Le mystère Saddam

Les Américains se sont juré de capturer l’ancien dictateur pour mettre fin à la résistance de ses partisans. En y mettant le prix.

Publié le 11 juillet 2003 Lecture : 9 minutes.

Où est-il ? Avec qui ? Que fait-il ? Puisque, à la différence d’Oussama Ben Laden, dont le sort vital relève toujours de l’énigme, les Américains ont acquis la quasi-certitude que Saddam Hussein n’est pas mort, ces trois questions obsèdent Paul Bremer, le pro-consul de Bagdad. Cet administrateur civil aux allures de chef d’État, qui parle désormais de l’Irak comme s’il s’agissait de son propre pays (« nous allons devenir riche, nous avons du pétrole, de l’eau, de la bonne terre et nous avons un peuple formidable »), qui s’habille comme un gouverneur en zone de guerre (costume cravate et boots de combat), fait son jogging à l’aube, apprend l’arabe et s’adresse à la nation comme s’il était à Washington, avec la photo de sa famille en évidence sur un coin du bureau, Paul Bremer donc, le nouveau raïs, ne cache pas son agacement. La (ou les) cassette audio, diffusée les 4 et 8 juillet par des chaînes de télévision arabes, où l’on reconnaît sans grand risque d’erreur la voix de Saddam Hussein, lui pose, il l’a reconnu, un évident problème de crédibilité. L’appel au djihad et à la résistance « par tous moyens appropriés » lancé sur les ondes est, certes, convenu, tout comme les menaces adressées aux « collaborateurs » irakiens des forces d’occupation – un semblable message, attribué à Saddam, avait déjà été diffusé en mai. Reste que cette réapparition tombe au plus mauvais moment, alors que les attaques, jusqu’ici anonymes, se multiplient contre les troupes américaines. Désormais, une voix les revendique, en attendant peut-être de les coordonner.
Où est Saddam ? « Il s’est déplacé dans le Nord-Ouest, parmi les tribus, en utilisant taxis et camionnettes », confiait il y a peu le roi Abdallah II de Jordanie, que l’on imagine informé. « Il est entre Bagdad et Samarra, à 120 km au nord de la capitale », croit savoir l’ancien chef des renseignements militaires irakiens Wafik al Samarraï. « Il est à Tikrit, il suffit de frapper aux portes », assure Cheikh Mahmoud, un chef de tribu voisin. « Il est dans les faubourgs de Bagdad, caché et déguisé », affirme l’ex-opposant Ahmed Chalabi, qui se rêve en nouveau Nouri Saïd du futur Conseil de gouvernement transitoire. « Les Américains savent parfaitement où il se trouve et ils l’exhiberont le moment venu ; pour l’instant, le mystère leur sert à justifier leur présence ici », tranche, définitive et intarissable, la rumeur irakienne toujours en proie à la complotite aiguë.
Une chose est sûre, ou presque : Saddam Hussein n’a pas quitté l’Irak et il se trouve vraisemblablement dans la seule région où il peut encore bénéficier d’appuis sûrs, le bastion sunnite, sorte de triangle à l’ouest et au nord-ouest de la capitale, entre les pays kurde et chiite. Prudentissime, habitué au secret et aux fuites (il s’est réfugié à deux reprises en Syrie, en 1959 et 1964), Saddam avait à l’évidence un plan précis de passage à la clandestinité, mis en oeuvre dès le 8 avril, à la veille de la chute de Bagdad, avec caches, itinéraires et véhicules. Deux éléments jouent en sa faveur : il est toujours solide et en bonne santé, si l’on en croit les confidences de son ami le Dr Ala Bashir, et cela même si son âge officiel (66 ans) est sans doute un peu inférieur à son âge réel. Et il est intimement persuadé que son destin est guidé par un Dieu qui l’a choisi, lui, pour un rôle qui dépasse largement les frontières de l’Irak.
