Bédoumra Kordjé : « La croissance, ce n’est pas qu’un chiffre »
La maîtrise des dépenses et la diversification des sources de revenus sont des priorités. Mais, pour Bédoumra Kordjé, le ministre des Finances du Tchad, ces efforts n’ont de sens que si la population en bénéficie pleinement.
Depuis son retour au Tchad en 2012, l’ancien vice-président de la Banque africaine de développement (BAD) ne chôme pas. Après le portefeuille du Plan, de l’Économie et de la Coopération, puis le secrétariat général de la présidence, Bédoumra Kordjé, 61 ans, a été nommé ministre des Finances et du Budget le 17 octobre 2013.
Atteinte du point d’achèvement de l’initiative des pays pauvres très endettés (PPTE), assainissement des comptes, plan d’action pour la modernisation de la gestion des finances publiques (Pamfip)… Chaque jour, il jongle entre les nombreux dossiers prioritaires. Et c’est après 18 heures qu’il reçoit Jeune Afrique dans son bureau. Le temps de raccrocher le téléphone et de repousser le parapheur. « Je suis à vous ! » lance-t-il avec un large sourire.
Propos recueillis à N’Djamena par Madjiasra NAKO
Jeune afrique : Vous avez annoncé votre volonté de renouer avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Depuis cinq ans, le pays a retrouvé une relative stabilité, alors pourquoi n’y a-t-il toujours pas d’accord ?
Bédoumra Kordjé : Le terme « renouer » n’est pas approprié parce qu’il n’y a jamais eu rupture entre le Tchad et les institutions de Bretton Woods. Nous avons toujours eu de bons rapports avec la Banque mondiale, qui a continué à financer des projets dans notre pays. Le FMI, quant à lui, envoie régulièrement des missions pour évaluer notre situation économique et financière, et donner des conseils au gouvernement.
En revanche, la réalisation du programme devant conduire au point d’achèvement de l’initiative PPTE avait pris du retard. Le processus a été très perturbé par les événements de février 2008 [une insurrection rebelle venue du Soudan était arrivée aux portes de la présidence à N’Djamena, avant d’être repoussée]. Nous avons mis quelques années à nous relever, mais les négociations ont repris. Et si elles n’ont malheureusement pas encore abouti, notre volonté politique est intacte.
En avril 2013, nous nous sommes mis d’accord avec le FMI sur un programme de référence, qui s’est achevé à la fin de l’année. Deux missions du Fonds sont déjà venues en évaluer la réalisation, en septembre et en décembre 2013. Une autre est attendue ce mois-ci. Nous espérons qu’elle aboutira à un accord sur un programme de facilité élargie de crédit [en 2012, le pays est déjà arrivé au point de décision, ce qui lui a permis de bénéficier d’un allègement intérimaire de sa dette].
Les mauvaises pratiques dénoncées par les institutions de Bretton Woods ont-elles cessé ?
Il y a en effet eu des excès dans les dépenses avant ordonnancement, ainsi que dans les marchés de gré à gré, autorisés par le code des marchés publics. Aujourd’hui, notre perspective est différente. Au-delà des remarques du FMI et de la Banque mondiale, ces pratiques budgétaires ne sont pas acceptables. Nous travaillons à les réduire, en attendant de les éradiquer. Les plus hautes autorités ont donné des instructions en ce sens. Et le ministère des Finances veille à les faire respecter pour que ces facteurs – et d’autres – n’entraînent pas l’échec du programme défini avec le FMI.
En septembre, afin de mieux maîtriser les dépenses, le chef de l’État avait déjà ordonné la suspension de tout nouveau contrat jusqu’à la fin de l’année 2013 et, depuis le mois de janvier, nous sommes passés à une phase de contrôle de ces dépenses.
Des instructions sont données pour qu’il n’y ait plus de marché de gré à gré, sauf exception. Il en est de même pour les dépenses avant ordonnancement, pour lesquelles nous avons un seuil à ne pas dépasser dans le cadre de l’accord avec le FMI.
La diminution des revenus pétroliers en 2013 a-t-elle provoqué la reprise des discussions avec vos partenaires financiers ?
