce pays, outre des élections régulières, une opposition capable de se faire entendre, une presse agressive, une société civile organisée et réactive. En d’autres termes, le Venezuela n’est pas loin d’être une démocratie.
Le tableau change du tout au tout si l’on envisage le problème sous l’angle de la responsabilité et des limites du pouvoir présidentiel. Chávez a pris le contrôle absolu de toutes les institutions d’État susceptibles de contrebalancer son pouvoir. En 1999, il a mis en place une nouvelle Constitution qui s’est traduite par la suppression du Sénat. Cela lui permet de n’avoir plus à négocier qu’avec une seule Assemblée. Comme il ne disposait pas au sein de cette unique Chambre de la majorité des deux tiers requise pour faire adopter les lois les plus importantes, il n’a pas hésité à changer la règle du jeu : désormais, la majorité simple suffit. Grâce à ce subterfuge, il a obtenu des parlementaires que le nombre des membres de la Cour suprême soit porté de vingt à trente-deux. Puis s’est empressé de nommer des « chavistas », comme ils se nomment eux-mêmes, aux postes ainsi créés.
S’agissant de l’armée, le chef de l’État s’est octroyé une double casquette de commandant en chef. Il dirige, bien sûr, les forces traditionnelles, sur lesquelles il dispose d’un contrôle politique sans partage depuis que la réforme constitutionnelle déjà évoquée a privé le Parlement de tout droit de regard sur les affaires militaires. Il en a profité pour « purger » l’état-major des généraux dont la loyauté ne lui paraissait pas assurée et pour promouvoir ses partisans.
Mais, en 2004, Chávez a également pris la tête d’une armée parallèle de cent mille réservistes, tous d’origine urbaine. À terme, il espère bien porter leur nombre à deux millions. À titre de comparaison, dix mille paramilitaires de droite suffisent à contenir les diverses guérillas qui ensanglantent la Colombie. Avec une armée de deux millions de réservistes, le numéro un vénézuélien espère bien conjurer le risque de se retrouver un jour dans l’opposition.
Non moins important, Chávez contrôle le Conseil électoral national, l’organisme chargé de superviser les élections, et la PDVSA, la gigantesque entreprise pétrolière d’État qui fournit au gouvernement l’essentiel de ses revenus. Ce qui lui permet, d’une part, d’être assuré que d’éventuelles irrégularités électorales à son profit resteront impunies ; de l’autre, de disposer à sa guise d’un trésor de guerre d’une importance capitale en période électorale.
Comme si tout cela ne suffisait pas, une nouvelle loi permet désormais à l’État de superviser plus étroitement le contenu des médias. Parallèlement, le code pénal a été révisé pour légitimer l’emprisonnement de tout citoyen qui se risquerait à « manquer de respect » à un membre du gouvernement. En établissant, grâce à Internet, des listes de votants avec mention de leurs tendances politiques, les autorités vénézuéliennes achèvent de renverser les rôles. L’État s’arroge le droit de surveiller et de punir les citoyens en raison d’activités politiques qu’il réprouve – au lieu de l’inverse. Si la démocratie requiert un strict contrôle des détenteurs du pouvoir, alors ce pays en est très loin.
La mainmise progressive de Chávez sur le pouvoir s’est néanmoins heurtée à de sérieuses résistances. Entre 2001 et 2004, une vingtaine de manifestations de masse, de multiples cacerolazos (« concerts de casseroles ») et une grève générale à la PDVSA ont presque complètement paralysé le pays. En avril 2002, le président a même été brièvement écarté par un coup d’État. Peu de temps après, en dépit des obstacles suscités par le Conseil électoral, l’opposition est parvenue à deux reprises à réunir le nombre de signatures (3,2 millions en février 2003, 3,4 millions au mois décembre suivant) requis pour organiser un référendum sur la destitution du chef de l’État.
