Disparition de Sindika Dokolo : les arts africains perdent leur « héraut »
Mécène, collectionneur, militant, l’homme d’affaires s’est imposé en une trentaine d’années comme un soutien indispensable à la création sur le continent.
L’artiste camerounais Omraam Tatcheda n’a jamais rencontré Sindika Dokolo. Pourtant, le collectionneur congolais a joué un rôle décisif dans sa carrière. « J’avais terminé mes études aux Beaux-Arts de Bologne, en Italie, depuis moins d’un an lorsque Sindika a acquis l’une de mes pièces, se souvient le peintre. Je n’étais pas connu, j’avais participé à une seule biennale… et pourtant il a déboursé 80 000 euros pour acheter l’une de mes pièces ! Aujourd’hui, qui va prendre sa place ? Les Africains qui ont de l’argent préfèrent en général s’acheter des voitures de luxe ou des châteaux… Rares sont ceux qui viennent en aide aux créateurs contemporains. »
« Il avait cette démarche très rare en Afrique de donner aux artistes la place qu’ils devraient avoir, estime comme en écho l’artiste franco-camerounaise Beya Gille Gacha, dont les œuvres ont été exposées à Rome près de pièces de la collection de Dokolo. Il n’a jamais arrêté de rencontrer des artistes, de tenter de les mettre en avant, c’est l’une des rares personnalités du monde des affaires et de la politique africaine qui pouvait inspirer les autres décideurs africains. »
Amateur précoce
Tandis que les sites d’information en continu pointent l’implication de l’homme d’affaires dans les Luanda Leaks, le monde de l’art, unanime, célèbre l’impact décisif que cet amateur précoce (il a commencé sa collection à 15 ans) et généreux a eu sur la création, et notamment la création africaine.
La commissaire d’exposition germano-camerounaise Marie-Ann Yemsi rappelle ainsi que s’il a d’abord acquis en bloc les quelque 500 œuvres de l’homme d’affaires allemand Gans Bogatzke (essentiellement des œuvres contemporaines africaines, de qualité très inégale), il n’a eu de cesse, ensuite, d’acheter des œuvres aux artistes africains, portant à plus de 3 000 le nombre de pièces accumulées dans sa collection, exposée entre autres à Luanda, dans la fondation qui porte son nom.
Un vrai regard sur l’Afrique et sa création contemporaine
« Ce n’était peut-être pas un pionnier, mais c’était un homme impliqué depuis plus de vingt ans, et qui portait un vrai regard sur l’Afrique et sa création contemporaine, estime-t-elle. Son soutien aux artistes et à l’écosystème artistique africain a été massif, décisif. Il était très soucieux que des collections d’art contemporain puissent éclore sur le continent et qu’elles soient présentées aux Africains. En cela il a été indispensable. Il a forcément suscité des vocations. Beaucoup de gens ont été très contents de profiter de cette manne financière… et un peu silencieux lorsqu’il a eu des ennuis. »
Une nouvelle génération
Pour la commissaire d’exposition, Sindika Dokolo incarnait une nouvelle génération, fière, indépendante, qui ne voulait plus recevoir de leçons du monde occidental. Sa dernière exposition, IncarNations, présentée de juin à octobre 2019 au Palais des beaux-arts de Bruxelles, se voulait d’ailleurs « afrocentrée » : il invitait les Africains à apprendre à se regarder à nouveau en faisant fi du voile d’exotisme et du discrédit jeté par les anciens colonisateurs sur le continent.
Simon Njami, commissaire d’exposition, critique d’art camerounais, qui a aidé – avec l’artiste Fernando Alvim – l’homme d’affaires à constituer sa collection, rappelle la sincérité de son engagement. « J’ai rencontré Sindika à l’occasion de la présentation d’Africa Remix… Il m’a dit : ‘C’est la première fois que je vois une galerie africaine dans un grand musée. Je ne pensais pas que ce serait possible, je m’aperçois qu’il y a encore du travail à faire !’ Et nous l’avons fait. »
Se passer des prébendes que proposent les Occidentaux à l’Afrique
« Il a su donner l’impulsion en Angola notamment… Et dans bien d’autres pays, ajoute Njami. Sans la Fondation Sindika Dokolo, il n’y aurait pas eu de pavillon africain à la Biennale de Venise en 2007. Le pavillon a été monté sans apport financier européen, ou extra-africain. Il fallait pouvoir se passer des prébendes que proposent les Occidentaux à l’Afrique. »
Et de conclure : « Il estimait aussi que l’on ne peut pas s’occuper de contemporain en laissant de côté le patrimoine, de là son idée de rapatrier le maximum d’œuvres pour en faire profiter les Africains. Il n’a jamais été un ‘pleureur’ qui mettait tout sur le compte de l’histoire, il posait des actes. »
Sindika Dokolo n’hésitait pas à mettre la pression sur les collectionneurs occidentaux accusés de posséder des œuvres volées. « Je sais précisément qui possède quoi, ici, à Bruxelles. Je connais leurs adresses, je sais qu’ils feront le bon choix », nous avait-il expliqué lors de l’exposition IncarNations, profitant d’une tribune médiatique. Il avait notamment rendu une vingtaine d’œuvres issues de pillages pratiqués lors de la guerre civile angolaise au musée de Dundo, en Angola.
« Fin, engagé, percutant »
« On a perdu un héraut, quelqu’un de fin, d’engagé, de percutant, soupire à Abidjan Alain Kablan Porquet, amateur d’art passionné et collectionneur depuis plus de vingt ans. Ce n’était pas un vieux monsieur à la bedaine triomphante, un aigri qui se bat perpétuellement contre le grand méchant Occident. C’était un vrai connaisseur qui mettait du sens dans la lecture d’un passé chahuté. Un homme beau, jeune, élégant, ce qui compte dans cette société de l’image, qui incarnait un combat légitime. »
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