Peur sur le delta

Prises d’otages, sabotage des installations pétrolières, trafics en tout genre… Dans le maelström de la bataille pour le contrôle de l’or noir, il est de plus en plus difficile de distinguer l’activisme politique du gangstérisme.

Publié le 15 juillet 2008 Lecture : 6 minutes.

Dimanche 6 juillet à Port Harcourt. À la fin d’une soirée passée dans une boîte de nuit de la métropole pétrolière du Sud-Est nigérian, trois hommes sont extirpés de leur voiture au petit matin par des inconnus armés. Tandis que deux d’entre eux sont libérés, le troisième disparaît dans la nature avec ses ravisseurs.
La scène d’enlèvement paraît ordinaire. Le mode opératoire est connu des habitants de la capitale de l’État fédéré de Rivers, où règne depuis quelques années un climat quasi insurrectionnel. Mais cette fois, il ne s’agit pas d’un salarié expatrié travaillant pour les compagnies pétrolières, accusées de « voler » le brut dont regorge la région du delta. L’otage n’est pas non plus l’un de ces politiciens corrompus qui détournent les ressources générées par la manne pétrolière au grand malheur des peuples ogoni et ijaw de la région.
L’attaque visait Norum Yobo, frère aîné de Joseph, une icône nationale qui exerce ses talents de footballeur au sein du club anglais d’Everton. En attendant que les ravisseurs établissent un contact avec la famille pour fixer le montant de la rançon, le pays se perd en conjectures.

Vedettes ultrarapides
Pourtant, le capitaine des « Super Eagles » – l’équipe nationale -, né à Port Harcourt, est un Ogoni qui n’a jamais oublié d’où il vient. Généreux bienfaiteur, il a créé en juin 2005 une fondation qui a accordé à ce jour plus de trois cents bourses d’études à des jeunes en difficulté. Le 2 juillet dernier, flanqué de son frère Norum, il s’était encore rendu à la Commission nationale de développement du delta du Niger pour apporter son soutien à la lutte contre la pauvreté dans cette région. Las ! Aux projets de développement, les « Young Cults » – ces gangs qui ont fait de l’enlèvement leur spécialité – préfèrent les espèces sonnantes et trébuchantes d’une rançon.
Certes, le défenseur central d’Everton n’est pas le premier Nigérian fortuné à subir le chantage de preneurs d’otages. L’enlèvement, en avril dernier, de l’épouse d’Humphrey Idisi, un gros bonnet de la finance locale, a tenu l’opinion en haleine jusqu’à sa libération contre rançon, le 3 mai. Sur le chemin de l’école maternelle, des enfants de 3 ans sont kidnappés puis rendus à leurs parents contre une somme élevée en nairas. Plus rien n’arrête les ravisseurs.
L’armée nigériane semble dépassée par les capacités opérationnelles des guérilleros qui écument la région. Leur armement comporte aussi bien l’inévitable AK-47 que des missiles sol-air. Ils disposent de vedettes ultrarapides, du même modèle que celles utilisées par les narcotrafiquants colombiens pour semer les garde-côtes.
Ce sont ces embarcations qui ont rendu possible l’assaut de la plate-forme Bonga de Shell, située à 120 km des côtes, le 19 juin dernier. Revendiquée par le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (Mend), cette opération a révélé l’importance des capacités militaires d’une organisation qui frappe de plus en plus loin de ses bases. Attaquée par deux fois en novembre 2007 et en juin 2008 dans les eaux dangereuses de la presqu’île de Bakassi, l’armée camerounaise a expérimenté la puissance de feu des rebelles. Bilan de ses pertes : une trentaine de morts, dont un sous-préfet.
En Guinée équatoriale, les autorités soupçonnent les guérilleros nigérians d’avoir perpétré le braquage simultané de deux banques en décembre dernier. Un milliard de francs CFA ont été emportés.
Dans le maelström de la bataille pour le contrôle de l’or noir nigérian, il est de plus en plus difficile de distinguer la contestation légitime de la criminalité ordinaire, l’activisme politique du gangstérisme. Militants ou chiens de guerre, des « boys » harnachés de munitions, nourris à la bière et au haschich changent de bannière au gré des circonstances. Ils sont généralement instrumentalisés par des chefs de tribu, des trafiquants d’armes ou de pétrole, des hommes politiquesÂÂ
Ainsi des Forces vigilantes du delta du Niger (FVDN) qui ont été créées par le gouverneur de l’État fédéré de Delta dans la perspective d’influencer les élections locales. Leur mission était de voler les urnes et d’intimider les électeurs. Mais une fois leur mission accomplie, les boys n’ont pas déposé leurs armes pour autant. Ils se sont recyclés dans le kidnapping. À l’instar des FVDN, de nombreux « Cults » se forment et prolifèrent dans toute la région et même au-delà, au grand regret des pionniers de la lutte pour l’émancipation des peuples du delta.
Avant cette dérive criminelle, les insurgés se battaient pour une cause des plus légitimes. Elle était portée au début des années 1990 par le Mouvement pour la survie du peuple ogoni (Mosop) et revendiquait une part des revenus pétroliers face aux abus de la major anglo-néerlandaise Royal Dutch Shell, laquelle bénéficie du soutien du gouvernement. Le mouvement a eu son martyr, l’écrivain Ken Saro-Wiwa, pendu en 1995 par la junte pétromilitaire dirigée par Sani Abacha. Avec 20 millions d’habitants, dont la majorité vit avec 1 dollar par jour, la vaste région pétrolifère du delta du Niger contribue pourtant à hauteur de 75 % à la production nigériane et fournit 50 % des revenus de l’État. « Mais le gouvernement fédéral est incapable d’assurer les services publics de base comme l’eau et l’électricité », se plaint Tom Ateke, chef des FVDN.
Après la mort de Ken Saro-Wiwa, la lutte se durcit. Aux pancartes se sont substituées des armes. C’est aussi le début du sabotage des installations pétrolières. Très vite, quelques « militants » y trouvent un moyen de financement de leur lutte etÂÂ d’enrichissement personnel : le trafic illicite de pétrole brut explose, au point d’infliger des pertes comprises entre 4 et 18 milliards de dollars par an à l’État.

