Comment les musulmans s’en sortiront

Pour l’historien tunisien Hichem Djaït, la question n’est plus de savoir si le monde islamique va oui ou non emprunter le chemin de la modernité. Mais quand.

Publié le 21 août 2006 Lecture : 5 minutes.

Le monde arabo-musulman, dont la décadence a commencé il y a plusieurs siècles, est, depuis une cinquantaine d’années, « un environnement plein de tumulte » et « tournant à vide ». La parole y est bâillonnée et le niveau intellectuel très faible, comparé à ce qui se produit en Occident. La montée des mouvements islamistes, en réaction à la rapide modernisation des États nationaux, est comme « une revanche du culturel », « un retour à l’endogène et à l’identitaire », d’autant que le but déclaré de ces mouvements est de renouer avec un passé glorieux, en mettant à bas les régimes modernistes, d’une part, et, d’autre part, en réislamisant la société jusque dans les moindres aspects de la vie.
Dans un ouvrage publié par Fayard en 2004 et que Cérès vient de rééditer à Tunis, l’historien tunisien Hichem Djaït ne se contente pas de diagnostiquer ce mal profond qui ronge la société arabo-islamique ; il essaie aussi d’en expliquer les causes historiques, d’en démonter les mécanismes actuels et de réfléchir aux moyens de sortir de la crise.
S’il a longtemps constitué le centre du pouvoir islamique, le monde arabe a cédé sous les coups qui lui ont été portés par les Mongols et les Timourides, ainsi que par l’occupation turque, qui a provoqué son déclin et l’a entraîné dans un profond sommeil. Dans ce monde à la dérive, la colonisation européenne a constitué « un grand choc », sinon un coup de grâce.
Cependant, « jusqu’à l’abolition du califat ottoman en 1924 puis la vague des indépendances et des révolutions, de l’Indonésie au Maroc, il a toujours existé, corollairement à la scission par nations et par aires géographiques, un sens islamique diffus, résidu de la vieille Oumma ». Les sentiments nationaux étaient alors dirigés contre le colonisateur. « C’étaient des sentiments de pure résistance. La constitution des États nationaux au milieu du XXe siècle leur a conféré un contenu positif, les réorientant vers d’autres objectifs, en prise avec la situation nouvelle, en les intégrant dans le contexte international avec ses exigences », écrit Djaït.
Aussitôt constitués par les élites nationalistes, plus ou moins sécularistes et modernistes, ces États nationaux n’ont cependant pas tardé à écraser les sociétés sous le poids de leurs appareils bureaucratiques et policiers. Ceci expliquant cela, ces États ont échoué à réaliser leurs deux principaux objectifs : le règlement de la question palestinienne et la construction de l’unité arabe (ou celle de la Oumma islamique). De même, les adeptes de la modernité parmi les chefs d’État – Mustapha Kemal, Riza Chah, Bourguiba – et les intellectuels, qui ont cru pouvoir « se débarrasser de l’islam d’un trait de plume », ont-ils vite dû se rendre à la réalité, en constatant l’irrépressible montée de l’islamisme.
Ce mouvement enraciné dans « la conscience d’un patrimoine commun fondé sur la religion islamique a donc été une conséquence directe de « l’effet dévastateur des modernisations à outrance ». Car, comme l’écrit Djaït, « plus la sécularisation s’affirmait dans l’État, la législation, les murs, plus les positions de refus se durcissaient, jusqu’à ce que l’on arrivât, [comme] en Égypte, à la création de l’association des Frères musulmans qui dériva de plus en plus vers l’action politique et de propagande ».
L’auteur de La Grande Discorde dissocie l’islam politique actuel et l’islam traditionnel. Selon lui, « le mouvement islamiste n’a ni dimension religieuse profonde, ni dimension culturelle et intellectuelle marquée du sceau de la religion, car ses bases intellectuelles sont faibles. Il a tout simplement voulu dépasser le bricolage des réformistes, s’opposer à l’expulsion de la religion hors du domaine politique et de celui de la législation, s’opposer aussi à la passivité des dirigeants politiques face aux influences extérieures ».
