Comment « Dr Mo » a tissé son réseau
Huit ans après sa création, l’opérateur de téléphonie mobile panafricain compte quelque 15 millions d’abonnés dans quinze pays du continent. Une percée dont le mérite revient à son président-fondateur visionnaire, Mohamed Ibrahim. Entretien.
En 1998, une poignée de sociétés internationales se hasardent à ouvrir un réseau de téléphonie mobile dans quelques pays africains. Il s’agit le plus souvent de groupes internationaux, comme France Télécom ou son homologue britannique Vodafone, ou de ceux que l’on nomme « opérateurs historiques » parce qu’ils ont longtemps eu le monopole de l’exploitation du téléphone, à l’instar de Côte d’Ivoire Télécom, de Maroc Télécom ou de Sonatel, au Sénégal. Le continent, alors la zone la plus en retard dans ce domaine, ne comptait que 20 millions d’abonnés au téléphone, soit 2 % du total mondial. Autant dire que les perspectives de création d’un nouveau marché apparaissaient plutôt faibles, et les grands du métier ne s’y aventuraient qu’avec précaution. À leurs côtés, quelques outsiders, dont MSI Cellular Investment (MSI CI), une petite société basée aux Pays-Bas et dirigée par un ingénieur britannique d’origine soudanaise, Mohamed Ibrahim. Sous la marque Celtel, MSI CI s’installe en Zambie et en Ouganda.
Sept ans plus tard, en 2005, le téléphone mobile a conquis 100 millions de clients en Afrique, qui est désormais la zone du monde où la croissance du marché est le plus forte (+ 67 % cette année-là). Premières à s’en féliciter, les multinationales, auparavant si timorées, qui ont surfé sur la vague du succès et étendu leur présence dans de nouveaux pays, quitte à absorber, au passage, les plus petits. De ces derniers, il n’en reste qu’un, Celtel, qui a vaillamment poursuivi son chemin et se retrouve avec quelque 10 millions d’abonnés dans treize pays. Celtel fait figure de Petit Poucet pour bien d’autres raisons. Les géants ont de solides bases dans les pays du nord ou du sud du continent, lui n’opère qu’en Afrique subsaharienne. La plupart des ténors sont aussi présents en Europe, pas lui. Ceux-là disposent donc d’une certaine force de frappe financière, alors que celui-ci doit multiplier les tours de table pour convaincre de nouveaux investisseurs de s’intéresser aux marchés africains. Un milliard de dollars ont ainsi été réunis en sept ans, une véritable prouesse de la part d’un groupe dont 98 % des employés sont africains – c’est une des règles imposées par le fondateur.
La même année, Mohamed Ibrahim décide qu’il faut passer à la vitesse supérieure. Il prépare une introduction à la Bourse de Londres, ce qui offrirait à la société la bouffée d’argent frais nécessaire à son développement. L’affaire intéresse de nombreux investisseurs, parmi lesquels l’opérateur de téléphonie mobile du Koweït, Mobile Telecommunications Corp., qui fait une offre de 3,4 milliards de dollars en cash, un montant nettement plus élevé que ce qu’aurait rapporté la Bourse. Au bout de deux mois de négociations pour définir des objectifs et des moyens communs, Celtel accepte. Mohamed Ibrahim empoche au passage une importante plus-value sur ses propres actions. Un peu plus tard, Celtel s’implante à Madagascar, puis au Nigeria en juin 2006, ce qui ajoute, en une opération, 5 millions de clients à son portefeuille.
Désormais 183e fortune du Royaume-Uni dans le palmarès 2006 du Sunday Times, avec un capital estimé à 343 millions de livres (625 millions de dollars), Mohamed Ibrahim est resté un humaniste. Bien faire son travail lui a permis de gagner de l’argent. Mais aussi d’en faire gagner à beaucoup d’autres.
Né au Soudan en 1946, ingénieur de l’Université d’Alexandrie, en Égypte, il fait ses premiers pas à Sudan Telecom, l’opérateur public de son pays. À 28 ans, il part pour la Grande-Bretagne. Objectif : obtenir un diplôme de troisième cycle, le fameux PhD des cursus anglo-saxons. Ce qui lui vaut d’être surnommé affectueusement « Dr Mo » par ses collaborateurs. Il est vrai que tout en lui incite à un mélange de respect et de familiarité. À 60 ans, un peu rond, pas très grand, il est quelqu’un d’important, mais n’en laisse rien paraître. Il est courtois et à l’écoute, mais ne laisse jamais la conversation prendre un tour qui ne lui convient pas. Il reçoit ses visiteurs dans un bureau assez modeste, au 4e étage d’un ancien hôtel particulier, dans un quartier chic de Londres. À peine son interlocuteur est-il assis qu’il demande l’autorisation d’allumer sa pipe. « J’ai beaucoup fumé. Plus de vingt-cinq ans, des cigarettes. Aujourd’hui, je fume la pipe. En fait, je la remplis ou je la nettoie. Je ne fume presque plus. » Il cherche à se donner une contenance, à dissiper ce petit moment de malaise qui accompagne l’arrivée d’un visage inconnu. Puis se détend au fur et à mesure de la conversation, tout en restant sur ses gardes.
