Voyage au coeur de l’informel

Souvent fondé sur des relations de confiance, hors de tout cadre juridique, le secteur « parallèle » fait vivre aujourd’hui deux millions de personnes.

Publié le 11 juillet 2003 Lecture : 5 minutes.

Le marché central de Sandaga, poumon vital de Dakar. Des marchands ambulants et des vieilles femmes vendent des cacahuètes. De jeunes détaillants proposent tout et rien : des chaussettes, des brosses à dents ou un grille-pain. Ces quelques images de la capitale sénégalaise résument à elles seules ces activités grouillantes et à première vue désorganisées désignées sous le nom générique « d’informelles ». Mais derrière ce tableau caricatural d’un secteur évoluant en dehors de tout cadre juridique et institutionnel se cachent des chiffres révélateurs : il regroupe aujourd’hui près de 2 millions de personnes – soit de loin le plus grand nombre des actifs – et contribue à un peu plus de la moitié du Produit intérieur brut (PIB) du pays. Comme partout en Afrique, « il n’y a pas d’unanimité sur la définition de ce qui est informel, souligne Ibrahima Diouf, directeur des petites et moyennes entreprises au sein du ministère des PME et du Commerce. Pour schématiser, on pourrait dégager trois types d’activités : l’une, légale, s’acquitte des impôts ; la suivante est dite « informelle » de subsistance et la dernière, totalement illégale, doit être remise dans le rang. »
Finalement est dit « informel » tout commerce qui ne répond pas aux règles de gestion et de management classiques. La définition tenant plus à la nature de la société – une micro-entreprise familiale – et à l’organisation – aucune procédure écrite, ni comptabilité déclarée. Mais aussi à la similitude des parcours de tous ces nouveaux chefs d’entreprise, à l’image de celui d’Alioune Diagne, aujourd’hui dans l’import-export et patron d’une petite structure employant quatre personnes : arrivé à Dakar à 21 ans, avec quelques centaines de francs CFA en poche, il a fait ses premières affaires sur le marché, en vendant de menus articles à la sauvette. Puis d’économies en petits emprunts auprès de proches parents, il est devenu détaillant, demi-grossiste et, enfin, exportateur.
Le mouvement s’est amplifié lors des grandes sécheresses du milieu des années soixante-dix qui provoquèrent un exode rural massif. « Lorsqu’il est arrivé en ville, poursuit Ibrahima Diouf, l’acteur de l’informel n’a bien souvent eu d’autre opportunité que de se rabattre sur le commerce d’un parent. » La réussite de certains, partis de rien, est venue alimenter le mythe de la richesse facile et a suscité de nombreuses vocations : « Dans une société structurée, on peut considérer cette réussite comme un rêve, mais dans une société non structurée, c’est une aventure au sens noble du terme. Tout le système repose sur la solidarité et la confiance », assure Medoune Diop, patron d’une entreprise de pêche. Le vieil homme qui a commencé comme petit pêcheur à Dakar décrit avec fierté ces mécanismes de solidarité qui relient entre eux les acteurs de l’informel. L’épargne collective, les prêts d’argent et de matériel, les crédits : « Même si jamais aucun papier, facture ou reconnaissance de dettes ne garantit la transaction, l’accord est toujours respecté », assure-t-il.
Pour fuir le chômage ambiant, ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à tenter l’aventure. « Trop », disent même ceux qui voient leur pré carré occupé de façon anarchique par une horde de nouveaux venus. Certains accusent même les municipalités de favoriser cette installation sauvage pour alimenter leurs caisses avec les taxes réclamées quotidiennement à tout vendeur ambulant (environ 200 F CFA par jour, 0,30 euro). Conscient de cette dérive, le gouvernement du Sénégal s’est lancé dans une grande campagne de communication en direction de ce secteur dit informel, histoire justement de le « formaliser ». « Ce serait une grave erreur de croire qu’on peut le réduire à zéro, soutient Ibrahima Diouf. Mais il faut aménager un cadre institutionnel et juridique adapté qui puisse lui permettre une mutation en douceur vers l’économie moderne. »
La première de ces mesures sera la prochaine instauration de centres de gestion agréées dans cinq des principales chambres de commerce du pays (celles de Thiès, Saint-louis, Ziguinchor, Kaolack et Dakar). Depuis près de cinq ans, un projet pilote fonctionne déjà à la chambre de commerce de la capitale, avec pour mission d’inciter petits commerçants et artisans à déclarer leurs activités. En contrepartie de cette régularisation, ils bénéficient d’avantages fiscaux et peuvent se voir dispenser des formations en gestion et en comptabilité. Pour l’État sénégalais, l’urgence de la réforme va aussi de pair avec la nécessité d’augmenter l’assiette fiscale : aujourd’hui, près de 70 % des impôts seraient supportés par seulement 30 % des acteurs économiques. L’autre mesure phare du gouvernement concerne la création d’un impôt synthétique qui regrouperait les différentes taxes dont doivent s’acquitter toute l’année les acteurs de l’informel. Si le principe a été retenu lors de la rencontre interministérielle du 6 juin dernier, il reste maintenant à en définir les modalités d’application. En facilitant ainsi les démarches administratives, le ministère des Finances espère devenir plus convaincant.
« De toute façon, s’ils veulent pérenniser leur activité, ils comprennent rapidement qu’ils doivent absolument se formaliser. Ceux qui n’écrivent pas et ne tiennent pas vraiment leurs comptes perdent beaucoup d’argent et manquent des opportunités d’investissement », renchérit Ousmane Sy Ndiaye, secrétaire permanent de l’Unacois, l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal, une association créée en 1989 et qui regroupe plus de 100 000 membres, en grande majorité des acteurs du secteur informel. La fédération, qui s’estime représentative à 80 %, soutient le projet gouvernemental tout en reprenant l’initiative : « La formalisation du secteur ne peut réussir que si les principaux intéressés le désirent. Et nous sommes là pour leur expliquer ce qu’ils peuvent y gagner. »
Reste à savoir si, justement, ils seront nombreux à prendre le pari de la réforme. Pour Abdoul Sow, consultant et économiste, ces seules mesures fiscales ne suffiront pas : « Ce n’est pas l’informel qu’il faut réformer, mais l’État, martèle-t-il. On pourra réellement faire changer les choses le jour où l’État sera devenu attractif et où les impôts serviront à construire des écoles et des hôpitaux. » Une autre façon de rappeler que ce système parallèle est d’abord né des déficiences du système classique, étatique et bancaire. La solidarité communautaire, plus qu’une valeur, est vécue comme le ciment de l’organisation sociale. « Quand on réussit, on n’oublie jamais le village, souligne Medoune Diop. On y investit et on aide comme on peut ceux qui veulent venir. » Et le cycle perdure, comme si rien ne justifiait pour l’instant sa révolution.

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