Le référendum a eu lieu en 2004, et Chávez l’a remporté haut la main, portant ainsi un coup très dur à l’opposition. Pour de nombreux analystes, sa capacité à s’accrocher au pouvoir s’explique aisément : le peuple l’aime. Peut-être est-il un caudillo, mais à la différence des autres dictateurs militaires, il a aussi un côté Robin des Bois. En tenant le discours qu’on attendait de lui et en ne regardant pas à la dépense, Chávez s’emploie, surtout depuis la fin de 2003, à satisfaire les besoins spirituels et matériels des Vénézuéliens pauvres. En 2004, ces derniers représentaient 60 % de la population.
Pourtant, réduire les succès de Chávez à une édifiante histoire de rédemption sociale occulterait la complexité de son règne – et les dangers du précédent qu’il représente. Il est indéniable qu’il est parvenu à mettre en uvre des programmes sociaux innovants, comme pour démontrer que le secteur privé et l’État vénézuéliens ne sont pas abandonnés à la loi des gangs, mais nombre de ses initiatives n’ont été lancées que sous la menace d’une destitution par voie référendaire. Sa politique est en outre à l’origine de la plus dramatique augmentation des dépenses publiques jamais enregistrée dans le monde développé : de 19 % du Produit intérieur brut en 1999 à 30 % cinq ans plus tard.
Or le moins que l’on puisse dire est que les mesures adoptées pour lutter contre la pauvreté, améliorer le système éducatif ou promouvoir l’égalité des chances n’ont pas obtenu de résultats spectaculaires. Le plus embarrassant pour ceux qui croient voir en Chávez un nouveau Robin des Bois, c’est que les pauvres sont loin de le soutenir comme un seul homme. La plupart des sondages font apparaître qu’au moins 30 % d’entre eux, parfois davantage, lui sont hostiles. Et il est plus que probable que la majorité des 30 % ou 40 % d’abstentionnistes ne disposent que de faibles revenus.
Cette incapacité de Chávez à mobiliser en sa faveur l’ensemble des pauvres est la clé qui permet de comprendre le nouveau style de dictature qu’il s’efforce d’imposer – appelons-le « l’autocratie compétitive ». Un autocrate compétitif dispose de soutiens suffisants pour participer avec succès à une consultation électorale, mais insuffisants pour laminer l’opposition. La coalition qui le soutient est constituée d’une fraction de la population pauvre, de la majeure partie de l’armée préalablement purgée de ses éléments douteux et de nombreux hommes politiques de gauche longtemps marginalisés. Chávez diffère donc des deux grands types de dictateur connus : l’autocrate impopulaire qui, comptant peu de partisans, est contraint de recourir à une répression débridée ; et l’autocrate rassurant, qui, en l’absence d’opposition sérieuse, peut confortablement se reposer sur ses lauriers. L’opposition est trop forte pour être ouvertement réprimée, d’autant que les conséquences internationales d’une telle attitude seraient sans nul doute très graves. Alors, Chávez s’efforce de maintenir un semblant de démocratie. Et de se montrer plus malin que ses adversaires. Sa grande idée est de contrarier les activités de ses détracteurs plutôt que de les interdire. Ses succès électoraux sont moins la conséquence de sa politique en faveur des pauvres que d’une manipulation réussie de l’opposition organisée. Il a découvert qu’il lui serait plus facile de concentrer le pouvoir entre ses mains en tolérant une opposition virulente qu’en l’interdisant. Ce faisant, il réécrit le manuel du parfait petit autocrate d’aujourd’hui. Voici comment il a procédé.

Multiplication des attaques contre les partis. Dès sa première campagne électorale, en 1998, Chávez a fait de la lutte contre les partis l’axe de sa stratégie. Et fustigé la partidocracia (« partitocratie ») avec plus d’insistance que le néolibéralisme. Ce thème a rencontré un écho immédiat dans l’électorat. Comme dans la plupart des pays développés et démocratiques, le rejet des partis est ici profond. Il touche autant la droite que la gauche, les jeunes que les vieux, ceux qui ont l’habitude de voter que ceux qui se réfugient volontiers dans l’abstention. Cette stratégie a non seulement permis à Chávez de remporter les élections de décembre 1999, mais aussi de faire adopter l’une des Constitutions les plus hostiles aux partis de toutes les démocraties latino-américaines. Son plan visant à concentrer l’essentiel du pouvoir entre ses mains était sur de bons rails.

