« Ray Charles on my mind »

Ray Charles s’est éteint, le 10 juin, à 73 ans.

Publié le 14 juin 2004 Lecture : 3 minutes.

Que faut-il oublier le plus vite de Ray Charles pour que ne reste que la soie de ses brames, que cette tête chenue qui se renverse illuminée du sourire de tout un être, que ce flingueur surréaliste qui défend son clavier à coups de 44 Magnum, clin d’oeil à son copain Clint "inspecteur Harry" Eastwood, qui tournait hier avec lui les dernières séquences de son prochain film sur les pianistes de blues ?

Que faut-il oublier de Ray Charles Robinson, l’Africain-Américain aveugle qui se dandine comme un Culbuto rayonnant devant son Steinway, la plus belle gueule de black hilare avec Louis Armstrong, les lunettes les plus célèbres, si noires, si brillantes qu’elles en devenaient des fenêtres sur son monde tourmenté et pourtant si incroyablement joyeux ?

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Sa voix, depuis toujours, peut-être depuis que le glaucome a glissé l’ébène de sa peau dans les yeux du petit garçon d’Albany (Géorgie), sa voix semblait chargée de toutes les expériences du monde, accablée, cassée. Sur ces deux cordes rauques de sa gorge tendue qui ont tant crié, pleuré, caressé les mots, se pelotent toutes les folies du monde, tous les espoirs des hommes, toutes les prières adressées à Dieu et à l’amour.

Plus de 10 000 concerts !

Le voisin de palier avait un piano. À 3 ans, le gamin quittait tout pour aller s’asseoir un peu à sa gauche, du côté des graves. Un jour, certainement, le vieux pianiste a pris le petit doigt et ils ont appuyé ensemble sur un beau "do" bien rond. De cette note, qui ordonne à toutes les autres – et qui précède le "Ray" ! – il en fera le secret de son père absent et de sa mère, blanchisseuse disparue trop tôt. « La musique est en moi depuis que je suis né. Tout comme mes côtes, mon foie, mon coeur, tout comme mon sang », dira-t-il. En mai 2003, il fête son dix millième concert ! Il aura chanté au moins autant de fois "Georgia". Georgia ! Quelle contrée, ou quelle femme, a été tant aimée qu’elle aura enfanté cette mélodie parfaite ? Quelle tornade sur les collines fertiles, ou quels râles sont restés gravés dans l’oreille de l’enfant qui remercie la vie de lui avoir laissé sept années de vision ?

Devrons-nous oublier les Raelettes, ses fidèles choristes avec lesquelles il passera, en l’incorporant, la vague du rock’n roll. Et toutes ces belles chanteuses, Dee Dee Bridgewater, Barbra Streisand, accoudées au reflet des « Grand Queue », dans le frisson de leurs voix à voix, dans la chaleur de leur amitié.

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Pourtant le garçon était mal parti dans la vie. Il naît en 1930 dans une famille pauvre ; son père disparaît ; à 6 ans, il voit son frère se noyer sous ses yeux ; l’année suivante, il perd la vue ; à 15 ans, la mère meurt ; à 18 ans, il est accro à l’héroïne.

Sauvé par la musique

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Mais la musique, comme la ligne de vie des marins dans la tempête, le sauve six années plus tard, en 1954. Le piano de Nat « King » Cole, qu’il copie, interprète et transcende, lui vaut un premier contrat chez Atlantic, qui restera le label fétiche des inconditionnels. Tout s’enchaîne très vite, parfois aux limites du goût, du clinquant des tuxedos au satin des chemises, des pianos électriques martyrisés aux orchestres monstrueux architecturés en accompagnement. Les tubes se suivent, de "I’ve got a Woman" à "What’d I Say", avec pour trame les claquements de doigts maniaques, le son primitif et le rythme de jungle.

De sa voix de décombres, de la puissance de son style déchirant, épais à en être pâteux, de ses orchestrations à tirer des larmes aux requins de studio qui l’entourent, il décide d’en faire le meilleur. Mais ses balancements d’autiste, ses spasmes imprévisibles, ses contorsions aux limites de l’épilepsie, cachent une autre facette de Mister "Genius" : le dynamitage de tout talent, de toute présence, de toute grâce quand les dealers rôdent en coulisse.

N’oublions rien du gaillard qui, entre deux parties d’échecs, quatre heures de piano chaque jour et quelques cocktails servis par des créatures à sa dévotion, était capable de dire : "Je suis arrivé à la conclusion que je vais mourir. C’est dur d’accepter ça. Alors, j’ai fini par me dire "Hé mec, oublie que tu vas mourir… et vis jusque-là !""
Ce qu’il ne nous faut pas oublier non plus, c’est que ce vieil homme rôti par les spotlights était capable, juste avant de nous quitter, de pleurer comme un enfant en entendant une mélodie de la Géorgie qui l’a vu naître, un chant de blanchisseuse.

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