À Casablanca, les enfants oubliés de Lahraouiyine

Dans son livre sur l’enfance au Maroc, le journaliste-auteur Hicham Houdaïfa explore un sujet souvent évoqué et rarement étudié : les violences subies par les enfants. Morceaux choisis.

Vue d’ensemble d’un bidonville, en périphérie de Casablanca. © AP SIPA/Abdeljalil  Bounhar

Vue d’ensemble d’un bidonville, en périphérie de Casablanca. © AP SIPA/Abdeljalil Bounhar

FADWA-ISLA_2024

Publié le 23 octobre 2020 Lecture : 8 minutes.

Châtiments corporels, abus sexuels, abandon scolaire, mariage précoce, absence d’état civil… Au Maroc, la liste des maux de l’enfance est longue. Au point que les faits divers ayant trait aux enfants font régulièrement les choux gras de la presse du royaume : le viol du petit Adnane, 11 ans, à Tanger, la jeune adolescente déshabillée et agressée en plein jour dans un bus à Casablanca, celle de la fillette de 8 ans torturée par son instituteur à Taroudant, etc. Mais si, à chaque fois, l’opinion publique s’indigne, rien de concret n’est fait et ces affaires passent rapidement aux oubliettes.

L’enfance, grande oubliée des politiques publiques

« L’enfance est la grande oubliée des politiques publiques », martèle l’écrivain et grand reporter Hicham Houdaïfa, qui a choisi de traiter ce sujet dans un essai intitulé « Enfance au Maroc : une précarité aux multiples visages » paru aux éditions « En Toutes Lettres » — qu’il a cofondé à Casablanca avec la journaliste Kenza Sefrioui.

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Journaliste depuis 1996, notamment au Journal Hebdomadaire et à la Vie Economique, Hicham Houdaïfa a essentiellement travaillé sur des sujets sociétaux : droits des femmes, migration, extrémisme religieux, société civile… Il est l’auteur de Dos de femme, dos de mulet, les oubliées du Maroc profond, 2015, finaliste du prix Grand Atlas 2015 ainsi que de l’ouvrage, Extrémisme religieux, plongée dans les milieux radicaux du Maroc, 2017.

Le journaliste et écrivain marocain Hicham Houdaifa. © HH / Facebook

Le journaliste et écrivain marocain Hicham Houdaifa. © HH / Facebook

Pour ce septième ouvrage de la collection « Enquête », dédiée au journalisme d’investigation, il s’est rendu dans plusieurs villes et régions du royaume : Agadir, Ouezzane, Taza… et bien sûr Casablanca, où il a choisi de zoomer sur les ceintures de la pauvreté. La gare routière de Oulad Ziane, mais aussi le quartier de Lahraouiyine. Avec un fil rouge : raconter le quotidien des enfants, de manière juste et directe, au plus près de leur réalité. Et, surtout, sans jamais verser dans un quelconque misérabilisme, que l’on retrouve parfois dans les livres sur l’enfance.

Si la pauvreté accable les adultes, elle pèse plus particulièrement sur les enfants, qui endurent alors des situations d’extrême violence

Lahraouiyine est situé à moins de 10 kilomètres du centre de la capitale économique. Dans ce fief de dealers de haschich et autres qarqoubis, où les habitats sont le plus souvent insalubres, les trottoirs quasi inexistants et où règne l’insécurité, les enfants errent sans défense entre des pères démissionnaires et des mères au bout du rouleau… Car si la pauvreté accable les adultes, elle pèse plus particulièrement sur les enfants, qui endurent alors des situations d’extrême violence, physique et mentale.

Extraits (avec l’aimable autorisation des éditions En Toutes Lettres) d’un ouvrage qui fait œuvre d’utilité publique.

  • « Nous sommes les oulad chichane »

Lahraouiyine est une zone de misère, dépourvue de tous les moyens pour une vie digne : c’est au mieux du ciment, mais c’est surtout de la  boue partout, des ordures, des bidonvilles, de mauvaises odeurs et la pauvreté extrême, des mulets et des karwila (charrettes)… C’est que mis à part l’habitat social (le ciment), par ailleurs mal au point, les gens habitent dans des bidonvilles ou de l’habitat insalubre. Des habitations construites en marge de la loi, sans aucun plan : un assemblement de petites pièces, des fenêtres minuscules, des décharges sauvages à proximité…

Longtemps, pour y arriver, il fallait prendre un taxi blanc et continuer la route sur une charrette  de fortune. Aujourd’hui, les charrettes ont été remplacées en grande partie par les triporteurs. Mais le quartier ne dispose pas d’artères dignes de ce nom. Pas d’espaces verts pour les enfants. Et les habitants font face quasi quotidiennement à des coupures d’électricité.

