Alerte aux bidonvilles

En 2030, 62 % de la population mondiale vivra en ville. Cette expansion s’accompagne d’une extension des zones d’habitat précaire, en Afrique subsaharienne et en Asie notamment. Difficiles à contrôler, elles sont un obstacle au développement.

Publié le 21 août 2006 Lecture : 7 minutes.

L’humanité vit une étape importante de son histoire : une personne sur deux habite désormais une agglomération. La population urbaine dans le monde a quadruplé en un demi-siècle, passant de 750 millions en 1950 à 3,17 milliards (sur un total de 6,45 milliards d’habitants) en 2005. Et cette croissance n’est pas près de faiblir. Le nombre des citadins à travers le monde devrait augmenter de 1,78 % par an dans les années à venir, pour s’élever à 5 milliards en 2030, soit 62 % des 8,1 milliards d’habitants que devrait alors compter la planète.
Aujourd’hui encore, ce sont les villes de moins de 500 000 habitants et celles de 1 à 5 millions d’habitants qui concentrent la majeure partie de la population urbaine : plus de 53 % pour les premières, 22 % pour les secondes. Mais le phénomène marquant de ce XXIe siècle est l’émergence des mégapoles (ou mégalopoles) de plus de 10 millions d’habitants. New York et Tokyo ont été les premières à atteindre ce seuil. D’ici à 2020, elles seront au nombre de vingt, dont douze en Asie et seulement quatre dans les pays développés. Certaines de ces conurbations prennent une telle dimension qu’on a inventé les termes métapoles ou hypervilles pour désigner celles qui dépassent 20 millions d’habitants. La première d’entre elles est Tokyo. Avec ses 35 millions d’habitants, elle est, à elle seule, plus peuplée que le Canada ou l’Algérie. En 2020, huit autres villes auront acquis ce statut : Mumbai, Delhi, Dacca, Jakarta en Asie ; New York, Mexico et São Paulo en Amérique ; Lagos en Afrique. Cette dernière, dont la population augmente de 5 % par an, connaît la croissance la plus rapide.
On pourrait se réjouir d’une telle évolution. La ville n’a-t-elle pas toujours été le lieu du progrès économique, de l’innovation technique, de la création culturelle ? En fait, elle continue à jouer ces rôles, mais son essor s’accompagne aussi d’une prolifération des zones d’habitat précaire. Les francophones parlent de « bidonvilles ». Les anglophones utilisent le mot slums. Le Brésil compte parmi ses célébrités les favelas de Rio. Quelles que soient les formulations, la réalité est la même.
Pour ONU-Habitat, l’agence spécialisée des Nations unies sur la question, est considérée comme bidonville une habitation ne satisfaisant pas à au moins l’un des critères suivants :
une construction durable, c’est-à-dire bâtie dans un lieu approprié et offrant une protection correcte contre les conditions climatiques extrêmes ;
un espace habitable suffisant, à savoir un maximum de trois personnes partageant la même chambre ;
l’accès à l’eau potable en quantité suffisante et à un prix abordable ;
l’accès à des installations sanitaires adéquates sous forme de toilettes privées ou publiques partagées avec un nombre raisonnable de personnes ;
la sécurité d’occupation pour prévenir toute expulsion forcée.
Comme on le voit, ce n’est pas seulement la qualité des habitations et leurs matériaux, loin s’en faut, qui sont en cause. Des maisons en briques recouvertes d’un toit étanche, mais construites sur un terrain dépourvu de systèmes d’égouts ou dans une zone inondable appartiennent à la catégorie des bidonvilles.
Si l’Europe et l’Amérique du Nord ont connu le phénomène dès le début du XIXe siècle à la faveur de l’industrialisation, c’est à partir de la seconde moitié du XXe siècle qu’il a pris de l’ampleur au fur et à mesure de l’urbanisation des pays en développement. À un point tel qu’un citadin sur trois, soit presque 1 milliard d’individus, habite aujourd’hui dans un bidonville. En 2001, selon les données publiées par ONU-Habitat dans son dernier rapport *, sur 913 millions de bidonvillois, 849 millions, soit près de 93 %, vivaient dans un pays sous-développé.
C’est en Asie du Sud, en Inde et dans les pays voisins, mais aussi et surtout en Afrique subsaharienne, que la proportion d’habitants de bidonvilles dans la population urbaine est le plus élevée, respectivement de 59 % et de 71,9 %. Plus grave, pour la seconde de ces régions, le taux de croissance annuel des bidonvilles y est deux fois plus rapide que la moyenne constatée dans les pays en développement.
Il est vrai que l’urbanisation de l’Afrique subsaharienne est plus récente qu’ailleurs et que la croissance actuelle des villes y suit un rythme proche de 5 %. À la fin des années 2020, la région devrait compter quelque 750 millions de citadins, soit plus que la population totale de l’ensemble de l’Europe (Russie comprise).
