Une seule solution, la réforme

Désormais seuls maîtres à bord après leur « razzia » aux législatives, les conservateurs n’en sont pas moins condamnés à poursuivre la libéralisation économique et à faciliter la venue des investisseurs étrangers. Non sans avoir, au préalable, montré patt

Publié le 15 juin 2004 Lecture : 10 minutes.

Le système iranien est-il à bout de souffle, comme beaucoup d’indices semblaient le laisser penser en début d’année, ou tient-il encore solidement ? À y regarder de plus près, le triomphe des conservateurs aux dernières législatives, entre février et mai, a quelque chose de paradoxal. Car il apparaît davantage comme un désaveu cinglant et sans appel des réformateurs, partisans du président Mohamed Khatami, que comme un plébiscite en faveur de ses adversaires, fédérés derrière le sourcilleux gardien du dogme Ali Khamenei, chef de l’État en sa qualité de Guide de la Révolution. Les adversaires de Khatami l’ont certes largement emporté, raflant 200 des 290 sièges mis en jeu. Mais les Iraniens ont boudé les urnes : le taux de participation a été inférieur à 50 %. Déçus par la pusillanimité des réformateurs, qui, après leur avoir fait miroiter la perspective d’une libéralisation graduelle, ont été incapables de tenir leurs promesses, les plus chauds partisans du changement, comme les étudiants, sont restés chez eux. L’invalidation de plus de deux mille candidatures réformatrices ou indépendantes par le très orthodoxe Conseil des gardiens de la Constitution a achevé de convaincre les autres que se prêter à une mascarade électorale ne servirait décidément à rien.
Pourtant, même si les Iraniens, désenchantés, ont le sentiment que les choses sont définitivement verrouillées, le retour sur le devant de la scène des conservateurs ne doit pas être analysé comme une pure et simple régression. La plupart des nouveaux élus se prétendent aujourd’hui « centristes », à l’instar de l’étoile montante de la politique iranienne, Hassan Rohani, secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale, chargé du dossier nucléaire, bien parti pour devenir président en 2005. Les conservateurs ont donc eu le triomphe modeste. Car ils n’ignorent pas que la population, éprouvée par un quart de siècle de régime révolutionnaire, est lasse des excès et aspire à une vie « normale », fût-elle islamique. Et ils savent que si, du côté politique, tout danger paraît désormais écarté, socialement, en revanche, la grogne monte. Et des centaines de milliers de sinistrés de la ville de Bam, détruite par le séisme du 26 décembre 2003 (près de 25 000 morts), attendent d’être relogés.
Le régime, tellement décrié à l’étranger, peut cependant se prévaloir d’avoir divisé par trois le taux de pauvreté, en le ramenant à 14 %, contre 47 % en 1979. Mais les inégalités restent marquées, et sont plus importantes encore qu’à l’époque du chah. Le changement radical espéré par la jeunesse urbaine déshéritée et frustrée qui a constitué le fer de lance de la Révolution de 1978-1979 ne s’est pas produit. Bien au contraire. Même si les mollahs ont de solides réalisations à leur actif. Ainsi dans le domaine des indicateurs du développement humain : l’espérance de vie – 59 ans en 1979 – est désormais de 70 ans, soit un gain de onze ans en un quart de siècle. La mortalité infantile a beaucoup reculé, passant de 12,2 % à 3,5 %. Le taux d’analphabétisme aussi. Celui des hommes est tombé à 15 %, contre 40 % en 1979. Celui des jeunes garçons à 3 %. La baisse du taux d’analphabétisme féminin, qui a chuté de 63 % à 29 %, est encore plus spectaculaire. Malgré le tchador, la polygamie, la lapidation, et la vision ultrapuritaine du rôle de la femme défendue par les religieux extrémistes, la condition féminine a connu des améliorations significatives depuis la Révolution, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Le taux de femmes pratiquant la contraception a ainsi été multiplié par trois, et il atteint maintenant 75 %. Logiquement, l’indice de fécondité s’est effondré, passant de 7 à 3 enfants par femme.
Au lieu d’être marginalisées, les femmes ont connu un début d’émancipation, qu’elles doivent en partie… au voile. Le tchador leur a permis plus de liberté dans leurs mouvements, et leur a autorisé la fréquentation de l’université, qui auparavant était regardée par les familles traditionalistes comme un lieu de perdition, à cause de la mixité. Les huit ans de guerre contre l’Irak, avec les hommes en âge de combattre mobilisés sur le front, ont incontestablement accéléré une certaine émancipation de la gent féminine. Mais, plus encore que les circonstances, ce sont les ambiguïtés du discours révolutionnaire qui ont été à l’origine de cette relative promotion. Les femmes se sont engouffrées dans la brèche d’un discours structuré autour de la notion d’égalitarisme. Impossible de refuser aux femmes ce qui était accordé aux hommes, du moment que la mixité était proscrite et le tchador imposé. Résultat : l’Iran est sans doute le pays musulman où les femmes participent le plus à la vie publique, et le fait qu’une Iranienne, en l’occurrence l’avocate Shirin Ebadi, ait été la première musulmane à décrocher un prix Nobel, est tout sauf un hasard. Aujourd’hui, les Iraniennes rêvent de plus de liberté, et aimeraient par exemple que leur soit accordé le droit de porter ou de ne pas porter le foulard. Une hypothèse inenvisageable tant que le régime sera en place. Alors, en attendant, et malgré les vexations et les persécutions de la police des moeurs, les femmes résistent passivement, en se maquillant ou en laissant dépasser des mèches de cheveux.
