Son dernier voyage

Avec le décès, le 8 juillet, de Jacques, nous perdons un collègue talentueux et d’une culture rare. Mais nous voyons surtout partir un être si attachant que les adjectifs manquent pour le qualifier : ouvert, tolérant, jovial, généreux… Et toujours prêt

Publié le 15 juillet 2008 Lecture : 3 minutes.

La veille de sa mort, survenue le 8 juillet, Jacques Bertoin s’extasiait devant l’été parisien, pluvieux, venteux, fragile cette année. Il regardait par la fenêtre et le trouvait prometteur. Voilà Jacques : une façon rare de dénicher l’inaperçu, un vers dans la prose, l’insolite dans le solennel, un éclat d’idée dans une conversation à bâtons rompus. Chez lui pourtant, si peu coquet, la mise un soupçon bancale avec ce bras droit en écharpe dont un accident de moto, à vingt ans et quelque, lui avait volé l’usage, pas de posture. Plutôt une saine fraîcheur, que ses rides de sexagénaire ne laissaient pas deviner.
Comme ses longues phrases qu’il fallait déplier, la vie de Jacques n’est pas une ligne droite. Entre Lyon, qui l’a vu naître le 3 septembre 1946 dans une « famille bourgeoise » et où il a passé un bac littéraire puis commencé ses études en lettres modernes, et son appartement du 15e arrondissement parisien, où la crise cardiaque l’a emporté, il y a eu des boucles, qu’il a toujours faites des livres à la main, d’autres en tête.
C’est juste après Sciences-Po Paris, dont il a obtenu le diplôme en 1969, que Jacques a découvert l’Afrique, et plus précisément la Côte d’Ivoire. Dans l’humidité chaude du pays d’Houphouët, alors en plein « miracle », il a connu la vie du jeune coopérant français, son indolence parfois, sa nouveauté quotidienne, sa facilité. Et fait ses premiers pas dans le journalisme, au quotidien Fraternité Matin.
Rédacteur en chef des pages culture de Jeune Afrique vingt-cinq ans plus tard, il est souvent revenu sur le continent. Il avait pour lui un attachement sensible, il y était bien et y avait de nombreux amis. Il y a même passé un long séjour, au nord du Sahara cette fois-ci : de 1996 à 2000, Jacques fut responsable du Bureau du livre à l’ambassade de France à Rabat. Quatre années d’activité intense pendant lesquelles il contribua à l’essor de l’édition marocaine (en créant notamment le prix Grand Atlas), qui, récemment, a publié son dernier livre, Joseph Pulitzer, l’homme qui inventa le journalisme moderne, sorti chez Jeune Afrique en 2003.
C’est pourtant aux antipodes de l’Afrique qu’il termina sa boucle des missions françaises : devant les vagues hautes de Vancouver, à l’extrême ouest du Canada, en 2002, après deux ans passés comme attaché culturel au consulat. Ensuite, il revint à Jeune Afrique, successivement rédacteur en chef de La Revue (pour l’intelligence du monde) et rédacteur en chef délégué de l’hebdomadaire, tout en écrivant La Lettre de la Francophonie, une bataille souvent considérée comme perdue d’avance mais qui lui tenait à cÂÂur.
Ces derniers temps, Jacques nourrissait le projet d’un livre avec un ami. Il devait y consacrer une partie de ses vacances d’été à la campagne. Toujours journaliste – il l’a aussi été pour Le Monde, au début des années 1980, et le magazine Vogue, dix ans plus tard -, il était aussi toujours écrivain. Il a écrit son premier roman, Les Pigeons, en 1978. À l’époque, il dirigeait La Hune. Dans cette librairie du boulevard Saint-Germain qui ne ferme pas ses portes avant minuit, il a fait venir Louis Aragon, Roland ­Barthes, Francis Ponge, Jacques LacanÂÂ Des rencontres dont il lui restait des anecdotes précises, bien vivantes, qu’il racontait aussi bien qu’il savait écrire.
Curieux, Jacques allait au-devant des autres, qualité indispensable à l’éditeur qu’il allait devenir. En 1982, il créa Lieu commun avec deux amis, une « maison » au nom insolite qui sortit des sentiers battus, notamment avec la publication d’Arabes, si vous parliezÂÂ, de l’opposant tunisien Moncef Marzouki. Et, huit ans plus tard, il fonda les éditions Jacques Bertoin, qui vécurent jusqu’en 1993.
Ayant l’habitude de dire, en mimant l’affectation, que « tout est nourriture », Jacques se voyait bien entrepreneur ces derniers temps : producteur de fromage au lait de chamelle en Mauritanie, de beurre de karité au Burkina, animateur d’un site Internet de nécrologieÂÂ Il agitait ces projets sans vraiment y croire, peut-être pour tromper un ennui de lui-même perceptible à une intonation de voix. Cette tristesse s’estompait quand il parlait de sa fille adorée, Emma, et de tous ses proches, auxquels Jeune Afrique présente ses plus sincères condoléances. Adieu, Jacques.

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