« Je suis un étranger chez moi »

Entre mémoires et réflexions sur les corruptions du pouvoir, le dernier ouvrage de l’écrivain sud-africain paraît en français. Entretien avec l’un des plus virulents opposants au régime de l’apartheid.

Publié le 15 juillet 2008 Lecture : 6 minutes.

Poète, romancier, essayiste, peintre, le Sud-Africain Breyten Breytenbach demeure l’un des opposants les plus virulents au régime sud-africain de l’apartheid. Un opposant perpétuel qui a érigé la critique du pouvoir en principe de vie et d’écriture. Après s’être illustré par son combat contre l’apartheid, il s’est révélé au monde en 1994 en adressant une lettre ouverte au nouveau président, Nelson Mandela, dans laquelle il écrivait : « Notre loyauté revêtira la forme d’une opposition vigilante. Le soutien que nous pourrons vous apporter, à vous, le père de la nation, sera de vous considérer comme un homme politique ordinaire qui peut être banalement corrompu par le pouvoir » À la fois expérimentale et engagée, l’Âuvre littéraire de Breytenbach témoigne de l’esprit indomptable de ce Boer au franc-parler légendaire. Son nouveau livre, L’Empreinte des pas sur la terre, qui vient de paraître en traduction française (Actes Sud), est composé de soixante-trois textes, à mi-chemin entre récits de voyages, mémoires et réflexions sur les corruptions du pouvoir et l’« Afrique qui désespère de survivre ».

Jeune Afrique : Vous venez de publier L’Empreinte des pas sur la terre, avec pour sous-titre Mémoires nomades d’un personnage de fiction. Un personnage de fiction peut-il laisser des empreintes de pas ?
Breyten Breytenbach : C’est une mauvaise question à poser à un écrivain ! Pour moi, les personnages nés de mon imagination sont aussi réels que des personnages de chair et de sang. D’ailleurs, je suis convaincu que notre compréhension du monde vivant passe par la représentation de celui-ci dans l’imaginaire. La littérature est le lieu par excellence de cette métaphorisation du réel, mais aussi de sa subversion. J’ai toujours pensé qu’écrire c’était ré­imaginer le monde, le réinventer et le réenchanter.

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Mais il y a aussi un aspect très expérimental dans votre Âuvre. Un côté surréaliste illustré par les nombreux doubles dont vous avez parsemé vos textes narratifs et votre poésie. Et ce double qui s’appelle Breyten fou-de-mots n’est autre que vous-mêmeÂ
Ce dédoublement traduit en réalité une position philosophique. En tant que bouddhiste, je ne crois pas en l’âme, cette entité éternelle qui naît, traverse la vie et survit à la mort corporelle, selon la doctrine chrétienne. Le bouddhisme, lui, dit que le « moi » est une construction changeante, fonction de nos émotions, de nos expériences et des circonstances dans lesquelles l’on se trouve. Le « je » qui vous parle est différent du « je » qui écrit. Les Breyten fou-de-mots, les Christian Jean-Marc Galaska, les Mr « I » qui interviennent dans mes textes sont des supports de cette identité glissante. Cela étant dit, en littérature, je ne suis pas le premier à avoir introduit la notion de double. Pensez au poète portugais Fernando Pessoa, qui jouait avec au moins quatre identités. Rimbaud disait, pour sa part, que « je est un autre ».

L’Empreinte est aussi une invitation au voyage transcontinental : Afrique, Europe, AmériqueÂ
Pour moi, l’origine de l’existence est le mouvement. Dans mon esprit, « l’empreinte des pas » renvoie aux pistes des nomades à travers le sable du désert. Il faut suivre ces pistes que l’écrivain-voyageur Bruce Chatwin appelait songlines, ou le chant des pistes qui permet de remonter aux origines du monde. Nous sommes les héritiers d’un monde ancien, chanté, imaginé, fictionnalisé par des hommes et femmes qui nous ont précédés sur terre. C’est par le voyage que nous pouvons entrer en communion avec ces différentes fictions du monde.

Comment définir L’Empreinte ? Est-ce une autobiographie ? Un récit de voyage ? Une Âuvre philosophique sur l’impermanence du soi ?
Tout cela à la fois. Mais il faut surtout garder à l’esprit que ce livre fait partie d’une tétralogie sur laquelle je travaille depuis quelques années. L’Empreinte est le deuxième volume de cette série, qui a pour thème « l’espace du milieu ».