Jeune Afrique : À 28 ans, vous quittez le Soudan pour poursuivre vos études en Grande-Bretagne. Vous choisissez les radiocommunications mobiles comme sujet de thèse. C’était prémonitoire ?
Dr Mohamed Ibrahim : Non, pas du tout ! À l’époque – c’était en 1974 -, j’étais chercheur à l’Université de Birmingham. Un scientifique, une personne qui travaille pour la gloire, qui est capable de passer des heures à faire des expériences et des calculs ! Ce domaine était encore peu exploré. C’est pourquoi il m’intéressait. Il s’agissait d’étudier ce qui se passe quand un émetteur et un récepteur échangent un signal radio et que l’un se déplace, ou les deux. Les immeubles créent des interférences. Mes études portaient sur la mise en équation de ces interférences en vue d’établir les lois physiques auxquelles elles répondent.
Jeune Afrique : Quand êtes-vous entré dans le monde de l’entreprise ?
Dr Mohamed Ibrahim : En 1983, British Telecom crée la société Cellnet pour mettre en place un téléphone de voiture. Il devait entrer en service en 1985. J’ai été embauché comme directeur technique. C’était le premier réseau téléphonique mobile du pays. Rien à voir avec le cellulaire d’aujourd’hui, où les communications sont numériques. Il s’agissait alors de transmissions analogiques, comme c’est encore le cas de nos jours, pour la télévision le plus souvent. Les appareils téléphoniques étaient lourds, devaient être équipés d’une grande antenne et consommaient beaucoup d’énergie. Pour toutes ces raisons, il semblait à tout le monde que ces équipements devaient être installés dans une automobile.
Jeune Afrique : Quand avez-vous pris conscience que le téléphone mobile était promis à un bel avenir ?
Dr Mohamed Ibrahim : Un an avant l’entrée en service du réseau de Cellnet, alors que j’étais dans un salon professionnel aux États-Unis, les ingénieurs de Motorola m’ont présenté un prototype de téléphone portable. Ils me l’ont prêté pendant une journée, et j’ai tout de suite compris l’intérêt : le téléphone n’était plus lié à la maison, au bureau, ou à la voiture. Il était à une personne, à moi. Certes, l’appareil était assez encombrant, un peu comme ces talkies-walkies qu’on voit dans certains films américains sur la Seconde Guerre mondiale. Mais il offrait tellement plus !
Jeune Afrique : De retour à Londres, British Telecom se laisse convaincre
Dr Mohamed Ibrahim : Une telle décision ne se prend pas à la légère. Commercialiser ce produit nous imposait de revoir complètement le réseau que nous étions en train d’installer. Il fallait des antennes non seulement pour les routes, comme prévu pour le téléphone de voiture, mais aussi sur les toits, afin de permettre de téléphoner depuis l’immeuble d’en face, par exemple. Nous avons fait un certain nombre de tests. Ils ont été concluants. Il fallait aussi s’assurer de la disponibilité des appareils. Nous avons passé une commande de 5 000 exemplaires. C’était la première production en série d’un tel équipement Et c’est ainsi qu’est entré en service, à Londres, en 1985, le premier réseau de téléphonie mobile au monde.
Jeune Afrique : Vous souvenez-vous des débuts du GSM ?
Dr Mohamed Ibrahim : British Telecom a commencé à y travailler en 1984. Le GSM est un programme de l’Europe. La Commission européenne a réussi à mettre tous les États d’accord sur un même téléphone mobile, numérique et cellulaire. Chaque pays membre s’est engagé à l’utiliser chez lui et à se doter d’équipes chargées de travailler à sa mise au point en collaboration avec leurs homologues européens. Cette approche était vraiment nouvelle. C’est la même qui a été adoptée pour l’Airbus. Les nouveaux produits accèdent ainsi à un marché de plusieurs centaines de millions de clients dans douze pays, vingt-cinq aujourd’hui, au lieu de se limiter à un seul pays et à 50 millions d’habitants, par exemple. Quand j’ai quitté British Telecom, en 1989, j’avais une quarantaine d’ingénieurs qui travaillaient sur le GSM.