Qualifié tour à tour de « force fracassante d’affirmation du Moi » ou de « réaction identitaire, d’orgueil désespéré parce que nié », l’islamisme est aussi, selon l’auteur, une force de résistance à la puissance envahissante de l’Occident. Mais face à cet Occident, qui, « après avoir vécu une histoire tourmentée et cruelle, en est venu à refuser la mort du fait de la généralisation du bien-être et de la vigueur du sentiment de soi », « les musulmans activistes n’ont qu’un seul atout entre leurs mains : la mort subie et infligée ».
Tout en critiquant cette « force identitaire en lutte pour la vie et la reconnaissance », Djaït admet cependant qu’elle est, depuis un quart de siècle, la seule force unificatrice du monde musulman, même si ses points de vue, aspirations et démarches ne sont pas partagés par tous les musulmans.
À travers la réislamisation de la société, les islamistes visent, on le sait, la prise du pouvoir. Et pour y parvenir, tous les moyens sont bons à leurs yeux : les urnes (de préférence), mais aussi la violence (si nécessaire). Et si la révolution islamiste parvenait à s’emparer du pouvoir ? Selon l’auteur, les islamistes ne pourraient pas le garder longtemps, « car on assisterait obligatoirement à un retour en force de la modernité et à un abandon complet de l’islam. C’est que le courant de la modernité est un torrent auquel on ne peut résister, parce qu’il coule dans le sens de l’Histoire ».
Pour justifier son optimisme, l’historien puise ses arguments dans le passé de l’humanité. « L’examen de l’histoire et de la préhistoire, écrit-il, permet de voir que chaque groupe humain qui innove finit par vaincre ceux qui se maintiennent dans l’ancien système, que ce soit dans le domaine de la technologie ou dans celui du mode de vie. » Or, depuis un demi-siècle, « c’est l’Occident qui est le novateur fondamental, et son rôle est loin d’être terminé », ajoute-t-il.
« La modernité étant aujourd’hui la dernière étape de l’évolution de l’humanité depuis la préhistoire, elle imprégnera obligatoirement toutes les sociétés, de même que la civilisation agraire toucha l’ensemble de l’humanité, ou presque. Par conséquent, toutes les théorisations, toutes les interrogations, les luttes, les perplexités en vigueur dans le monde musulman se situent forcément dans une temporalité passagère », écrit Djaït. D’autant que « les sociétés parviennent intuitivement à s’adapter au monde moderne – de fait, elles en sont désireuses et assoiffées de ses inventions – tout en restant en harmonie avec elles-mêmes ».
Le volontarisme étant impuissant, par définition, face au changement perpétuel, l’historien appelle les élites musulmanes à plus d’indulgence vis-à-vis des masses : « Il est sûr que l’intériorisation de la modernité dans ses éléments fondamentaux – valeurs, science, structures du politique – est extrêmement difficile pour les sociétés non occidentales. Il y faut du temps, de l’effort, et surtout une mutation dans les valeurs. » Ce profond changement de valeurs pourrait donc « exiger la succession de plusieurs générations, d’autant plus que la situation politique actuelle ne favorise pas l’acceptation des valeurs émanant de l’Occident, mais conduit à considérer celui-ci comme un exploiteur, un ennemi des Arabes et des musulmans, un monde sans morale et raciste ».
La question n’est donc plus de savoir si le monde arabo-musulman va enfin emprunter le chemin vers la modernité, car il s’y est en fait déjà engagé depuis un siècle ou deux, mais d’estimer le temps qu’il mettra à rejoindre le convoi, la lenteur étant, malgré tout, naturelle, aux yeux de l’auteur, tant les retards accumulés et les blocages observés sont énormes.

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