Avec qui se cache-t-il ? Nul ne sait si ses deux fils, Oudaï et Qoussaï, sont avec lui. C’est loin d’être sûr : pour des raisons de sécurité évidentes, mais aussi parce que la relation entre les deux frères, déjà exécrable en temps ordinaire, n’a pu que se détériorer encore un peu plus. Qoussaï, le cadet, favori de son père pour lequel il a une dévotion totale, est largement responsable de l’effondrement de la Garde républicaine spéciale tant ses ordres ont paru erratiques et contradictoires. En revanche, les fedayine de Saddam, l’unité commandée par Oudaï, le psychopathe de la famille, a offert la meilleure résistance de toute l’armée irakienne face aux Américains – et certains de ses éléments sont toujours actifs dans la résistance. Y a-t-il eu renversement du rapport des forces entre les deux frères ? Communiquent-ils toujours avec leur père ? Nul doute que les conditions de vie de ces trois hommes, habitués au luxe insolent, aux femmes faciles et aux cigares Cohiba Esplendidos, ont dû considérablement se dégrader. Raghad et Rana, les deux filles aînées du dictateur, jointes à la mi-juin par The Observer dans la villa de Bagdad où elles se cachaient (sans être pour autant recherchées) se plaignent ainsi, avec une candeur pathétique, des tâches ménagères auxquelles elles sont désormais réduites : « Je fais des choses, des tas de choses, pour la première fois de ma vie, explique Raghad les larmes aux yeux. Vous savez, j’ai toujours eu des domestiques et des femmes de chambre depuis mon enfance ; et j’ai toujours vécu dans de grands palais avec des piscines. » Les deux soeurs n’ont pas revu leur père et leurs frères depuis la veille du déclenchement de la guerre. Elles ont failli mourir le jour où la ferme présidentielle d’Al-Dora a été bombardée. Elles ont perdu le contact avec leur mère. Elles ne s’attendaient pas à ce que « tout cela s’effondre si vite ». Elles rêvent de fuir l’Irak où « la vie est devenue impossible » pour aller s’installer aux Émirats avec leurs sept enfants. Et elles n’en veulent pas à Saddam, « un bon père et un bon grand-père » », même s’il a fait exécuter leurs maris respectifs en février 1996. Quand la famille Hussein prend des allures de famille Adams…
Sur qui Saddam peut-il compter afin d’animer la résistance – à condition bien sûr qu’il soit en mesure de la diriger et qu’elle se reconnaisse en lui ? Pour l’instant, les opérations de guérilla contre les troupes américaines et leurs harkis locaux sont menées avec un armement léger (lance-roquettes RPG 7, kalachnikovs, mines, bombes artisanales) par des groupes hétéroclites d’anciens gardes républicains, de fedayine de Saddam, de moudjahidine arabes, de baasistes acharnés, voire de repris de justice évadés des prisons de Bagdad les 8, 9 et 10 avril. Agissant de façon non synchronisée et composés pour l’essentiel de sunnites (le Kurdistan et la partie chiite de l’Irak sont relativement calmes et ne regrettent certainement pas l’ancien régime), ces commandos ont pour objectif implicite de peser sur le moral de l’occupant et de pousser à la répression – une stratégie que ne récuserait pas Saddam Hussein.
Sur le premier point, rien n’est encore acquis : ce ne sont pas une trentaine de boys tués qui vont entraîner un basculement de l’opinion américaine tant que la cause, la stratégie et les perspectives poursuivies lui semblent à la fois justes et claires. En mai 1967, malgré les dix mille soldats US morts, 50 % des Américains soutenaient encore l’intervention au Vietnam. Le second point, en revanche, paraît en voie de réalisation : malgré les précautions prises, la riposte américaine est de plus en plus dure. Les fouilles nocturnes « à l’israélienne » dans les maisons, les arrestations, les bavures, les regroupements de détenus au stade Al-Chaab ou à l’aéroport de Bagdad agissent comme autant de recruteurs clandestins pour la résistance. À cela s’ajoute évidemment la colère due au chômage, aux pénuries d’électricité, d’eau et de médicaments, à l’insécurité et à l’impression générale qu’ont les Irakiens de vivre encore plus mal aujourd’hui qu’à la veille de la guerre. Tout cela risque fort d’induire un climat de guérilla permanente, avant tout urbaine, sans zone libérée ni sanctuaire étranger sur lesquels s’adosser, mais se nourrissant à la fois du nationalisme, du patriotisme, des conditions de vie et de la simple vue d’un uniforme américain, d’un véhicule Humvee ou du cortège arrogant encadré de blindés, d’hélicoptères et de « men in black » qui accompagne le proconsul Bremer à chacun de ses déplacements.