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Polarisation de la société. Une fois arrivé au pouvoir, l’autocrate compétitif doit s’efforcer de polariser le système politique. La manuvre consiste à vider de sa substance le centre de l’échiquier et de maintenir l’unité de ses propres rangs. Affaiblir le centre est essentiel pour tout autocrate compétitif. Dans la plupart des sociétés, en effet, le centre idéologique est numériquement fort. Pour un adepte de l’autoritarisme, c’est un vrai problème dans la mesure où les électeurs modérés sont rarement tentés de voter pour des extrémistes – sauf, bien sûr, si l’autre camp se radicalise.
La solution ? Inciter ses opposants à adopter des positions extrêmes. L’apparition de deux pôles extrémistes conduit inéluctablement à l’explosion du centre : épouvantée par la droite, la gauche modérée est irrésistiblement attirée vers la gauche radicale, et vice versa. Certes, le centre ne disparaît jamais entièrement, mais il est ramené à des dimensions telles qu’il devient aisé de le neutraliser. Dès lors, l’aspirant autocrate a de bonnes chances d’obtenir, lors de chaque consultation, au moins un tiers voire la majorité des suffrages.
Comment Chávez s’y est-il pris pour polariser le système ? En faisant adopter, dès octobre 2000, le décret 1011 qui laissait entrevoir une possible nationalisation des écoles privées et une « idéologisation » de l’école publique. L’opposition a réagi comme il était prévisible qu’elle le ferait : elle s’est affolée, a rameuté ses troupes et adopté une position dure pour la défense du statu quo. Résultat : le centre s’est réduit comme peau de chagrin.
Tandis que leur chef entreprenait de surmonter tous les obstacles institutionnels à l’établissement de son pouvoir, les chavistas se montraient peu enclins aux concessions. Le dynamisme de son mouvement est très important pour un autocrate compétitif, plus exposé aux luttes intestines qu’un dictateur impopulaire, la coalition qui le soutient étant à la fois plus large et plus hétérogène. Aussi doit-il en permanence trouver le moyen d’apaiser les tensions internes. La solution est simple : accorder à ses troupes, souvent frustrées socialement, de généreuses gratifications et provoquer l’opposition de manière à en faire un monstre contre lequel il convient de se répandre en continuelles injures. Les libéralités dont elles bénéficient incitent ses troupes à rester à ses côtés. Et les provocations découragent toute velléité de changer de camp.

Répartition sélective de la richesse. Sous-estimer la fonction politique du populisme chavézien et croire qu’il ne vise qu’à satisfaire les besoins de la population, c’est ne rien comprendre à l’autocratie compétitive. Ledit populisme est grandiloquent, mais sélectif. Chávez comble ses supporteurs d’improbables faveurs et accable d’injures ses détracteurs. Il refuse à l’opposition sa part du butin de la croissance pour la répartir entre ses partisans. Et tant mieux si les exclus sont fous de rage ! Cela lui permet d’accentuer la polarisation de la vie politique, dont, en bon autocrate compétitif, il a le plus impérieux besoin.
Chávez n’est assurément pas dépourvu de moyens pour mener à bien son entreprise. N’est-il pas l’un des PDG les plus puissants du monde, dans l’un des secteurs d’activité les plus rentables : la vente de pétrole aux États-Unis ? Méthodiquement, il renforce son contrôle sur la PDVSA. Avec des ventes estimées en 2005 à 84 milliards de dollars, la compagnie dispose des cinquièmes réserves pétrolières d’État de la planète. Ses revenus sont les plus importants d’Amérique latine, après ceux de la Pemex, la compagnie d’État mexicaine. Parce que la PDVSA est à la fois grossiste et détaillant (Gitgo, l’une de ses filiales, est l’une des plus importantes sociétés de raffinage et l’un des principaux distributeurs de gaz aux États-Unis), elle s’assure des profits considérables que les cours du baril s’envolent ou qu’ils s’effondrent.
