Témoignages…

Publié le 15 juillet 2008 Lecture : 6 minutes.

Une étoile polaire brillera au-dessus de lui
– Jacques est mort. Une partie de nous-même nous quitte. Nos rêves, nos espoirs sont en berne, comme un drapeau jauni par la pluie, un drapeau qui pleure. Peut-on déjà, sitôt éteint, parler de lui au passé ? C’est presque impossible. Hier encore, je le voyais pour un projet commun que nous mettions en place pour 2010. Il me parlait de ses soucis, sans jamais noircir le trait, en cherchant toujours des circonstances atténuantes aux différents protagonistes.
Je le respectais comme un grand frère. Facile à dire, mais les éléments objectifs sont là : en 1986, déjà, il éditait un de mes ouvrages, Le Livre des séductions (Lieu commun), en partie grâce à la complicité d’un autre compagnon de route, Jean-Luc Allouche. Hier encore, il me disait ne pas avoir eu honte de ce travail, et de ceux que nous avions réalisés ensemble durant toutes ces années.
Jacques était sincère en tout, et l’amitié qu’il donnait ne procédait d’aucun calcul, même pas pour annoncer qu’il allait casser sa pipe le soir même. Oh ! non, il n’était pas joueur d’échecs. Trop mauvais pour tricher. Il abhorrait les discussions byzantines, les mesquineries, les jalousies. S’en amusait parfois, et d’un mot trouvait la perle dans un tas de boue.
Sa grandeur d’âme l’amenait sur des sentiers étroits et non balisés, comme recevoir chez lui des journalistes de pays africains qu’il couvrait pour Jeune Afrique. Il leur donnait asile. Il les écoutait sans compter, se dépensait pour eux et restait affable en toutes circonstances. Je ne crois pas qu’on puisse énumérer toutes ses qualités tant elles étaient nombreuses.
Il nous quitte après avoir tout donné, sans avoir plaidé sa cause. Jacques est un juste avec une étoile polaire placée au-dessus de la tête. On le verra toujours briller en elle, avec sa nonchalance grave et sa voix enjouée.
Malek Chebel, anthropologue algérien

Sur les sommets du Haut-Atlas
– J’ai rencontré Jacques Bertoin quand il était responsable du Bureau du livre à l’ambassade de France à Rabat. On a initié ensemble la coopération entre la Bibliothèque générale, les Archives de Rabat et la Bibliothèque nationale de France à Paris. On l’a fait avec passion. Cet homme fin et intelligent, d’une capacité exceptionnelle à sentir les composantes de l’humanité et à les exprimer avec humour et perspicacité, m’a offert son amitié. Il a été, pour ainsi dire, parmi « les plus offrants ». On était tous les deux autour d’un dîner à l’Hôtel Hassan à Rabat quand j’ai appris par téléphone le drame des attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. On s’est quittés sans faire de commentaires hâtifs. Mais chaque fois quand je l’ai rencontré ultérieurement, je l’ai trouvé très renseigné sur les questions internes de ce Maroc qu’il admirait beaucoup.
Jacques me parlait souvent de celles qu’il appelait « les filles », sa splendide jeune femme, Eva, et Emma, leur fille. Gage d’amitié partagée.
J’attendais cet été pour lui montrer mes projets culturels de musée, là-bas du côté des sommets du Haut-Atlas.
Aujourd’hui, j’apprends qu’il ne vient plus, puisqu’il est passé par là.
Ahmed Toufiq, ministre marocain des Habous et des Affaires islamiques

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Une grande sensibilité
– J’ai connu Jacques Bertoin comme libraire, exigeant, rigoureux, curieux, souvent à la recherche d’une écriture neuve, étonnante. Ensuite je l’avais revu à Casablanca quand il défendait le livre dans toutes ses dimensions ; enfin je l’ai retrouvé journaliste, excellent interviewer. Je garde de cet homme, blessé (physiquement) par le destin, le souvenir d’une grande sensibilité et d’une belle intelligence. C’était un passionné de littérature, d’invention et des fantaisies de l’imaginaire.
Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain

