Le FLN fait sa crise
Dans la perspective de la prochaine élection présidentielle, les partisans d’Abdelaziz Bouteflika et ceux d’Ali Benflis se disputent le contrôle de l’ex-parti unique. Tous les coups sont permis !
Bouteflika-Benflis : ce fut la success story politique de ces dernières années. L’alliance entre le patron de la diplomatie algérienne sous Boumedienne et l’avocat fondateur (en 1987) de la Ligue algérienne des droits de l’homme symbolisait la rencontre de deux générations de militants nationalistes. Pour l’Algérie, c’était le ticket gagnant. Du moins le croyait-on. Après sa victoire à la présidentielle de 1999, le duo a dirigé le pays de 2000 à 2003. Jusqu’à la rupture du 5 mai dernier, et le limogeage du second par le premier. Aujourd’hui, tous les ponts sont rompus, les deux hommes ne se parlent plus.
Le 21 mai, l’Algérie a été, une nouvelle fois, endeuillée par un séisme d’une violence inouïe. L’heure est à la reconstruction, à la solidarité. Pourtant, sur la scène politique, la guerre de tranchées fait rage. L’enjeu ? Le contrôle du Front de libération nationale (FLN), que dirige Benflis depuis septembre 2000. Six anciens ténors du parti sont montés en première ligne et ne font pas mystère de leurs intentions : déboulonner le « patron ». Il s’agit de Saïd Barkat (ministre de l’Agriculture), d’Abdelkader Hadjar (ambassadeur à Téhéran et ancien membre du Comité central), d’Amar Saïdani (président du comité de soutien à Bouteflika), d’Abdelhamid Si Afif (ancien président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée populaire nationale), d’Abdelwahid Bouabdallah (ancien PDG de Cosider, l’entreprise nationale de BTP, et président de la commission économie, développement, industrie, commerce et planification) et d’Amar Tou (ancien ministre et actuel président de l’Autorité de régulation des télécoms). Tous, à l’exception de Tou, ont été exclus du parti par la commission de discipline. Et tous « roulent » pour Boutef. Sauf Hadjar, qui n’a apparemment d’autre ambition que de récupérer sa place au sein des instances dirigeantes. Dans l’immédiat, les contestataires s’efforcent d’obtenir l’annulation du VIIIe Congrès du parti (18-20 mars), à l’issue duquel Benflis avait été reconduit à la tête de l’ex-parti unique, avec des prérogatives accrues (voir encadré).
Derrière ces querelles intestines, détestables aux yeux de nombreux observateurs tant l’urgence, pour l’Algérie, est ailleurs, se profile un enjeu majeur : la présidentielle d’avril 2004. Car la tension entre les deux hommes, par entourages interposés, n’est que la conséquence de la probable candidature de Benflis, même si, contrairement à ce qu’on a pu lire ici ou là, l’ancien Premier ministre ne s’est pas encore officiellement déclaré.
Dans le cadre d’une stratégie méticuleusement mise au point, dès 2000, Bouteflika lui avait remis les clés de l’ex-parti unique avec une mission bien précise : en faire l’instrument essentiel de sa réélection, en 2004. Benflis s’est attelé à la tâche et, peu à peu, a considérablement accru son influence. Trop sans doute : son ascension programmée a fini par échapper à tout contrôle. En janvier 2003, sa visite officielle à Paris a fait grincer quelques dents à El-Mouradia, le palais présidentiel. Reçu en grande pompe, le Premier ministre a en effet été présenté par la presse française comme un possible successeur du chef de l’État ! La nouvelle carrure prise par Benflis n’aurait pas posé de problème, elle aurait même pu constituer une aubaine, s’il avait accepté de se ranger docilement derrière Bouteflika. Hélas ! l’appétit venant en mangeant, le chef du gouvernement s’est bientôt découvert de nouvelles ambitions.
Le VIIIe Congrès du FLN est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Une fois réélu, Benflis s’abstient en effet soigneusement de prendre position en faveur de Bouteflika pour la présidentielle. « Nous n’accepterons plus ni injonctions ni tutelle », martèle-t-il. Le nouveau credo du parti ? Au-to-no-mie. L’entourage présidentiel n’apprécie pas. Mais alors, pas du tout. D’autant que de nombreux indices semblent bien confirmer la « trahison » de Benflis. Un exemple parmi d’autres : aucun portrait du chef de l’État n’a été disposé sur les murs de la salle où se tient le Congrès. Il devient clair que le FLN est en train d’échapper à Boutef. La rupture est inévitable.
Pour tenter d’écarter Benflis, les contestataires dénoncent aujourd’hui le caractère « stalinien » du Congrès. Et les multiples infractions aux statuts auxquelles, selon eux, il a donné lieu. Ils reprochent notamment au secrétaire général d’avoir fait main basse sur le parti, au mépris des règles démocratiques : contrairement à l’habitude, la nouvelle direction (délégués au Congrès, membres du bureau politique, etc.) n’a en effet pas été élue, mais désignée, ce qui est sans doute plus commode. Du coup, ils attaquent en justice et menacent de sortir des « dossiers ». À les entendre, le père et le frère de Benflis ne seraient pas des martyrs de la Révolution, comme on le croyait, mais des « collabos ». Et son fils, qui a repris le cabinet d’avocats de son père, serait impliqué dans des affaires pas très claires.