« Il n’y a ni sécurité, ni infrastructures, ni hygiène. Nous avons grandi dans le kasdir (tôle), sans électricité et avec comme seule couverture lmika (toile en plastique). Nous sommes les oulad chichane (les enfants de chichane, NDLR) », me lancent les enfants — le terme chichane fait référence à la population tchétchène et les images de Grozny, en ruines, après les massacres de la population locale lors de l’attaque des  forces russes à la fin des années 1990.

  • « Ici, ce sont les mères qui portent le poids de la famille »

Saïda, mère de cinq enfants, tous en âge d’être scolarisés, vit de mendicité, à côté de la mosquée du quartier. « Ces enfants n’ont personne. On habite dans une baraque que ma mère m’a laissée à Douar Kharbouch », nous lance, gênée, cette dame, toute heureuse d’accompagner ses enfants à l’occasion de cette fête à l’école. D’autres mamans sont là. Pas un seul père.

À Lahraouiyine, ce sont en majorité les femmes qui travaillent. Elles font le ménage dans les maisons ou les cafés, vendent des kleenex ou pratiquent la mendicité. « Beaucoup de jeunes hommes sont en prison ou font l’aller-retour entre la prison et la vie civile. À Lahraouiyine, ce sont les mères qui portent le poids de la famille », nous explique cet enseignant.

  • Les châtiments corporels, une violence communément admise

    « Les enfants vivent dans des habitations insalubres, font face à la violence au quotidien, dans une promiscuité insupportable avec des pères violents ou absents. Lahraouiyine, c’est une bombe qui va exploser dans les années à venir », prévient cet instituteur.

    Les violences physiques sont essentiellement des châtiments corporels, allant de la gifle, des coups répétitifs à de véritables tortures (brûlures, fractures, lacérations, pieds et mains ligotés par des chaînes, enfermement avec privation de nourriture). La violence psychique, bien qu’elle soit difficilement quantifiable, se manifeste, elle, sous forme de brimades, d’insultes, de rejet, de carences affectives, de privation de loisirs.

    Certains parents blessent volontairement, séquestrent dans un placard, insultent et torturent leurs enfants pour les « élever»

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    La violence commise envers les enfants peut prendre différentes formes : cela va des corrections physiques aux agressions sexuelles. «Nous avons reçu des cas de violence extrême. Certains parents blessent volontairement, séquestrent dans un placard, insultent et torturent leurs enfants pour les « élever ». D’autres infligent à leur progéniture des relations sexuelles accompagnées de tortures dès leur très jeune âge », explique Najia Adib, présidente de Touche pas à mes enfants, une association de défense des droits de l’enfance.

     © Editions En Toutes Lettres, Casablanca.

    © Editions En Toutes Lettres, Casablanca.

    • Silence, on viole…

    Les mères passent toute la journée dans les usines et laissent leurs enfants chez les mourabiyate (gardes d’enfants non agréées)  ou avec leurs maris/compagnons qui, eux, ne travaillent pas. « J’ai eu affaire à bon nombre d’affaires de violences sexuelles envers les enfants. Ces abus ont lieu au domicile conjugal et leurs auteurs sont les pères. C’est le cas de cette petite fille de 8 ans, victime de sévices sexuels, mais dont la mère ne voulait ni ne pouvait porter plainte », raconte une assistante sociale.

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    « Se rendre au tribunal, sacrifier une journée de travail, ce n’était pas envisageable pour elle. Elle me répétait que la petite allait tout oublier, que le plus important c’était qu’elle était encore vierge et que surtout, personne dans son entourage ne le savait. Elle rendait même sa fille responsable de ce qui était arrivé puisqu’elle répétait que cette dernière refusait de mettre son pantalon à la maison !»

    On souffre toujours du poids de la hchouma, la honte. D’où un nombre important de cas d’abus sexuels qui ne sont pas signalés

    Les histoires de viols d’enfants, commis par le père, le beau-père, le frère ou l’oncle, qui restent cachées, non signalées, au nom de la réputation de la famille. « Pour ce qui est de la violence sexuelle sur les enfants, on souffre toujours du poids de la hchouma, la honte. D’où un nombre important de cas qui ne sont pas signalés », estime cette travailleuse sociale.