Il avait la religion du monde
– Jacques Bertoin reste pour moi un sourire large, un bras emprisonné dans une écharpe et des yeux qui écoutent plus qu’ils ne regardent. Je l’ai rencontré à Jeune Afrique, on a vite discuté, on a très vite sympathisé et puis, quelques mois plus tard, nous avons voyagé ensemble. Je l’ai accueilli chez moi, à Nouakchott, il découvrait un pays qu’il ne connaissait pas, une culture différente, et il embrassait tout cela non seulement avec intelligence mais surtout avec sympathie, car Jacques savait aimer, serrer contre son large cÂur le monde et les gens. Nous discutions littérature, il était imbattable sur ce point et avait une culture encyclopédique. Moi, j’avais surtout envie d’écrire. C’est lui qui m’encouragea à écrire un roman après avoir lu l’une de mes nouvelles : « Ne te pose plus de questions. Tu es un écrivain ! »
Chaque fois que j’étais de passage à Paris, nous déjeunions ensemble et il me posait des milliers de questions sur moi, sur mon pays, sur ce que j’écrivais, et il me parlait aussi de son boulot et parfois de ses lassitudes. Jacques était un homme chaleureux !
J’ai envie de prier pour cet ami, mais je ne sais même pas quelle était sa religion. Juive ? Chrétienne ? Ou même, sait-on jamais, musulmane ? Jacques avait la religion du monde, du journalisme, de la littérature et de tout ce qui est humain.
Jacques, mon ami, au nom du Dieu de tous les hommes et de toutes les solidarités humaines, je prie pour toi !
Mbarek Ould Beyrouk, journaliste et écrivain mauritanien

Notre ultime conversation
– Pour le nouveau venu que j’étais il y a deux ans, il n’était que le grand type vêtu de noir qui avait écrit la biographie de Pulitzer. Par la suite, nous avons partagé le même bureau. J’entends encore sa voix puissante résonner. Improbable au départ, la cohabitation entre l’ancien et le jeune journaliste s’est révélée enrichissante. J’ai profité de son important carnet d’adresses et de son immense culture.
Quelques heures avant son décès, au retour du déjeuner, je le retrouve assis devant son poste et m’inquiète de sa santé. Pour l’avoir entendu en parler à son médecin la veille au téléphone, je savais qu’il avait effectué des examens médicaux dont les résultats n’étaient pas bons. « Nous sommes tous en sursis, mon cher Georges », me répond-il. Sur la table devant lui, il classe des notes de frais et lance avec malice : « Il faut que je les dépose, parce qu’on ne sait jamais. »
Mal à l’aise, je tente une boutade : « Dans ma culture, ça porte malheur de parler de mort. » Loin de l’arrêter, le propos nous entraîne encore plus loin. Son goût de la dispute intellectuelle était plus fort. Sur sa lancée, il avoue être fasciné par le rapport à la mort des cultures animistes africaines, la croyance aux forces des esprits des ancêtres. Au bout de dix minutes d’une discussion argumentée mais vaguement angoissante, il replonge dans ses notes. Puis prend congé et s’en va. Quelques heures plus tard, son cÂur le trahit.
Georges Dougueli, journaliste à J.A.

L’artiste au grand coeur
– Jacques doit s’en vouloir de ne pas avoir pu rendre un dernier service à ses amis libanais qu’il devait accueillir ces prochains jours. Elle, la chiite, et lui, le chrétien, s’apprêtaient à venir vivre, loin des regards inquisiteurs et des excommunications de toutes sortes, leur amour « illégitime » sur le sol français. Il s’en réjouissait autant que l’irritait cet intégrisme religieux qui contraint juifs, chrétiens, musulmans à ne pas mêler leurs effluves.
Jacques aimait les causes difficiles, presque perdues d’avance. Dernièrement, il avait aidé une mère africaine, qu’il connaissait à peine, à inverser le sens de son destin. Il vivait au quotidien ses espoirs de boulot, le difficile passage dans la clandestinité, les portes qui se ferment Il n’hésitait pas à donner de son carnet d’adresses, prenait son téléphone, organisait des rencontres pour infléchir le cours d’une vie. Sa générosité était réelle et désintéressée. Pourquoi le faisait-il ? L’amitié, la curiosité, le refus de la fatalité.
Jacques, c’était la magie des mots, le piment des anecdotes, les parfums de la nature Il ne pouvait me parler du Maroc sans me raconter les jasmins ou les bougainvilliers fleurissant le long des routes ou dans l’enceinte même des riads. Il aimait les histoires d’amour, les voyages pour lesquels il choisissait souvent des compagnons de route comme Hamza, son fidèle passe-partout. Encore un destin qu’il a fait basculer du bon côté.
Jacques avait retrouvé récemment la Côte d’Ivoire, celle de ses 25 ans, de son insouciance, de son insolente liberté de coopérant Un pays aux antipodes de celui qu’il avait connu mais qui n’avait altéré en rien son amour pour le continent. « Je m’y trouve bien. Rien n’est pesant. Même les choses les plus lourdes n’y sont pas écrasantes », aimait-il souvent à rappeler. Des leçons apprises sur ce continent, peut-être, puisait-il sa capacité à dédramatiser les événements et à réconforter ses interlocuteurs. Comme notre regretté frère Elimane, il a quitté ce monde subitement. Adieu, l’artiste au grand cÂurÂ
Pascal Airault, journaliste à J.A.

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