Mais la redistribution de la manne pétrolière ne suffit pas à polariser la vie politique autant qu’il le souhaiterait. Chávez n’est à l’aise que dans le conflit et la récente expropriation de terres appartenant à des particuliers est pour lui une aubaine. Au milieu de 2005, avec l’aide des gouverneurs de région et de la Garde nationale, le gouvernement a entrepris toute une série de confiscations. En août et en septembre, près de 125 000 ha ont été saisis, et le gouvernement n’a pas fait mystère de son intention d’aller plus loin. Or, selon la Constitution, une expropriation n’est possible qu’avec l’accord de l’Assemblée nationale. Ou lorsque la terre est officiellement déclarée vacante. Chávez a donc dû recourir à un subterfuge : contester les titres de propriété et revendiquer cette dernière au nom de l’État. Ses partisans se sont empressés d’applaudir le coup de force du nouveau Robin des Bois. Or il ne fait aucun doute qu’un gouvernement sincèrement soucieux d’aider les pauvres se serait contenté de redistribuer une partie du patrimoine foncier de l’État (50 % du territoire national), encore largement inexploité. Mais faire don de terres appartenant à l’État n’aurait suscité la colère de personne !
Selon toute vraisemblance, la majorité des terres expropriées seront in fine attribuées à des militants du parti au pouvoir ou à des militaires – et non à de vrais pauvres. La plupart des sous-officiers vénézuéliens rêvent de posséder un lopin de terre où ils puissent s’installer à la fin de leur service actif. C’est la raison pour laquelle les confiscations ordonnées par Chávez suscitent un tel engouement dans l’armée. Peu après l’annonce des expropriations, une controverse a publiquement éclaté entre Richard Vivas, un civil radical qui dirige l’Institut national des terres, et le général Rafael Oropeza, le ministre de l’Alimentation. Il s’agissait de savoir quel service serait chargé de la conduite des opérations. Personne n’imagine une seconde que les militaires puissent sortir bredouilles de l’affrontement.

Dépérissement – enfin presque – de la bureaucratie. Certaines autocraties, en Birmanie par exemple, s’efforcent d’asseoir leur légitimité en imposant un strict respect de l’ordre. D’autres, comme le Parti communiste chinois, en promouvant la prospérité économique. Les unes et autres ne peuvent se passer d’une bureaucratie hypertrophiée. Ce n’est pas le cas d’un autocrate compétitif comme Chávez, qui, lui, peut se permettre de laisser la bureaucratie dépérir. À une exception près : les services chargés du décompte des suffrages lors des consultations électorales.
La meilleure preuve en est peut-être le chaos que suscite au sein de l’équipe dirigeante le turn-over ultrarapide qu’il impose. Comment ses ministres pourraient-ils mener une politique cohérente quand il ne leur laisse même pas le temps d’achever la décoration de leur bureau avant de les remplacer ? En moyenne, Chávez chamboule chaque année plus de la moitié de son gouvernement. Pourtant, parallèlement à ces turbulences bureaucratiques délibérément provoquées, il met méthodiquement en place une formidable machine électorale. Les meilleurs esprits et plus brillants técnicos y participent. L’un de ses stratèges électoraux les plus influents est son ministre des Finances, le très docile Nelson Merentes, qui consacre à coup sûr davantage de temps aux élections qu’à la solvabilité fiscale. Le travail de Merentes, tel que lui-même le décrit : faire en sorte que de médiocres résultats électoraux se traduisent par le plus grand nombre possible de sièges. La tâche requiert une compréhension en profondeur des subtilités du système, une habile manipulation du découpage électoral, une mobilisation des nouveaux électeurs, une connaissance détaillée des inclinations politiques de chaque circonscription et, bien entendu, une disposition naturelle à la chicanerie. Bref, le job nécessite un vrai don pour les chiffres. Comme par hasard, Merentes est diplômé de mathématiques
Les résultats de cette politique sont tangibles. Faire renouveler son passeport prend souvent plusieurs mois, mais, s’il faut en croire El Universal, un quotidien d’opposition de Caracas, 2,7 millions de nouveaux électeurs ont été inscrits sur les listes en moins de deux ans. Soit presque 3 700 électeurs par jour. Lors du référendum sur la destitution de Chávez, le gouvernement a fait ajouter de nombreux noms sur les registres électoraux, trente jours avant le scrutin : impossible, dans ces conditions, de déceler d’éventuelles irrégularités. En un peu moins de vingt mois, plus de 530 000 étrangers ont été précipitamment naturalisés, puis inscrits sur les listes électorales. Enfin, plus de 3,3 millions d’électeurs ont changé de circonscription.