    « La honte doit changer de camp. Et cela doit passer par des  campagnes de sensibilisation, notamment dans les médias publics pour  favoriser le signalement. Enfin, une prise en charge efficace des victimes  d’agressions sexuelles ne peut se faire que dans le cadre d’une véritable  politique de protection de l’enfance. »

    Pour ce juge des mineurs, le problème réside dans l’absence de culture du signalement. La violence envers les enfants est ainsi tolérée par toute la société. « La société entière doit prendre le parti des enfants. On doit tous dénoncer ceux ou celles qui exploitent des enfants, y compris à des fins sexuelles.

    • Entre disputes et tapage nocturne

    Samir, 11 ans, en troisième année  primaire, dont le père ne travaille pas et la mère fait des ménages, parle de sdaâ (bruit) permanent dû à des conflits qui n’en finissent pas à la maison. Samir est un garçon réservé. Il ne raconte pas l’horreur de son quotidien ou ne trouve pas les mots pour le faire. Son instituteur me confie que le père de Samir est un délinquant notoire qui a passé  plusieurs mois en prison pour violence conjugale.

    « À cause de la violence et du tapage nocturne, les enfants ne dorment pas la nuit. Dès lors, ils ne sont pas en forme le lendemain. Une bonne  partie d’entre eux passe la matinée assoupis, à moitié endormis », ajoute le même instituteur.

    • Vivre la peur au ventre

    Lahraouiyine appartient aux vendeurs de hashish. Les dealers à Lahraouiyine ont investi tous les recoins du  quartier. Ils défient la police et s’autoproclament maîtres des lieux.  La drogue y est écoulée ouvertement, en plein jour.

    Ici, tout le monde vit la peur au ventre. À commencer par les enfants. Ils m’interpellent pour me parler de choses qu’ils ont vues et vécues : des meurtres en plein jour ; des mineurs qui se baladent publiquement, une arme blanche à la main ; des taxis ou automobilistes braqués en plein jour. Tout cela en rigolant, comme s’ils parlaient de choses anodines.

    Les habitants se réveillent souvent au bruit d’une bagarre entre dealers, sur un crime ou une confrontation entre vendeurs de drogue et forces de police lorsque  ces dernières s’y déplacent.

    Les enfants sont utilisés par les dealers dans leur business de vente de hashish, maâjoun et autres dérivés de la zatla

    À Dar Lhamra, de l’aveu même des enfants de l’école, mais également du corps enseignant, les enfants sont utilisés par les dealers dans leur business de vente de hashish, maâjoun et autres dérivés de la zatla (cannabis). Des « aides dealers » qui sont envoyés au front par les besnassa (dealers) avec de la drogue.

    À l’échelle de la capitale économique, Lahraouiyine enregistre une des activités les plus importantes de vente de tous types de drogues : hashish bien sûr, mais aussi qarqoubi (psychotrope), cocaïne, ecstasy… Nassima ajoute : « Les  dealers viennent compter l’argent devant nous. »

    Rachid, inspecteur de  police, qui a travaillé pendant des années à Lharouiyine, nous décrit aussi une des tâches des enfants dealers : « Lkouri est une des plaques  tournantes du trafic de la drogue à Lahraouiyine. Ce douar ne possède  qu’une seule entrée. Et c’est là où se postent les enfants qui informent  les dealers, par appel WhatsApp, de ceux qui y pénètrent, que ce soit  des policiers ou des clients. Ils sont ainsi payés pour cette fonction-là. »

    • Un jour, je serais avocate

    Comme pour réparer ces injustices, la  petite Nassima, 9 ans, me lance, des étincelles dans les yeux : « Moi, je veux être avocate pour défendre les plus pauvres. » Nassima est venue également avec sa mère [à la fête de l’école]. « On vit tous, avec ma mère, mon père et mes quatre frères dans une baraque [bidonville]. L’hiver, c’est la saison où je souffre le plus : il fait froid et la pluie qui tombe, se faufile dans la maison et  abime mes fournitures scolaires. »

    Son désir de devenir avocate l’habite depuis toujours : « Ma famille et les familles de mes amis ont besoin  d’un habitat de qualité, de sécurité, d’espaces de jeux et que tous ces  criminels et dealers disparaissent de notre quartier. »

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