[Tribune] En parlant à Al-Jazeera, Emmanuel Macron oublie les musulmans subsahariens
Entre débats populistes et focalisation sur le Maghreb, la France semble oublier qu’il existe des États laïcs en Afrique de l’Ouest. Et qu’elle aurait beaucoup à apprendre de leur exemple.
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Bakary Sambe
Directeur du Timbuktu Institute et professeur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis (Sénégal)
Publié le 5 novembre 2020 Lecture : 7 minutes.
Ces dernières semaines, les théoriciens essentialistes d’un inéluctable « choc » des civilisations ont dû malheureusement jubiler, surfant sur l’actualité brûlante et le sensationnel médiatique. Les horribles attentats terroristes ont provoqué, avec leur lot de désolation, l’émoi et le choc aussi bien en France que chez l’écrasante majorité des musulmans du monde dont la religion est manipulée à de sombres desseins par des extrémistes barbares.
Macron a compris la nécessité de la pédagogie
Le président français, dont la gestion de cette crise sans précédent a fait l’objet de nombreuses critiques, a finalement compris la nécessité de faire preuve de pédagogie pour accompagner la réponse ferme apportée à cette intolérable violence. Son interview donnée à Al-Jazeera est le signe d’une volonté d’apaisement dont la France et ses partenaires et amis du monde musulman avaient tant besoin pour ne pas céder à la surenchère des extrémistes politiques et religieux de tous bords.
Rejet au Sahel
Il faut se rendre à l’évidence qu’au-delà de la France, les sociétés européennes et leurs communautés musulmanes doivent vite exorciser leur mal de vivre-ensemble. Il est vrai que le discours sur les « séparatismes » avait déjà commencé à renforcer le sentiment de rejet du principe laïc dans les pays à majorité musulmane à travers le monde et surtout au Sahel.
Les États de la région, depuis longtemps déjà perçus comme les continuateurs et les héritiers d’un système colonial qui serait « historiquement hostile à l’islam », vont peiner à poursuivre les réformes entreprises dans le domaine de l’enseignement religieux comme dans l’organisation du culte.
De la même manière que les chefs d’État du G5 Sahel ont des difficultés à convaincre les populations locales du sens d’une coopération militaire avec la France pour lutter contre le terrorisme, ils auront, désormais, du mal à continuer de défendre le principe laïc sans être assimilés à de pâles « imitateurs ».
La plupart des pays de la région ont constitutionnalisé la laïcité
La laïcité est un principe noble et salutaire dans le sens ou elle suppose une non-discrimination entre les croyances, et les incroyances, ainsi que le respect de la liberté de conscience. La plupart des pays de la région l’ont constitutionnalisée, souvent dans l’article premier de leur texte, comme au Niger, au Sénégal et au Mali. Bien que parfois combattue, cette laïcité « à leur manière » des États ouest-africains demeure un acquis considérable et crucial.
Même au plus fort de la crise malienne, le célèbre imam Dicko conduisant les manifestations qui ont eu, en partie, raison du président Ibrahim Boubacar Keïta, promettait de ne jamais la remettre en question, car elle garantit la stabilité et la cohésion sociale.
« Une stigmatisation de l’islam et des musulmans »
En plus de l’appel salutaire à l’apaisement d’Emmanuel Macron, il reste à poser des actes pour atténuer le sentiment général, qui couve depuis longtemps au Sahel, qu’une certaine élite politique intellectuelle française très médiatisée serait dans une démarche de « stigmatisation de l’islam et des musulmans ». Des débats sur le voile et l’identité nationale depuis Sarkozy au « séparatisme » d’Emmanuel Macron en passant par le Burkini des socialistes. Durables perceptions nourries par la réalité.
La classe politique française ne mesure pas assez l’impact de ses débats sur l’image de son pays à l’étranger
Cette atmosphère, que les opinions publiques africaines et même européennes voisines ont du mal à décrypter, est alourdie par un débat nourrissant un populisme surprenant au pays de la Révolution, des Lumières et des droits de humains. La classe politique française ne mesure pas assez l’impact de certains de ses débats et agissements inutiles sur l’image de son pays à l’étranger.
Ces évènements surviennent dans un contexte marqué, au Sahel, par une forme d’islamo-nationalisme montant. Ce courant, qui a prospéré sur les ruines d’un rêve de « grand soir » anti-libéralo-néocolonialiste, traverse toutes les sphères, des intellectuels de l’ancienne gauche aux salafistes qui réussissent, de fait, une jonction inespérée par l’islamisation des contestations.
Ce contexte, qui devrait pousser à réinterroger les choix diplomatiques, va davantage fragiliser les défenseurs de la laïcité face à des politiques prêts à toutes les compromissions électoralistes.
Le principe laïc menacé par les extrémismes dogmatiques et la politisation à outrance
En effet, le principe laïc est aussi bien menacé par les extrémismes dogmatiques que par la politisation à outrance de ses usages. Au Sahel, autant qu’en France, le débat s’est toujours posé avec beaucoup de paradoxes. La France de la IIIe République, alors coloniale, considérait que l’anticléricalisme était une chose qui « ne devait pas s’exporter » outre-mer.