Les « six », qui affirment avoir le soutien de plusieurs milliers de militants, ont déposé des recours en annulation du Congrès auprès du ministère de l’Intérieur. Ces recours se fondent sur l’article 11 de l’ordonnance 9709 du 6 mars 1997 concernant les partis politiques : « Toute organisation interne d’un parti politique doit reposer sur des principes démocratiques, en toutes circonstances. » Mais l’affaire prend des allures assez inquiétantes de règlement de comptes. Yazid Zerhouni, le ministre de l’Intérieur, passe pour très proche du président. Prendra-t-il le risque d’invalider le Congrès ? Seule certitude : les conséquences politiques d’une telle décision pourraient être catastrophiques. « Benflis a trahi les militants, pas Bouteflika, plaide Abdelhamid Si Afif, l’un des « putschistes », comme on les appelle à Alger. Nous demandons au ministère de l’Intérieur d’interdire le FLN de toute activité politique. S’il ne le fait pas, nous irons devant le Conseil d’État ou la Cour suprême. » Si Afif est déterminé et entend aller jusqu’au bout de son combat. Un combat pour la démocratie ou pour Bouteflika ? « Je me bats pour mon parti, jure-t-il, l’oeil malicieux. Je suis militant depuis 1980 et j’ai occupé des responsabilités importantes. Le FLN doit s’ouvrir. Nous avons payé nos errements passés et avons accepté l’ouverture politique qui a marqué le début des années 1990. Et voilà qu’en 2003 Benflis nous impose un brusque retour en arrière : clientélisme, despotisme, alliances avec la vieille garde du parti, ces caciques qui, en 1998, s’étaient opposés à la candidature de Bouteflika et veulent continuer à se partager le « gâteau Algérie ». » Barkat tient à peu près le même discours. En plus feutré, devoir de réserve oblige… Le ministre de l’Agriculture n’a, pour sa part, jamais caché son soutien à la candidature de Boutef. Abdelkader Hadjar se montre plus virulent. C’est lui qui, le 5 juin, a organisé la prise d’assaut et l’occupation – brève, il est vrai – de plusieurs mouhafadhate (« commissariats départementaux ») du FLN. Mais ses excès finissent par irriter ses collègues, qui le jugent « dépassé ». Même à El-Mouradia, on commence à se lasser de ses sorties médiatiques et de ses attaques « au ras des pâquerettes ». Certains ne se font pas faute de rappeler qu’il est toujours en poste à Téhéran et qu’il ne serait pas mauvais qu’il y retourne un jour… De fait, l’encombrant Hadjar a retrouvé son ambassade le 12 juillet.
Benflis, de son côté, organise la riposte : exclusion des « putschistes », tournées de sensibilisation dans les quarante-huit wilayas du pays, dénonciation de la tentative d’ingérence du ministre de l’Intérieur, etc. L’ancien Premier ministre se dit « confiant et nullement intimidé par les gesticulations de ces personnes ». À leurs accusations, il répond que seul le président de la mouhafadha ou de la kasma (« cellule locale ») est désigné par le secrétaire général du parti. Et que le bureau qui chapeaute ces structures continue d’être élu. Les nouvelles dispositions, explique-t-il, ont été introduites pour rompre ce qu’il considère comme un cercle vicieux : élu par les membres du bureau, le président n’avait pas les mains libres et étaient contraint de se soumettre aux volontés de ceux qui l’avaient fait roi. Le système de la désignation lui redonne une certaine autonomie, indispensable, selon Benflis, à « l’ouverture » qu’il prône pour son parti.
On lui reproche aussi d’avoir imposé l’élection du secrétaire général par les membres du Congrès, plutôt que par le Comité central. « Ce n’est pas parce que cela ne s’est jamais fait que c’est antidémocratique, se défend-il. Pourquoi un « SG » serait-il plus légitime parce qu’il a été élu par une vingtaine de dirigeants au lieu de l’être par 1 300 militants ? » Benflis se veut serein. « Qu’ils sortent leurs dossiers, on verra bien. Mais je note que cela fait déjà un certain temps qu’ils en brandissent la menace. Les connaissant, je ne doute pas que s’ils avaient vraiment les moyens de m’abattre, ils l’auraient fait depuis longtemps. »
Bouteflika et Benflis jouent l’un et l’autre une partie à haut risque. Si le second est évincé du FLN, il ne représentera politiquement plus grand-chose et pourra dire adieu à ses ambitions présidentielles. Si le premier n’obtient pas le soutien du parti, sa réélection s’annoncera pour le moins difficile. En attendant, les islamistes – Abdallah Djaballah (MRN-Islah) en tête – comptent les points. En se frottant les mains.
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