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Les Etats-Unis préoccupés
La contestation franchit un nouveau palier lorsque les enlèvements de cadres et d’ouvriers expatriés se multiplient. « Les choses bougent quand les groupes s’attaquent à des étrangers, car leurs ambassades font pression sur le gouvernement », explique le journaliste Daouda Aliyou. Si aucune compagnie ne reconnaît avoir payé une rançon, la pratique n’en est pas moins courante, aux dires des boys. Ils se félicitent encore du million d’euros versé par l’italienne Agip en 2006 pour obtenir la libération de quatre de ses salariés.
Sous les coups de boutoir des bandes armées, la production pétrolière du pays a baissé de 25 %. Selon la société américaine ASI Global Response, spécialisée dans les « services d’urgence », le Nigeria est désormais considéré comme le pays, après l’Irak, où les travailleurs étrangers courent le plus le risque d’être enlevés. Les activités d’exploration sont en berne. Les investisseurs se détournent du pays. Et la chute de la production nigériane, qui agit directement sur la hausse du prix du brut, préoccupe les États-Unis, dont la nouvelle politique énergétique vise à augmenter les importations en provenance du golfe de Guinée pour réduire la dépendance à l’égard du Moyen-Orient. Souhaitant trouver une solution de rechange au diktat russe sur le gaz, l’Europe n’est pas moins contrariée par l’insécurité dans le Sud-Est nigérian.
Conscient de la gravité de la situation, le chef de l’État, Umaru Yar’Adua, a invité les insurgés à participer au sommet qui devrait être organisé à Abuja dans les prochaines semaines sous la médiation du diplomate onusien Ibrahim Gambari. Le Mend a déjà annoncé qu’il ne s’y rendra qu’à certaines conditions (voir ci-dessous).

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