L’autre particularité de l’urbanisation subsaharienne, c’est qu’elle s’est faite – et continue de se faire – sans développement industriel significatif. Même si le secteur informel absorbe une partie des nouveaux arrivants, beaucoup sont sans ressources et se trouvent dans l’incapacité de se procurer un logement décent. Au cours des quinze dernières années, le nombre des habitants de bidonvilles a presque doublé, passant de 101 millions en 1990 à 199 millions en 2005. Il devrait encore être multiplié par deux d’ici à 2020, pour atteindre 400 millions.
Les statistiques fournies par ONU-Habitat sont édifiantes. Dans la très grande majorité des pays subsahariens, plus de 60 % de la population urbaine vit dans des taudis ou l’équivalent. Seuls l’Afrique du Sud et ses voisins – ainsi que les petits archipels de l’Atlantique et de l’océan Indien – ont des taux inférieurs à 40 %. Dans nombre de métropoles, l’habitat précaire est la norme beaucoup plus que l’exception. Plus d’un tiers des 3 millions d’habitants de Nairobi sont établis dans un endroit de la ville baptisé Kibera, réputé pour être le plus grand bidonville d’Afrique. Addis-Abeba semble battre le record avec moins de 10 % de sa population vivant dans des conditions décentes Par comparaison, un pays comme la Côte d’Ivoire ne s’en sort pas trop mal avec un pourcentage de bidonvilles inférieur à 50 %.
Dans le nord du continent, la situation est très différente. Dans la région prise dans son ensemble, les bidonvilles sont en recul tant en valeur absolue que relative : de 22 millions (37,7 % de la population citadine) en 1990 à 21,5 millions (25,4 %) en 2005. Il faut souligner la réussite exceptionnelle de la Tunisie qui, bien qu’urbanisée à plus de 66 %, est parvenue à éradiquer presque complètement l’habitat insalubre, le réduisant à moins de 4 % en 2001. Avec un taux de 11,8 % la même année, l’Algérie peut, elle aussi, se prévaloir de bons résultats bien que, dans ce pays, le phénomène des bidonvilles soit en recrudescence ces derniers temps avec un taux de croissance annuel de 3 %. Idem au Maroc, où la proportion de citadins vivant dans des conditions précaires reste très élevée (32,7 % en 2001) et continue d’augmenter. En Égypte, en revanche, le nombre d’individus vivant dans des taudis ou des quartiers sous-équipés a diminué de 3 millions entre 1990 et 2005, passant de 14 millions à 11 millions.
Y aurait-il une recette pour soigner ou prévenir la plaie des bidonvilles ? Non, expliquent les auteurs du rapport d’ONU-Habitat, si ce n’est la volonté des pouvoirs publics de prendre le problème à bras-le-corps. De ce point de vue, outre la Tunisie et l’Égypte, le Brésil, le Mexique, la Thaïlande et l’Afrique du Sud se sont distingués au cours des quinze dernières années en améliorant les services et équipements en faveur des citadins pauvres.
Manque d’eau potable, accumulation de déchets, absence de latrines et de systèmes d’assainissement, pollution de l’air Leur environnement pèse gravement sur la santé de leurs occupants. Selon ONU-Habitat, les mauvaises conditions d’hygiène causent chaque année la mort de 1,6 million de personnes – soit cinq fois le nombre des victimes du tsunami qui a frappé les riverains de l’océan Indien en 2004. Dans les quartiers déshérités, la mortalité des enfants de moins de 5 ans est en général deux fois plus élevée que dans les zones urbaines « normales ».
On a souvent avancé que, dans les pays pauvres, les habitants des zones urbaines défavorisées bénéficient, malgré tout, de meilleures conditions de vie que les ruraux. Ce n’est pas le cas. De nombreuses études, en Afrique comme en Amérique du Sud et en Asie, montrent, par exemple, que la malnutrition frappe aussi sévèrement les enfants des taudis que ceux des villages. Qui plus est, durant les périodes de disette, l’aide internationale ignore souvent les habitants des bidonvilles alors même que les pénuries renchérissent les prix des produits de première nécessité.
On sait aussi que la pauvreté est le terreau de la criminalité et des violences en tout genre. À cela s’ajoutent les risques liés aux catastrophes naturelles. Du fait de leurs localisations – dépressions, rives des cours d’eau, terrains en pente – et ce d’autant que les constructions ne répondent à aucune norme de sécurité, les zones d’habitat spontané sont particulièrement exposées aux inondations, aux tremblements de terre, aux glissements de terrain ou à la foudre
Au Forum mondial urbain qui s’est tenu du 19 au 23 juin à Vancouver (Canada), Lindiwe Sisulu, ministre sud-africaine de l’Habitat, a rappelé que la communauté internationale ne consacrait qu’entre 2 % et 12 % de son assistance aux zones urbaines, l’essentiel étant encore affecté aux aires rurales. Avant d’oser une comparaison avec la Seconde Guerre mondiale : comme le monde s’est mobilisé hier autour de la lutte contre le nazisme, a-t-elle déclaré en substance, il doit aujourd’hui unir ses forces contre la pauvreté urbaine. L’avenir de l’espèce humaine en dépend, a commenté pour sa part Anna Tibaijuka, directrice d’ONU-Habitat.

* The State of the World’s Cities. Report 2006-2007, ?UN-Habitat, 204 pages. Pour en savoir plus, voir sur le site www.unhabitat.org

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