Absolument pas. Tout d’abord, il ne faut pas exagérer la notion de « pays pétrolier » s’agissant du Tchad. Nous produisons à peine plus de 100 000 barils par jour, ce qui est peu comparé à d’autres États africains qui en comptent 1 million par jour et qui, malgré ces moyennes importantes, pensent à diversifier leurs sources de revenus. Pour être en mesure de faire face à ses dépenses en cas de baisse des ressources pétrolières, le Tchad doit adopter la même stratégie. Par ailleurs, la baisse que vous évoquez vaut pour 2013. Cette année, trois nouveaux puits entrent en production, l’un d’eux est déjà actif. La tendance est donc plutôt à la hausse.
Les dépenses du pays en matière de défense ont toujours été un sujet de discorde avec les bailleurs de fonds. Êtes-vous parvenu à un modus vivendi ?
Cette question doit être appréhendée dans son contexte historique. Si, dans le passé, nos dépenses militaires ont fait l’objet de critiques, l’expérience a montré qu’il était nécessaire de revoir cette approche. En 2008, si l’État avait cessé d’exister, il n’aurait pas été là pour financer la santé ou l’éducation. Il s’est donné les moyens d’assurer sa sécurité et sa stabilité, moyens qui lui ont permis d’aider des pays frères comme le Mali ou la Centrafrique. La menace terroriste internationale actuelle est un défi pour tous les pays. Aujourd’hui, les bailleurs comprennent mieux la question et reconnaissent que ces dépenses ont été judicieuses.
Après une petite croissance de 3,6 % l’an dernier, le PIB devrait augmenter à 10,8 % en 2014. Le pays est-il enfin sur les rails de l’émergence ?
L’économie se porte bien, les perspectives de croissance sont bonnes, mais rien n’est acquis, et nous devons surtout améliorer un certain nombre d’indicateurs, notamment nos ressources hors pétrole.
Il nous faut aussi veiller à ce que cette croissance ait un impact sur la vie quotidienne des Tchadiens. Beaucoup d’investissements ont été réalisés dans le domaine social, les conditions de vie s’améliorent, mais il reste de nombreux défis à relever, en particulier en matière de santé, d’éducation, de soutien aux femmes et aux jeunes par le microcrédit…
Par ailleurs, nous multiplions les efforts pour faire en sorte que, d’ici à la fin de l’année, il y ait de l’électricité en permanence à N’Djamena.
Quelles sont les performances en matière de ressources hors pétrole ?
Pour l’exercice 2013, les douanes ont dépassé l’objectif qui leur était fixé. Et les impôts, qui ont recouvré 248 milliards de F CFA [378 millions d’euros], sont allés bien au-delà des 216 milliards de F CFA prévus. Cette année, nous allons placer la barre très haut. Nos capacités de recouvrement des recettes fiscales sont énormes, et ne sont pas encore atteintes. En outre, faire face à certaines de nos dépenses en comptant sur des ressources non pétrolières est un gage de stabilité pour notre économie.
Cela fait plus de dix ans que le gouvernement n’a pas élaboré de loi de règlement [un document comptable qui arrête le montant définitif des dépenses et recettes de l’État à la fin de chaque exercice, et doit normalement être soumis à l’approbation du Parlement]. N’est-ce pas une preuve que le budget est mal exécuté ?
Il est vrai que c’est une situation peu enviable. Lors de l’adoption du budget de l’année 2014, les députés en ont d’ailleurs fait l’un des principaux points de discussion, et le gouvernement s’est engagé à remédier à cette situation. Depuis, nous avons fait le point et allons être en mesure de soumettre au Parlement quelques lois de règlement qui permettront probablement de remonter jusqu’aux résultats budgétaires de l’exercice 2012.
Fin janvier, vous avez lancé un recensement et un système de gestion informatisé des fonctionnaires. Dans quel but, et où en est l’opération ?
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Le système intégré de gestion administrative et salariale du personnel de l’État [Sigaspe] que nous venons de lancer permet, depuis les administrations et services publics, de transmettre électroniquement au ministère des Finances des informations sur la situation d’un fonctionnaire pour le calcul de son salaire et le virement automatique dudit salaire par le Trésor.
Depuis le mois de janvier, les fonctionnaires qui sont payés par virement bancaire perçoivent la somme assez rapidement. C’est un gain de temps énorme, et cela nous permet aussi de maîtriser la masse salariale. Les méthodes de paiement utilisées jusqu’à présent facilitaient les fraudes. C’est pour cela que, parallèlement, nous avons engagé une phase de recensement physique.