Les stratèges chavéziens ont également trouvé le moyen de tirer avantage d’une particularité du système électoral vénézuélien, dans lequel 60 % des élus le sont à titre individuel et les autres sur des listes de candidats présentés par les partis. Le système est conçu pour favoriser la deuxième formation par ordre d’importance. Celle qui remporte le scrutin uninominal perd en effet des sièges à la proportionnelle, qui sont attribués au parti arrivé en deuxième position.
Pour infléchir le système à son profit, le gouvernement a inventé la méthode dite des marochas, mot d’argot local qui signifie « jumeaux ». Un nouveau parti a été créé pour participer au seul scrutin uninominal et permettre à la formation de Chávez d’échapper à la pénalité, qui, en théorie, frappe celui qui est en tête. Les quelques sièges qui, en d’autres circonstances, auraient pu tomber dans l’escarcelle d’un parti d’opposition reviennent en réalité à ceux qui ont remporté les sièges « individuels » – ce que le système avait précisément pour mission d’empêcher. Lors des élections locales de 2005 dans la ville de Valencia, le parti chavézien a ainsi remporté 77 % des sièges avec seulement 37 % des suffrages. Sans les marochas, il n’en aurait obtenu que 46 %. La légalité de ces procédés étant à l’évidence discutable, il est indispensable pour le pouvoir de contrôler le Conseil électoral national et la Cour suprême. De fait, ces derniers n’ont, à ce jour, rien trouvé à redire

Attaques répétées contre la superpuissance. Après le référendum de 2004, remporté par Chávez avec 58 % des voix, l’opposition a littéralement sombré dans le coma, moins en raison du résultat lui-même que de la complaisance avec laquelle les observateurs internationaux ont entériné les conclusions, pourtant peu étayées, du Conseil électoral. Rien ne s’oppose plus au renforcement de l’emprise de Chávez sur l’appareil d’État, mais, en contrepartie, il n’a plus d’ennemi crédible à défier. La solution ? Multiplier les opérations de harcèlement à l’encontre des États-Unis.
Ses attaques contre l’Amérique se sont notablement durcies à partir de la fin de 2004. Tour à tour, il a accusé l’administration Bush de comploter en vue de son assassinat ou, à défaut, de son renversement ; d’infiltrer des espions au sein de la PDVSA ; de planifier une invasion du Venezuela ; et, accessoirement, de terroriser le monde entier. En traînant dans la boue la superpuissance américaine, il poursuit à l’évidence le même but qu’à l’époque où il s’efforçait de radicaliser son opposition intérieure : cela lui permet tout à la fois d’unir et de détourner l’attention de la vaste coalition qui le soutient. Avantage supplémentaire, cela fait de lui l’enfant chéri de la gauche internationale.
Tous les autocrates ont besoin d’un soutien international. Beaucoup tentent de l’obtenir en se blottissant dans le giron des superpuissances. L’ambition de Chávez est différente : il se rêve en missile anti-impérialiste. Il n’est pas encore parvenu à sauver le Venezuela de la pauvreté, du militarisme, de la corruption, de la criminalité, de la dépendance énergétique, du capitalisme monopolistique ni d’aucun des fléaux qui obsèdent la gauche internationale. Il ne peut même se prévaloir que d’un tout petit nombre de réalisations d’inspiration plus ou moins sociale-démocrate. Alors, Chávez cherche désespérément le moyen de séduire la gauche. S’il joue la carte de l’anti-impérialisme, c’est qu’il n’en a pas d’autre à sa disposition.
