À la recherche du paradis perdu

L’écrivain nigérian couronné par le Booker Price pour « La Route de la faim » entreprend un voyage désespéré vers le bonheur. En compagnie d’incorrigibles bras cassés.

Publié le 11 juillet 2003 Lecture : 5 minutes.

Big Ben. Avec Wole Soyinka et Amos Tutuola (1920-1997), Ben Okri est un monument des lettres nigérianes. Si elle ne conquiert pas des millions de lecteurs, son oeuvre romanesque, complexe et dense, lui a valu une renommée internationale. En Arcadie(*) (In Arcadia), son nouveau roman, vient de paraître en France. Il risque de surprendre les inconditionnels de l’Afrique onirique et ubuesque qu’il dépeint habituellement. Mais il continuera de séduire par son humour décalé, sa détresse et sa lucidité.
Ben Okri est né en 1959 à Minna, dans le nord du Nigeria, d’une mère « princesse » ibo (sud-est du Nigeria) et d’un père urhobo (Sud-Ouest). Il a passé une partie de son enfance à Londres, avant de rentrer à Lagos en compagnie de sa famille. Témoin direct de la guerre civile (1967-1970), il a fait ses études secondaires à plus de 700 kilomètres de chez lui, souvent loin de cette mère qui lui racontait les légendes du monde et des esprits, et de ce père passionné de littérature qui lui donnait à lire Dickens, Tourgueniev, Shakespeare et les philosophies grecques et chinoise. Doté d’une bourse du gouvernement nigérian, il a retrouvé le Royaume-Uni pour des études de littérature comparée à l’université d’Essex. Responsable de la section poésie du magazine West Africa entre 1983 et 1986, il a travaillé pour le service « monde » de la BBC. Membre de la Société royale de littérature depuis 1987, il est aussi docteur honoraire des universités de Westminster et d’Essex. Aujourd’hui vice-président de l’English Centre of International PEN (association internationale des écrivains) et membre du conseil d’administration du Théâtre Royal National, il vit à Londres.
Les premiers romans de Ben Okri, parus en 1980 (Flowers and Shadows) et en 1981 (The Lanscapes within), se déroulaient tous deux au Nigeria et racontaient l’histoire de deux jeunes hommes essayant tant bien que mal de trouver un sens au chaos environnant, aussi bien dans leur pays que dans leur famille. Deux recueils de nouvelles suivirent, en 1986 (Incidents at the Shrine, prix du Commonwealth pour la région Afrique) et 1988 (Stars of the New Curfew), situés à Lagos mais aussi à Londres.
En 1991, le Booker Price couronnait The Famished Road, premier volet d’une trilogie racontant l’histoire d’Azaro, enfant-esprit d’un village nigérian. Une trilogie que l’auteur poursuivra avec Songs of Enchantment (1993) et Infinite Riches (1998). En outre, Ben Okri a publié Astonishing the Gods en 1995, A Dangerous Love en 1996, plusieurs recueils de poèmes, des essais et une pièce de théâtre.
En Arcadie, paru en anglais en septembre 2002, se déroule entre Londres et Paris, loin des faubourgs de Lagos. Peu importe le lieu, puisque la thématique est résolument universelle. Car l’Arcadie de Ben Okri n’est pas uniquement cette région du Péloponnèse célèbre pour la paix pastorale qui y régnait, c’est le bonheur que chacun recherche. Et, souvent, un absolu impossible à atteindre.
À l’origine du roman, un voyage bien prosaïque. Celui d’une bande de losers tous plus ratés les uns que les autres, « épaves échouées sur les rivages ruinés de la ville », à qui des commanditaires inconnus confient une mission bien particulière : tourner un film sur l’Arcadie. Mais, si le sujet est donné, les directives sont floues et les ordres aussi abscons qu’imprécis. « Nous avions un contact que personne n’avait jamais vu, et dont personne n’avait jamais entendu parler. Et pourtant, c’était notre coordinateur et lui seul connaissait l’itinéraire », raconte le narrateur qui à toute chose préfère la posture du cynique au caractère de cochon et « déteste tout ce qu’il y a dans la vie », « fait la grimace aux enfants », « jure en voyant de jolies femmes ».
Toute l’équipe du film est un peu à l’image de ce conteur excentrique, dont le véritable métier n’est autre que le journalisme. Il y a donc Jim, « l’auteur des plus mauvais films de la terre, ou de l’enfer » ; Propr, « le pire ingénieur du son qui ait jamais existé ; Husk, « maigre et aigre », « sinistre », « collet monté », « obsédée » ; Riley, « petite, maigre et nerveuse, remplie d’une énergie vaguement névrotique d’écureuil sous amphétamines et paniqué » ; Sam, qui « vous conduirait au suicide ou au meurtre avec son bavardage » ; Jute, dont le regard « vous fait douter de l’état de vos sous-vêtements » ; et enfin Mistletoe, « peintre aux cheveux roux ». On imagine mal comment un film sur le bonheur pourrait voir le jour avec de tels bras cassés qui, s’ils ne se massacrent pas mutuellement, vont « créer une nouvelle religion ».
Ce, d’autant que tous traînent avec eux les casseroles de leurs échecs passés. Désabusés, blessés, désespérés, nos Pieds Nickelés se retrouvent sur le quai de Waterloo Station et embarquent à bord de l’Eurostar, direction Paris. Ils n’iront pas jusqu’au Péloponnèse mais, via la fausse Arcadie de Versailles, jusqu’au musée du Louvres qui abrite la célèbre toile de Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie. Et ce non sans avoir rencontré leur Hadès personnel sous la Manche et interviewé un conducteur de train passionné de jardinage… On l’aura compris, ce voyage est l’occasion pour Ben Okri de brosser avec humour et ironie un portrait de l’homme moderne condamné à d’éphémères bonheurs dans un monde privé de la lumière des utopies. « Dans le monde entier, la haine s’enflamme, des escadrons de la mort se déploient, des dictateurs exécutent les dissidents, des terroristes causent des ravages, des tueurs en série se paient un verre et font du plat à des femmes innocentes dans des bars », s’exclame le narrateur. Lui-même est victime, au passage de la douane française, du plus ordinaire des racismes. « Quand cela arrivait, quand il se sentait peint d’une seule couleur et qu’il n’avait plus la complexité d’un simple être humain, comme n’importe qui, quand il ressentait cette réduction, il éprouvait pendant un instant mortel l’étrange sensation d’être arraché à l’Éden, rejeté dans l’irréalité, arraché aux jeux et aux libertés de l’enfance, emprisonné dans l’âge adulte, arraché au bonheur caché de toute création et ramené à la classification historique de la pigmentation », écrit Ben Okri dans de superbes pages.
Si le récit s’émaille parfois de digressions un brin longuettes sur l’art, la vie et le bonheur, l’évolution des personnages, leur prise de conscience et, surtout, leur métamorphose sont rendues avec talent par un romancier qui jongle avec le style, tour à tour caustique, onirique ou amoureux. Et qui, peu à peu, dévoile ses propres arcadies, fragiles instants de bonheur rendus plus lumineux par la proximité de la mort. Comme dans un certain tableau de Nicolas Poussin, où un tombeau anonyme trouble le bonheur de paisibles bergers – et lui confère sa réalité.

* En Arcadie, de Ben Okri, éditions Christian Bourgois, 310 pages, 23 euros.

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