Pourquoi certains fonctionnaires sont-ils toujours payés en liquide ?
Chaque mois, le Trésor débloque des milliards de francs CFA en cash pour régler les fonctionnaires non bancarisés. Nous ne pouvons pas continuer ainsi. Cette pratique comporte beaucoup de risques : agressions, pertes… Et de plus, on ne peut pas être totalement sûr que les destinataires sont bien des agents de l’État. Beaucoup de fonctionnaires arguaient du fait qu’ils percevaient plus rapidement leur argent quand ils étaient payés en liquide. Avec le Sigaspe, cet argument ne tient plus. Il s’agira donc désormais d’obliger les fonctionnaires à ouvrir des comptes en banque.
Certains évoquent l’absence de tels établissements dans leur ville, ce qui les contraint à de longs déplacements. C’est exact, et c’est pourquoi nous avons travaillé avec les banques, qui ont planifié l’ouverture d’agences dans sept villes d’ici à la fin de 2015.
Certains fonctionnaires chargés de gérer des fonds ont été mis en cause par des missions de contrôle. Incompétence ou corruption ? Que faire pour résoudre le problème ?
La lutte contre la corruption doit commencer par la réduction des risques. Au ministère des Finances, nous venons de mettre en place un système automatisé du circuit de la dépense et avons réduit au maximum le contact entre fonctionnaires et usagers. Nous travaillons aussi à un système de suivi sur écran de la progression des dossiers. C’est aussi aux usagers de dénoncer les tentatives de corruption. Tout le monde doit s’engager. Mais il ne faut pas être naïf : ceux qui en profitent feront tout pour saboter ces efforts. Chacun doit prendre sa part de responsabilité pour faire reculer la corruption, ne fût-ce que d’un pas.
Que les fonctionnaires lèvent le doigt !
Dans l’étroit couloir du ministère de l’Intérieur et de la Sécurité publique, des dizaines de policiers, porte-documents sous le bras, font la queue. Chacun attend son tour pour passer devant la commission chargée de recenser les effectifs et doit se présenter muni de son diplôme, de son arrêté d’intégration à la fonction publique, de ses états d’avancement… Bref, de tout document prouvant qu’il est un agent de l’État.
Pointer
Dans la file, un lieutenant d’une quarantaine d’années, arborant une barbe de deux jours, grommelle : « C’est la troisième fois en deux ans qu’on nous demande de venir nous faire recenser. Je me demande bien à quoi ça sert ? À moins que les responsables du contrôle des effectifs fassent mal leur travail… En tout cas y en a marre ! »
Comme lui, de nombreux fonctionnaires ont été obligés de suspendre leurs tâches quotidiennes pour se plier à l’exercice et aller « pointer » auprès de leurs administrations de tutelle. Un nouveau recensement qui marque la volonté des ministères de la Fonction publique et des Finances de maîtriser les effectifs des agents de l’État, mais également leur masse salariale.
Modernisation
Grâce à un système intégré de gestion administrative et salariale du personnel de l’État (Sigaspe), lancé depuis la fin janvier dans le cadre du plan d’action pour la modernisation des finances publiques (Pamfip), la situation administrative de chaque fonctionnaire (recrutement, avancement, retraite…) est désormais traitée directement puis envoyée au Trésor public, qui procède au virement de son salaire. Lancé en début d’année, le système a déjà facilité le règlement des salaires des trois derniers mois dans un délai très court. Pourtant, si l’expérience semble concluante, elle devrait avoir du mal à s’appliquer à tous les corps.
Deux catégories de fonctionnaires devraient faire de la résistance : les militaires, dont les effectifs relèvent du « secret-défense » et qu’il sera semble-t-il difficile de maîtriser « au détail près », explique un agent recenseur, ainsi que les personnels exerçant dans des hameaux et provinces reculées où il n’y a pas d’agence bancaire. En effet, jusqu’à présent, un agent du Trésor venait sur place payer ces derniers en liquide.
La généralisation des virements va les obliger à parcourir de longues distances pour toucher leur salaire. Toutefois, l’ouverture prévue dès cette année de représentations bancaires dans 7 des 23 régions du pays devrait apporter un début de solution.
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