Le gouvernement islamiste, qui se faisait fort d’imposer le règne de la vertu, a en revanche complètement échoué sur le plan moral. La prostitution a fait sa réapparition sur les trottoirs des grandes villes. La criminalité et la toxicomanie sont devenues de véritables fléaux. Malgré les risques encourus et par les trafiquants la peine capitale – et par les consommateurs – la prison ferme -, le pays compterait trois millions d’héroïnomanes. La misère est directement à l’origine des maux de la société iranienne. Et, même si le taux de pauvreté a fortement diminué, beaucoup d’Iraniens vivent d’expédients. Ou d’une aide sociale fluctuante en fonction des revenus du pétrole. Officiellement, le chômage touche 3,2 millions de personnes, ou 16 % de la population active. En réalité, ce taux approcherait du double ; 700 000 demandeurs d’emploi arrivent chaque année sur le marché du travail, et moins de la moitié d’entre eux trouvent un emploi.
L’émigration, principalement vers les États-Unis, permet de réduire un peu la pression sur le marché du travail, mais elle contribue aussi à l’appauvrissement du pays en cadres. Ce sont souvent les plus diplômés et les plus capables qui émigrent : intellectuels, médecins ou ingénieurs, 160 000 départs sont recensés chaque année. La diaspora représente une puissance économique considérable, son patrimoine se chiffrerait en dizaines de milliards de dollars. L’investissement sur place d’une fraction de ce pactole permettrait à coup sûr de créer richesses et emplois. Mais les expatriés rechignent à revenir ou à monter des coentreprises (joint-ventures). Moins d’ailleurs pour des raisons idéologiques qu’à cause d’un code des investissements inadapté, d’une justice corrompue, d’une absence de sécurité juridique, et d’un manque de visibilité politique. Et, pour ne rien arranger, la libéralisation économique se heurte à la résistance des milieux commerçants, qui disposent de relais puissants au sein de l’appareil d’État. Le gouvernement islamique a surtout profité aux négociants du Bazar et aux membres du clergé. Des estimations chiffrent la surface financière du Bazar à 500 milliards de dollars. Un montant colossal, sans doute exagéré, mais qui traduit bien l’importance prise par la classe des anciens commerçants reconvertis dans « l’import-export ». Les fondations religieuses dirigées par le clergé conservateur, allié traditionnel des bazaris, contrôlent, pour leur part, quelque 40 % du PIB non pétrolier. Et leurs ramifications s’étendent à presque tous les secteurs d’activité.
La victoire de la mouvance conservatrice pragmatique, incarnée par Hachemi Rafsandjani, l’ancien président (et vrai homme fort du régime), a pourtant été accueillie favorablement par les milieux d’affaires. Les conservateurs, qui contrôlent maintenant tous les leviers de pouvoir à l’exception d’une présidence aux attributions limitées, toujours occupée par Mohamed Khatami, sont capables de faire passer des réformes. Certes, ils ont fait échec, ces dernières années, au réformisme économique de leurs adversaire khatamistes. Mais c’était moins pour des raisons idéologiques que pour les discréditer politiquement. Aujourd’hui, il est dans leur intérêt de parachever le processus d’ouverture de l’économie et de faciliter la venue des investisseurs dans d’autres secteurs que les hydrocarbures. Ils doivent aussi s’attaquer rapidement au problème de l’inflation, voisine de 15 % par an, et à celui du taux d’intérêt, prohibitif, car il oscille entre 15 % et 20 %. À ce niveau, le prêt s’apparente à de l’usure… La monnaie nationale, le rial, aujourd’hui plus ou moins stabilisée, a perdu 99 % de sa valeur depuis la Révolution. En 1979, 1 dollar valait 80 rials. Aujourd’hui, il en vaut 8 000.