L’avantage de cette politique est que la manière dont les États-Unis y répliquent n’a au fond guère d’importance. S’ils font mine de regarder ailleurs, comme ils l’ont plus ou moins fait jusqu’en 2004, Chávez apparaît comme le vainqueur. S’ils surréagissent, comme ils ont eu tendance à le faire au cours des derniers mois, ce même Chávez démontre le bien-fondé de ses accusations. Tous les aspirants autocrates seraient bien inspirés d’en prendre note : traîner les États-Unis dans la boue est un moyen sans grand risque et politiquement payant de s’assurer des soutiens à l’étranger.
Au bout du compte, tous les régimes autoritaires résolus à s’accrocher au pouvoir appliquent le même principe. Ils s’efforcent de susciter l’indulgence de la société pour les interventions de l’État. Thomas Hobbes, le philosophe anglais du XVIIe siècle, prodiguait à ce sujet d’utiles conseils. Plus les citoyens vivent dans l’insécurité – plus ils sont menacés de retourner à la brutalité de l’état de nature -, plus ils aspirent à la puissance de l’État. Peut-être Chávez n’a-t-il point lu Hobbes, mais il a saisi la pensée hobbesienne à la perfection. Il sait qu’il suffit que ses concitoyens soient convaincus que le monde court à sa perte pour qu’ils accueillent favorablement les interventions de l’État. C’est même pour cette raison qu’il n’est nullement pressé d’en finir avec les diverses crises qui affectent le Venezuela. Plutôt que de réformer le système de santé, aujourd’hui dans un état lamentable, il ouvre un petit nombre d’hôpitaux militaires réservés à des patients triés sur le volet et, pour le reste, fait appel à des médecins cubains. Plutôt que de remédier au manque de compétitivité de l’économie, il offre subsides et protection aux opérateurs en difficulté. Plutôt que de terrasser l’inflation afin de soulager la pauvreté, il instaure un contrôle des prix et ouvre des épiceries où ne sont vendus que des produits à prix subventionnés. Plutôt que de favoriser la stabilité des droits de propriété afin de doper l’investissement et l’emploi, il développe le secteur public.
Comme la plupart des créateurs de mode, Chávez n’est pas entièrement original. Son autoritarisme est le fruit de diverses influences. Son antiaméricanisme, par exemple, lui vient en droite ligne de Fidel Castro. Son recours aux finances publiques pour s’assurer le loyalisme de ses partisans et punir ses détracteurs est la quintessence du populisme latino-américain. Sa propension à faire peu de cas des institutions a sans doute pour origine l’ultralibéralisme de plusieurs de ses prédécesseurs, dans les années 1990.
Chávez a assimilé ces différentes techniques et les a fondues en un modèle cohérent d’autoritarisme moderne. Le disciple est devenu un maître : son programme est parfaitement accordé au monde post-totalitaire d’aujourd’hui. Dans ce monde-là, les démocraties des pays en développement sont assez fortes pour résister aux coups d’État traditionnels, apanage des dictateurs d’un autre âge, mais se débattent en pleine confusion institutionnelle. De l’Équateur à l’Égypte en passant par la Russie, le champ d’application de l’autoritarisme concurrentiel est immense.
Après le Sommet des Amériques, au mois de novembre 2005 (en Argentine), le président George W. Bush a vertement critiqué Chávez, qu’il imagine sans doute comme un réfractaire solitaire, incapable de comprendre qu’une vague de démocratie est en train de submerger le monde. Mais il y a longtemps que Chávez a appris à surfer – et plutôt bien – sur cette vague-là. D’autres pourraient bientôt prendre son sillage.

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© Foreign Policy et Jeune Afrique 2006. Tous droits réservés.

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