Il y a aussi dans ce récit beaucoup d’inquiétude et de colère par rapport au devenir sud-africain, alors que votre précédent livre, Le CÂur-Chien, semblait dessiner la possibilité de réconciliation avec votre pays.
Au moment où j’écrivais Le CÂur-Chien, la transformation de la société sud-africaine que Mandela avait engagée semblait encore possible. J’étais alors porté par l’espoir. Depuis, je me suis rendu compte que les promesses faites aux laissés-pour-compte, aux habitants des townships, à la jeunesse sud-africaine ne seront jamais tenues. Les violences xénophobes qu’on a vues récemment traduisent le désespoir d’une population qu’on laisse tomber de nouveau. Je suis en colère parce que je pense aux sacrifices consentis par des générations de Sud-Africains. Je pense aux combats que nous avons menés au péril de nos vies pour que puisse émerger une nouvelle nation, un nouveau pays, un peuple fondateur. Le génie de Mandela a fait qu’il n’y a pas eu de guerre civile. Je suis indigné quand je pense qu’on a fait tout ça pour en arriver là ! Pour que les gens se tapent sur la gueule, comme cela s’est produit il y a quelques semaines dans les villes frontalières ? Pour que les cadres de l’ANC puissent s’enrichir d’une manière éhontée, alors que 80 % de la population vit dans la pauvreté et la misère ? Pour qu’on nous annonce que la justice et la Cour constitutionnelle seront désormais assujetties au bon vouloir du parti ? Je ne puis rester calme face à cette dérive totalitaire.

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Dans Retour au paradis, que vous avez publié en 1994, vous écriviez : « Je suis un étranger chez moi. » C’est ce que vous ressentez aujourd’hui encore quand vous retournez en Afrique du Sud ?
Je crois que c’est le Palestinien Edward Saïd qui disait que la liberté la plus totale c’est de se sentir étranger partout. J’ai fait mienne cette affirmation, tout en sachant pleinement que cela pourrait être interprété comme une volonté de ma part de ne pas m’impliquer, de ne pas accepter mes responsabilités. Thabo Mbeki n’a-t-il pas dit : « L’Afrique du Sud appartient à ceux qui y vivent » ? C’est d’ailleurs un vieux débat, mais mon amertume n’en est pas moins réelle. Je n’ai cessé de l’exprimer, comme je le faisais déjà à l’époque sombre de l’apartheid. Dans quelle mesure cette amertume traduit la méfiance de la communauté blanche, dont je suis issu, à l’égard de l’administration majoritaire actuelle, je ne sais pas. Par ma révolte, j’exprime peut-être aussi mon ressentiment personnel, en réaction à la marginalisation par l’ANC de la société civile qui a combattu à ses côtés et dont j’ai fait partie. Je peux seulement vous dire que chaque retour au pays natal est source d’une profonde souffrance pour moi. Je me sens comme Tolstoï qui, semble-t-il, demandait à la fin de sa vie qu’on ne jouât plus de la musique en sa présence. « Elle m’émeut terriblement », disait-il.

Est-il vrai que Nelson Mandela vous a dit lors de sa venue en France en 1990 qu’il voulait vous ramener à la maison ?
Oui, c’est tout à fait exact. Je travaillais à l’époque pour la Fondation de Danielle Mitterrand. J’ai accompagné Mme Mitterrand à l’aéroport pour accueillir Mandela, qui venait quasiment en visite d’État sans avoir encore été élu à la présidence. Il est sorti de l’avion. Sur le tarmac, il m’a pris dans ses bras et m’a dit : « Je suis venu te chercher pour te ramener chez nous. » Récemment encore, j’ai eu l’honneur de l’avoir au téléphone. Il avait appris que l’on venait de m’attribuer le prix Hertzog, qui, comme vous le savez, est une récompense très prestigieuse décernée par l’establishment afrikaner. Compte tenu de mes relations turbulentes avec les Afrikaners, je me demandais encore si je devais accepter le prix quand, tout à coup, le téléphone a sonné et j’entendis le président Mandela me dire avec cette simplicité qui le caractérise : « Tu te rends compte, Breyten, qui aurait pu penser il y a vingt ans que je serais un jour président, et toi récipiendaire du prix Hertzog ! » Après ce coup de fil émouvant, je pouvais difficilement refuser l’honneur qui m’était fait !

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