L’école des laissés-pour-compte

Dans ce pays musulman à plus de 90 %, l’enseignement dispensé par les maîtres coraniques joue un rôle essentiel. Même si dans de nombreux cas les élèves sont obligés de se transformer en mendiants.

Publié le 11 juillet 2003 Lecture : 5 minutes.

Le feu passe au rouge et une nuée d’enfants déferle vers les files de « Sotrama », ces minibus verts hors d’âge qui pullulent dans Bamako. Vêtus de haillons, ils trimbalent chacun une vieille gamelle métallique et récitent quelques sourates du Coran contre quelques francs CFA ou un peu de nourriture. Ce sont les garibous. Âgés de 5 à 15 ans, ils vivent en général loin de leurs parents, agriculteurs ou petits commerçants, qui les ont confiés à un maître coranique pour un apprentissage théologique. Ils viennent des quatre coins du Mali et même des pays alentour, Côte d’Ivoire, Burkina ou Guinée. On les retrouve dans la plupart des agglomérations maliennes, de même que dans d’autres capitales comme Dakar ou Ouagadougou.
Ces élèves des écoles coraniques, contraints de mendier pour survivre, seraient près de 1 500 sur les 11 000 élèves que comptent les établissements scolaires primaires dans le district de la capitale, selon une étude réalisée par Mali-Enjeu, une association d’aide à l’enfance en difficulté. Et ils représenteraient un tiers des enfants des rues de Bamako.
Les écoles coraniques existent depuis des siècles et devinrent même obligatoires sous le règne de Sékou Amadou, en 1818. Dans le Mali d’aujourd’hui, républicain et laïc, on estime à plus de 90 % la proportion de Maliens musulmans. Beaucoup ont étudié auprès d’un maître coranique, soit à temps plein, soit épisodiquement, souvent durant les vacances scolaires.
Depuis quelques années, des associations dénoncent l’exploitation de nombreux élèves de ces écoles, qui, de talibés (de l’arabe talib, « étudiant »), se transforment en garibous. Une étude réalisée par l’Unicef dans la région de Mopti donne une idée de leur emploi du temps journalier : apprentissage du Coran (sept heures), activités de mendicité (quatre heures), travaux champêtres (quatre heures) et tâches ménagères (deux heures).
Faut-il s’en indigner ? Dans les campagnes, il semble que, depuis toujours, les élèves mendient leur nourriture auprès des habitants et soient volontiers utilisés par les maîtres coraniques pour cultiver leurs champs. Ces pratiques sont largement admises et considérées comme un apprentissage de la souffrance, de l’humilité et de la compassion, même si elles confinent parfois à l’esclavage, certains enfants étant « loués » à des paysans voisins.
L’exode rural suscité par les grandes sécheresses des années 1970 et 1980 a jeté sur les routes des milliers de Maliens et, parmi eux, les maîtres et leurs élèves. Échoués en zone urbaine, ne pouvant être pris en charge par leurs maîtres et souvent loin de leurs familles, les enfants découvrent une autre misère, quêtent de l’argent dans les rues, souvent à la demande des maîtres, certains n’hésitant pas à se déplacer à travers le pays pour enrôler des jeunes.
Adama, 12 ans, explique la raison de sa présence à Bamako : « C’est mon père qui a décidé de m’envoyer à l’école coranique, je respecte sa volonté, je ne peux pas faire autrement. » Il avoue néanmoins que la vie est difficile et qu’il passe beaucoup de temps à mendier pour son maître. Ceux qui refusent d’obtempérer sont souvent battus. Beaucoup fuguent et finissent dans la rue. Oumarou a 13 ans ; il est peul et vient de Douentza, au nord du pays. Il a passé cinq ans dans une école coranique de Mopti, tyrannisé par son maître qui lui faisait accomplir toutes les tâches domestiques, le frappait quand il faisait mal son travail et ne lui laissait pas le temps d’étudier. Ses parents – des bergers nomades – ne sont jamais venus lui rendre visite. Lorsqu’il a décidé de fuir, il n’a pas su où les rejoindre. Il vit désormais dans les rues de Bamako et pleure en racontant son histoire : « Je veux seulement retourner auprès de ma famille, mais je ne sais pas comment la retrouver. » Diakaridia, lui, vient de Côte d’Ivoire. Les élèves les plus âgés le frappaient régulièrement quand il ne rapportait pas suffisamment d’argent. Il a fui pour trouver refuge au centre de l’association Caritas, qui accueille des enfants des rues : « Je n’ose plus sortir par peur de les rencontrer », confie-t-il.
Des centaines d’histoires de ce genre circulent. Il semble que les garibous soient de plus en plus nombreux, sans qu’on puisse les dénombrer. On en déduirait volontiers que le nombre d’écoles coraniques progresse lui aussi. Mais les autorités appellent à la prudence. Avec son cortège de fantasmes, « l’Occident veut parfois nous faire partager ses inquiétudes », prévient Lamine Traoré, ministre de l’Éducation, qui souligne par ailleurs qu’il n’existe aucune statistique concernant le nombre de ces écoles sur l’ensemble du territoire.
Il faut briser les tabous auxquels « personne n’ose s’attaquer », estime Hamadoun Tolo, directeur de Mali-Enjeu. Selon lui, « les gens n’osent pas critiquer les maîtres coraniques, généralement aussi marabouts, à qui ils s’adressent en cas de difficulté ; et ils ont souvent l’impression que critiquer les maîtres revient à critiquer la religion ».
Les maîtres doivent donc prendre conscience de leurs responsabilités. El Hadj Mahamadou Haïdara, à la tête d’une école d’environ 400 élèves à Bamako, déclare que la religion lui commande d’accueillir tout enfant qui s’adresse à lui, même s’il sait ne pas pouvoir l’entretenir. Kemba Konaré, animatrice à l’association Caritas, constate pour sa part que son oncle, maître coranique, pose des conditions aux parents : un sac de mil par enfant et par an et une visite tous les deux mois. Mais, dans un pays où le revenu moyen par habitant est inférieur à 1 dollar par jour, l’école coranique, qui, contrairement à l’école publique, est quasi gratuite, représentera toujours pour certaines familles la seule possibilité de scolariser les enfants.
Enfin, il faut offrir une véritable formation aux élèves afin d’éviter d’en faire des mendiants à vie. Pour l’imam Mahmoud Dicko, secrétaire général de l’Association malienne pour l’unité et la promotion de l’islam (Amupi), principale organisation islamique du Mali, « le gouvernement a laissé le système évoluer de lui-même, sans aucune supervision, et il a mal évolué ». « Performante en son temps », l’école coranique doit aujourd’hui être repensée, car « le seul apprentissage du Coran ne suffit plus ».
Plusieurs associations, dont Mali-Enjeu et Caritas, travaillent à faire aboutir ces propositions. En partenariat avec certains maîtres coraniques, elles proposent des formations aux élèves et oeuvrent à la reconnaissance juridique de ces établissements par l’État. Dans un pays vanté à juste titre comme un îlot de paix civile, la présence de ces milliers de petits garibous au coin des rues vient rappeler que le droit à l’éducation reste l’un des grands défis que la jeune démocratie malienne doit encore relever.

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