Jeune Afrique : Vous aviez un bon poste à British Telecom, vous êtes parti pour devenir consultant Pourquoi ?
Dr Mohamed Ibrahim : J’en avais assez de travailler dans une grande organisation. Trop complexe et trop frustrant à mon goût. Je voulais être mon propre patron, décider moi-même de mon sort De nouveaux acteurs faisaient leur apparition sur le marché. Ils n’étaient pas issus des télécoms et ne pouvaient guère compter sur l’aide des opérateurs historiques avec qui ils entraient en concurrence. Ils avaient besoin de conseils techniques pour l’installation de leur réseau. J’ai décroché mon premier contrat en Suède et créé ma société, Mobile Systems International (MSI). Un an plus tard, j’avais embauché dix ingénieurs. En 1992, ils étaient 25 et, en 2000, quand je l’ai revendue à Marconi, il y avait 800 employés.
Jeune Afrique : Vous étiez le seul actionnaire ?
Dr Mohamed Ibrahim : Au début, oui. Mais j’ai pris l’habitude de donner des actions à chacun des employés, par exemple quand je les embauchais, ou après, sous forme de prime. Ce qui fait qu’au bout du compte, en 2000, le personnel détenait environ 30 % du capital. Cela ne signifie pas que j’étais seul propriétaire des 70 % restants. Au fil du temps, j’ai fait entrer des investisseurs dans le capital de MSI. En 1996, notamment, nous avons fusionné avec une entreprise spécialisée dans le logiciel, et il y a eu un échange d’actions. Les logiciels permettant de simuler les installations de réseau et leurs conditions de fonctionnement étaient devenus une activité plus importante que le simple conseil en architecture de réseau.
Jeune Afrique : À quoi bon donner des actions aux salariés ? La société n’étant pas cotée en Bourse, elles n’avaient aucune valeur
Dr Mohamed Ibrahim : C’est exactement ce que me disaient les gens que j’embauchais. Et je répondais que c’était une forme de rémunération complémentaire, pour les remercier de leur confiance et de leur investissement en temps et en travail. Pour les nouveaux embauchés, je donnais une valeur approximative de l’action, simplement pour qu’ils comparent avec le salaire proposé. Une valeur que nous avions calculée en nous comparant à d’autres entreprises. Elle était d’environ 14 pence (0,14 livre). Quand la société a été reprise par Marconi, ils ont pu vendre leurs actions 14 livres chacune. Cela fait cent fois plus !
Jeune Afrique : Aviez-vous choisi cette méthode de rémunération complémentaire parce que les stock-options étaient à la mode ?
Dr Mohamed Ibrahim : Non. Je n’ai pas fait de business school, je ne cherche pas à me distinguer par mes méthodes de management. Je voulais que les gens qui créent de la richesse soient riches. Ils travaillaient beaucoup, ils n’avaient pas d’horaires, pas de week-ends. Comme nous étions dans un secteur en pleine croissance, la société était très profitable et tous les porteurs d’actions recevaient des dividendes. Pour les salariés, c’était un peu comme une prime annuelle. J’ai repris ce mode de fonctionnement à l’intérieur de Celtel, et, quand nous avons été racheté par le groupe koweïtien MTC l’année dernière, les employés qui avaient des actions ont touché beaucoup d’argent, et les autres se sont partagé une allocation spécifique de 18 millions de dollars. À l’époque, Celtel avait 4 000 employés, dont 98 % d’Africains.
Jeune Afrique : En 1998, vous créez MSI Cellular Investment (MSI CI), qui deviendra Celtel. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans le métier d’opérateur ?
Dr Mohamed Ibrahim : À l’origine, nous avons créé MSI CI dans l’objectif de réunir nos diverses participations. Au fil de notre activité de consultant, MSI est en effet entré au capital de plusieurs opérateurs. Soit parce que nous voulions manifester notre confiance dans le lancement d’un réseau, soit parce que nous avions fait un effort de facturation et nous avions été payés en actions. Vous savez, en 1998, MSI avait ouvert des bureaux dans dix-sept pays.
Jeune Afrique : Dont combien en Afrique ?
Dr Mohamed Ibrahim : Aucun, pour la simple raison que personne n’investissait en Afrique subsaharienne, en dehors de l’Afrique du Sud. Quand je demandais pourquoi, je réalisais à quel point l’image de cette région du monde était négative. Étant moi-même d’origine africaine, j’étais évidemment très au fait des difficultés des Africains au quotidien. Mais je trouvais que mes interlocuteurs exagéraient beaucoup les risques, qu’il y avait une marge très grande entre leur perception et la réalité. À force d’en discuter et de défendre cette idée, j’ai décidé que MSI CI allait devenir opérateur de téléphonie mobile en Afrique.
