Francesco Filippi : « L’Italie a effacé la période coloniale de sa mémoire »
Dans son livre « Y a-t-il de bons dictateurs ? Mussolini, une amnésie historique », l’historien italien revient sur la politique coloniale et raciale de l’Italie fasciste. À l’aune de la victoire de Giorgia Meloni, dirigeante du parti postfasciste Fratelli d’Italia, aux élections générales du 25 septembre, nous rediffusons cet entretien publié en 2020.
Jeune Afrique : L’objet de votre livre est de démontrer que les prétendues « bonnes réalisations » du régime de Mussolini relèvent de la légende. Y a-t-il un doute sur la question ?
Francesco Filippi : Malheureusement oui. Il y a encore des gens en Italie, surtout dans une frange précise de la droite, mais pas seulement, pour prétendre que le régime fasciste a « aussi » fait de bonnes choses. Les fascistes auraient créé le système de retraite, asséché les marais Pontins, construit des routes, redressé l’économie, protégé les Juifs…
En fait, tout le monde dans le pays s’accorde pour critiquer la guerre et les lois raciales, mais certains ont de l’indulgence pour le reste. C’est plus culturel que politique. Et puis il y a cette idée forte selon laquelle Mussolini « ce n’était quand même pas Hitler »…
Vous écrivez en particulier que vos compatriotes n’ont aucune mémoire de la période coloniale italienne ?
Absolument, ça ne fait pas partie de notre mémoire. L’aventure coloniale la plus importante, durant la période fasciste, c’est l’Éthiopie, mais ça a duré peu de temps : de 1936 à 1941. Le reste – la Libye, l’Érythrée, la Somalie – est complètement effacé de nos mémoires. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’idée qui a prévalu a été que les Italiens étaient de braves gens, fondamentalement pas racistes. Le reste a été oublié.
Les Italiens n’ont pas le sentiment que leur pays a été une puissance coloniale
Les Italiens n’ont pas le sentiment que leur pays a été une puissance coloniale, en partie parce que la colonisation a été tardive et relativement brève. Qu’elle a débuté un peu comme celle des Allemands, lorsque Von Bülow, ministre des Affaires étrangères, expliquait en 1897 que l’Allemagne aussi avait droit à « sa place au soleil ».
Le caractère tardif de cette colonisation explique d’ailleurs le choix des territoires conquis…
Bien sûr. Les Italiens – et il faut souligner que cela a commencé avant la période fasciste – sont allés là où ils pouvaient, dans les endroits qui n’étaient pas déjà contrôlés par les Anglais, les Français ou les Belges.
En Érythrée, en Libye, où il s’agissait d’ailleurs pour partie de livrer une guerre « de prestige » face à l’Empire ottoman. Puis en Éthiopie, avec là aussi une situation très particulière : contrairement aux terres conquises bien plus tôt par d’autres pays, l’empire de Haïlé Sélassié était un pays libre, membre de la Société des nations.
La motivation de l’aventure coloniale semble différente de celle des voisins européens, moins économique ?
Il y a quand même un discours des fascistes qui vise à expliquer que les terres conquises en Afrique vont devenir de grandes colonies agricoles, ainsi que des zones de peuplement. Mais, en effet, ce n’est pas fondamental. L’idée est avant tout de servir la propagande fasciste qui exalte les valeurs guerrières, de faire renaître la Rome antique, de démontrer la grandeur de la « race italique »…
Cette volonté de restaurer la grandeur perdue de Rome était-elle très présente ?
Oui, particulièrement en Libye. En latin, le terme « Libya » désigne tout le continent africain. Les fascistes y ont envoyé des troupes en parlant de « reconquête », et plusieurs chefs militaires, notamment Balbi et Graziani, ont visité des sites archéologiques remontant à l’antiquité ou créé des routes auxquelles ils ont donné des noms latins pour accentuer le parallèle.
Certains prétendent que les fascistes étaient moins racistes que les nazis, c’est faux !
Cela a aussi débouché sur une politique raciste très brutale, contrairement à ce qu’on dit parfois…
Exactement. Certains prétendent parfois que les fascistes étaient moins racistes que les nazis, c’est complètement faux. Le régime fasciste s’est construit en se définissant par rapport à ce qui n’était pas lui, à ce qui n’était pas italien. Cela a commencé avec le socialiste et l’antifasciste, qui ne pouvaient pas être « italiens », puis cela s’est étendu à l’Éthiopien, à l’Africain.
Contrairement à ce que certains voudraient croire ou faire croire, les Italiens du début du XXe siècle étaient racistes. Comme tous les Européens d’ailleurs ! Quand les troupes sont parties en Éthiopie, tout le monde chantait Faccetta nera, une chanson sur les « belles abyssiniennes ».
Il y a eu beaucoup de viols, mais aussi de « mariages provisoires », et beaucoup d’enfants métis sont nés de ces unions. Ce qui a finalement poussé le régime à édicter une loi très restrictive sur les mariages interethniques et, dès 1933, des lois raciales définissant très précisément qui était italien ou non.
L’idée selon laquelle la législation raciste italienne a été inspirée par les nazis est donc fausse ?
Complètement fausse ! C’est encore une légende que répètent ceux qui aimeraient adoucir l’image de Mussolini, mais cette idée ne résiste pas à l’étude des faits. Dans Mein Kampf, déjà, Hitler citait Mussolini comme un maître à penser. Et les lois raciales italiennes datent de 1933, l’année où les nazis arrivent au pouvoir.
Les lois antijuives du régime fasciste découlent directement des lois coloniales italiennes
On prétend souvent que les lois antijuives du régime fasciste, adoptées en 1938, l’ont été sous la pression de Hitler, mais c’est inexact : elles découlent directement des lois coloniales italiennes. Le Grand Conseil fasciste avait estimé à l’époque que les règles visant à protéger la « pureté de la race » qui s’appliquaient dans les colonies devaient s’étendre à tout le territoire italien, tout simplement.
Les deux régimes, nazi et fasciste, se sont construits à partir d’un discours sur « l’autre », ils avaient besoin d’un ennemi. Il y a certes des différences, mais elles ne sont pas si importantes, et Mussolini n’a absolument pas eu besoin d’être poussé par Hitler pour avoir des positions ou une politique racistes : il parlait déjà de la « race italienne » à la fin de la Première Guerre mondiale.
Le titre français du livre (Y a-t-il de bons dictateurs ?) est très éloigné du titre original (« Mussolini a aussi fait de bonnes choses »). Pourquoi avoir fait ce choix ?
C’est une proposition de l’éditrice française. En italien, c’est une expression idiomatique : « Mussolini a aussi fait de bonnes choses… » Tout le monde comprend que c’est ironique, et qu’immédiatement après, il y a un « mais ». Il n’y a pas d’expression équivalente en français, donc nous avions peur d’une incompréhension.
D’ailleurs, même en Italie, on estime qu’environ 10 % des gens qui achètent le livre sur Amazon prennent le titre au premier degré. Certains l’ont même renvoyé à l’éditeur en faisant part de leur colère. Ils pensaient avoir acheté un livre qui vantait le bilan du régime fasciste.
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