Parce qu’ils sont persuadés que sa capture, mort ou vif, jointe à la réapparition de l’électricité, entraînera ipso facto la disparition de la résistance et le ralliement de ce « peuple formidable », les Américains se sont juré de ne pas laisser s’évanouir Saddam, comme Ben Laden dans les montagnes de Tora Bora. Cent quarante-huit mille GI’s, 19 000 soldats alliés (et 600 fonctionnaires civils) stationnent sur place, pour un coût estimé à près de 4 milliards de dollars par mois, mais la traque de l’ex-dictateur revient à la Task Force 20, une unité d’élite composée d’éléments de la CIA et de la Delta Force. Ce sont ces hommes qui ont en vain fouillé les cinq mille tonnes de gravats laissées par le bombardement du quartier d’Al Mansour le 7 avril, à la recherche de l’ADN de Saddam, ainsi que la vingtaine de tunnels et de bunkers dans lesquels aurait pu se cacher l’ex-raïs. Ce sont eux qui ont pulvérisé un convoi de véhicules à la frontière syrienne, à tout hasard, sur la foi d’un faux renseignement. Ce sont eux aussi qui ont procédé le 16 juin à ce qui est sans doute la plus grosse prise depuis la fin de la guerre : l’arrestation à Bagdad d’Abid Hamid Mahmoud al Tikriti, l’« as de carreau », cousin et secrétaire particulier de Saddam, copatron (avec Qoussaï) du Conseil national de sécurité. En dehors de ses deux fils, Mahmoud était l’homme le plus proche du dictateur, qu’il servait depuis les années 1970, l’un des seuls à pouvoir le joindre à tout instant. Lors de son interpellation, la Task Force 20 a saisi dans sa chambre une dizaine de passeports biélorusses obtenus en Syrie – ce qui signifie à la fois que Mahmoud a pu se rendre à Damas depuis le 9 avril et qu’il s’apprêtait éventuellement à fuir l’Irak. Reste qu’à l’évidence cet homme mince, mutique et réputé cruel, à l’épaisse moustache de cosaque, ne savait pas où se trouvait son maître. Pas plus que les 34 dignitaires (sur 55) du fameux jeu de cartes, détenus à ce jour par les Américains.
Le 3 juillet, en désespoir de cause, les Américains ont donc abattu leur dernière carte : 25 millions de dollars pour toute information permettant de capturer Saddam Hussein, ou de confirmer sa mort. Quinze millions pour le même type de renseignement concernant l’un ou l’autre de ses deux fils. Et 2 500 dollars pour l’arrestation de tout « terroriste » ordinaire coupable d’avoir fait feu sur un GI. Cet argent, on l’imagine, sera prélevé sur les quelque 3,5 milliards de dollars de revenus pétroliers irakiens prévus pour le second semestre de 2003. Même si rien ne prouve que cette perspective aura le moindre impact sur les Irakiens – à titre de comparaison, la récompense de 25 millions de dollars promise pour la capture ou la confirmation de la mort de Ben Laden n’a eu jusqu’ici aucun effet -, Paul Bremer et ses conseillers jouent sur une corde très sensible : celle de la trahison. Les dictateurs ont pour caractéristique de ne jamais donner leur confiance. Ils s’exposent donc, paradoxalement, à être constamment trahis. On sait ainsi que plusieurs généraux, originaires comme Saddam de Tikrit, notamment le patron de la Garde républicaine Soufiane al Tikriti, étaient en contact avec la CIA dès avant le déclenchement de la guerre. La survie de Saddam Hussein dépend donc de la loyauté du dernier carré de ses fidèles beaucoup plus que du soutien, pour le moins évanescent, du peuple irakien. S’il est un proche du raïs déchu qui ne se faisait aucune illusion à ce sujet, c’est bien son fils aîné Oudaï. Dans une lettre à son père, retrouvée dans l’une des résidences présidentielles, il écrivait ceci : « Je veux apprendre. Je serai alors prêt pour vous succéder. Prêt aussi à vous défendre contre le torrent de haine qui, après votre mort, jaillira du peuple ingrat. »

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