La très mauvaise performance du régime en termes d’inflation s’explique par le laxisme budgétaire et monétaire. Pour financer les déficits du tentaculaire secteur public, les dépenses sociales et les investissements dans les infrastructures, l’État a fait tourner la planche à billets et a ruiné le pouvoir d’achat des ménages. L’inflation pèse aussi sur la compétitivité des entreprises. Pour sortir du cercle vicieux, il faudra donc nécessairement lancer une politique d’assainissement, dont les effets seront comparables, au début du moins, à ceux des « cures d’ajustement structurel » prônées en Afrique ou en Amérique du Sud par le FMI. La flambée des cours du brut, qui flirte régulièrement avec la barre des 40 dollars le baril, a permis, pour le moment, de différer ces réformes de structures pourtant indispensables. L’économie a connu une petite embellie ces dernières années, et le taux de croissance, entre 2001 et 2003, s’est situé entre 5,9 et 6,7 % (6,1 % l’an passé). Mais cette « performance » est à relativiser : toutes les économies pétrolières, à l’exception du Venezuela, ont connu une situation macro-économique favorable. Et, à cette aune, l’Iran ne fait pas vraiment mieux que la moyenne des pays pétroliers (6 % de croissance en 2003). Le régime islamique n’est pas à l’abri d’un brutal retournement des cours du brut. Et, hormis le secteur des hydrocarbures, le bilan n’est pas des plus brillant. Si, en valeur absolue, la production a progressé, avec une augmentation de 30 % du PIB en vingt-cinq ans, la production par habitant a baissé, puisqu’elle est passée de 2 170 dollars à 1 750 dollars sur la période considérée. L’Iran doit se transformer en une économie plus productive et moins dépendante des rentes pétrolière et gazière, qui assurent 80 % des recettes d’exportations, et 60 % des recettes de l’État. C’est un défi vital pour les dirigeants de la République islamique. Il ne pourra être relevé qu’à condition de libéraliser. Une gageure, vu les contraintes internes. À supposer même que les conservateurs parviennent par miracle à surmonter les blocages du système et à réformer, le décollage ne se produira que si les investisseurs et les clients étrangers volent au secours du pays. Tout dépendra de l’issue du bras de fer feutré engagé entre l’Iran et la communauté internationale à propos de son programme nucléaire.
Les mauvaises relations avec l’Amérique font partie intégrante de l’héritage révolutionnaire, et c’est un handicap considérable pour le régime. Les États-Unis, qui ont décrété un embargo commercial sur la République islamique, ont pour l’instant échoué à le faire appliquer par leurs « partenaires ». Le Japon, dont la politique étrangère ne brille pas par son indépendance à l’égard de Washington, vient ainsi de signer un important accord avec Téhéran, sur l’exploitation conjointe du très important gisement pétrolier d’Azadegan. D’un montant de 2 milliards de dollars, ce projet devrait permettre l’extraction d’un minimum de 26 milliards de barils entre 2007 et 2019. Les Nippons ont longtemps hésité, à cause du flou entretenu par l’Iran sur son programme nucléaire. Mais Tokyo a estimé que l’engagement des dirigeants iraniens à coopérer avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) constituait une garantie suffisante. L’Iran réalise 20 % de ses exportations avec le Japon et 26,6 % avec l’Union européenne. Cette dernière a, elle aussi, privilégié l’option du dialogue avec Téhéran. Mais la question nucléaire inquiète et pourrait connaître des rebondissements après le 14 juin, et l’examen du dossier iranien par l’AIEA. Téhéran, qui a soufflé le chaud et le froid, mais permis l’accès de ses sites aux inspecteurs, souhaitait qu’un terme soit mis à cette affaire à cette date, ce qui ne sera probablement pas le cas. Sur le fond, les données du problème sont évidentes. L’Iran est cerné par des puissances nucléaires : Russie, Inde, Pakistan, Israël, sans oublier les États-Unis, qui ont des bases militaires dans la région et qui disposent de missiles intercontinentaux capables de frapper partout. Les Iraniens, même s’ils ne peuvent l’avouer, veulent se doter de l’arme nucléaire pour dissuader toute attaque ennemie et pour conforter leur statut de puissance régionale. Cette perspective offre un prétexte idéal aux Américains pour continuer à mettre la pression sur les mollahs. Surtout après le spectaculaire revirement libyen au sujet des armes de destruction massive. Les Iraniens ont réussi à gagner du temps et à éviter d’entrer dans un engrenage fatal. Il n’est pas dit qu’ils y arrivent indéfiniment. Les dirigeants de la République islamique sont aujourd’hui persuadés que la rivalité avec l’Amérique dessert leurs intérêts supérieurs, et rêvent d’arrangements et de coexistence pacifique. Mais les Américains, du moins l’administration Bush, ne l’entendent pas de la même oreille. Des sanctions économiques et diplomatiques, qui pourraient être décidées en cas d’un arrêt brutal de la coopération avec l’AIEA, plongeraient l’Iran dans une crise profonde et pourraient, à terme, perdre le régime. On n’en est toutefois pas encore là. Avec les difficultés rencontrées sur les différents fronts irakiens, avec, aussi, la montée des périls en Arabie saoudite, les néoconservateurs américains, qui rêvent pourtant d’en découdre avec Téhéran, ont d’autres chats à fouetter, et ne sont plus en mesure de se lancer dans une nouvelle aventure, politique ou militaire.

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