Alors que la République et ses « hussards noirs » prenaient toutes leurs distances avec l’Église en métropole, elle collaborait « en même temps » avec Lavigerie en Algérie et les missionnaires en Afrique de l’Ouest auxquels elle confiait presque l’Éducation nationale… laïque, de même que les marabouts des confréries.
Aujourd’hui, au Sahel, les islamistes exigeant plus de « charia » dans les codes du statut personnel convoquent les « tribunaux musulmans » ou « indigènes » de l’Afrique occidentale française. Ces ambiguïtés autour de la laïcité rendaient déjà assez ardue la tâche de ses défenseurs au nom de son universalité malgré la diversité de ses déclinaisons.
La France pourrait peut-être apprendre de l’expérience des laïcités africaines
Au lieu de les fragiliser par l’image qu’elle renvoie malgré toutes ses intentions de réforme, la France pourrait peut-être apprendre de l’expérience des laïcités africaines francophones nées sans combat dans des cadres sereins et apaisés. Son histoire, sa structure démographique autant que ses liens culturels avec le monde musulman et surtout l’Afrique lui en offrent toujours la chance.
Mais il aurait fallu, au préalable, mieux considérer les autres apports de l’islam en France. L’islam subsaharien est resté le parent pauvre de l’islamologie française. Cette marginalisation paradigmatique a fini par orienter le traitement périphérique de l’islam africain vers une époque très éloignée des enjeux géostratégiques sahéliens actuels.
Macron a-t-il cru parler efficacement, à travers Al-Jazeera, la chaîne favorite d’à peine 20 % des musulmans – ceux du monde arabe –, aux musulmans du continent qui protestent encore ? Est-ce là une autre vision arabo-centrée de l’islam héritée d’un vieil imaginaire ?
Marginalisation de l’islam subsaharien
La France, décrite comme une « puissance musulmane » dans les rapports Willaim Ponty des années 1920, « grâce » à sa « souveraineté sur l’Algérie, le Niger, le Sénégal et le Soudan [actuel Mali] », semble encore avoir du mal à traduire cette diversité en opportunité dans la gestion d’une religion désormais métropolitaine.
D’une part, la focalisation sur le Maghreb, sur l’expérience algérienne, les stratégies alternatives du Maroc, ont laissé peu de place à une prise en compte de l’islam subsaharien de France, qui souffre d’une double peine de marginalisation.
Des intellectuels musulmans voulaient faire profiter la République de la spécificité concordataire de l’Alsace
D’autre part, il y a toute l’attention des autorités françaises portée au Maghreb voisin ainsi que l’enjeu de l’interférence des pays d’origine avec la vie religieuse dans l’Hexagone. Pourtant, « l’islam consulaire » dénoncé aujourd’hui l’était déjà par des intellectuels musulmans et d’autres chercheurs qui voulaient faire profiter la République de la spécificité concordataire de l’Alsace, rendant possible l’existence d’une faculté de théologie musulmane à Strasbourg.
De même, lors des tentatives parcellaires d’organisation du culte musulman depuis Pierre Joxe à la mise en place du Conseil français du culte musulman par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, les acteurs subsahariens ont au mieux joué les seconds rôles – lorsqu’ils n’étaient pas totalement exclus des instances dirigeantes de l’islam de France.
Statut de pays-creuset
Mais, malgré le choc, la France doit courageusement assumer son statut de pays-creuset. Sa classe politique a un devoir de résistance face aux sirènes des populismes et des extrémismes de tous bords. Comme le craignait à juste raison Mohamed-Chérif Ferjani, ces derniers risquent d’être les malheureux gagnants de l’ère post-Covid-19 avec des États affaiblis, en proie à de multiples crises.
Vue du Sahel et du point de vue des défenseurs de la laïcité et des droits humains, la France trahirait elle-même l’esprit de la République si elle empruntait la voie des prophétismes culturalistes et essentialistes. Ce serait non seulement contre ses propres valeurs « universelles », mais aussi contre ses intérêts et son image dans une région où des efforts importants et urgents semblent nécessaires.
La gestion circonstancielle de questions essentielles au vivre-ensemble de même que le pragmatisme politique en vogue peuvent facilement orienter les visions à court terme d’une France s’éloignant de ses principes fondateurs ayant inspiré constitutions et systèmes politiques et longtemps fasciné à travers le monde.
Un destin scellé par une vulnérabilité partagée
De par son histoire et son héritage, la France n’a point le droit de céder à la tentation populiste. De par son engagement et ses liens au Sahel, elle est aussi en bonne place pour comprendre que nous sommes devenus une seule et même communauté internationale au destin scellé par une vulnérabilité partagée, d’où l’impérieuse nécessité de co-construire les solutions permettant de faire face, ensemble, aux extrémismes dévastateurs.
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