Jeune Afrique : Vous étiez certain du succès ?
Dr Mohamed Ibrahim : J’étais persuadé qu’il y avait un marché et que ce serait un succès, mais je n’imaginais pas à quel point. Le besoin de communiquer entre individus est le même en Afrique que partout ailleurs, mais les Africains en étaient frustrés à cause de la quasi-indisponibilité des lignes fixes. Nous avons fait le pari que la technologie mobile pourrait combler ce vide. Les premiers réseaux ont été ouverts en Ouganda et en Zambie. Et nous avons immédiatement cherché des partenaires pour investir à nos côtés. Pendant les cinq premières années, nous avons fait plus de dix présentations financières à des investisseurs potentiels.
Jeune Afrique : Y a-t-il eu des moments difficiles ?
Dr Mohamed Ibrahim : En 2001, après l’explosion de la bulle spéculative sur les valeurs de technologies, je me suis demandé un moment si j’allais encore pouvoir convaincre d’autres organisations d’investir à nos côtés. Rendez-vous compte : le désintérêt soudain des places boursières pour notre secteur, ajouté à la perception négative de l’Afrique, et ce en pleine phase d’investissement parce que nous démarrions nos activités dans plusieurs nouveaux marchés Mes craintes ont été de courte durée. Dans une certaine mesure, c’est même le contraire qui s’est passé. En fait, l’année 2001 en Afrique dans notre secteur était porteuse des premières bonnes nouvelles. Notre base de clientèle et sa progression annuelle deviennent des indicateurs significatifs.
Jeune Afrique : L’année dernière, quand MTC achète 85 % de Celtel pour 3,4 milliards de dollars, vous devenez très riche, n’est-ce pas ?
Dr Mohamed Ibrahim : Je vous rappelle que je n’étais pas seul dans l’aventure. La vente de Celtel à MTC constitue une victoire pour tous nos actionnaires, à commencer par ceux qui nous ont fait confiance depuis le début, en 1998. Ils ont fait le pari d’investir en Afrique, dans des marchés qui n’existaient pas encore et dans des pays dont tout le monde leur disait qu’ils présentaient les plus grandes incertitudes. Leur investissement a été rémunéré à hauteur du succès obtenu et du risque qu’ils ont accepté de prendre. Certains d’entre eux se retrouvent avec vingt-cinq fois la mise de départ, ce qui leur permet peut-être d’investir dans d’autres secteurs en Afrique. Avec plus de confiance.
Jeune Afrique : Qu’allez-vous faire maintenant ?
Dr Mohamed Ibrahim : J’ai mis en place un fonds de 100 millions de dollars, que je vais entièrement investir en Afrique, par exemple pour entrer au capital d’entreprises africaines innovantes. Je voudrais aussi créer une fondation pour améliorer la gouvernance. J’y travaille avec plusieurs personnalités qui s’intéressent à la question, notamment avec le Dr Salim Salim, l’ancien secrétaire général de l’OUA, et Mary Robinson, ancienne présidente de la République d’Irlande et ex-commissaire aux Nations unies pour les droits de l’homme. La bonne gouvernance, c’est crucial.
Jeune Afrique : Pourquoi ?
Dr Mohamed Ibrahim : Sans transparence, pas d’investissements, lesquels constituent le seul moyen de créer des emplois et la prospérité. L’aide et la charité, c’est bien et parfois nécessaire. Mais cela ne crée pas de richesse. À Celtel, nous avons toujours été motivés par la bonne gouvernance. C’est ainsi que nous avons pu convaincre des investisseurs et réunir un conseil d’administration de personnalités en vue, venues d’horizons variés. Des connaisseurs de l’environnement des affaires en Afrique, ou bien des spécialistes des télécoms. Un conseil d’administration que je préside, certes, mais au sein duquel, je vous le rappelle, je ne dispose que d’un siège.
Jeune Afrique : Que signifie cette précision ?
Dr Mohamed Ibrahim : Je veux souligner que Celtel, ce n’est pas la réussite d’un homme, mais un succès partagé par de nombreuses personnes ou institutions qui, à un moment ou à un autre, ont contribué à nous faire avancer. Avec eux, avec les employés, nous avons édifié une véritable entreprise, au sens moderne du terme : une entité qui crée des emplois, verse des impôts et des dividendes, dans la plus grande transparence. C’est un véritable business, comme disent les Américains, mais un business qui s’est créé en Afrique subsaharienne, une région à laquelle personne ne s’était jamais intéressé. Et si nous n’avions pas réussi, ou si nous avions triché, personne n’investirait plus jamais en Afrique.
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