Qui a peur de Yossef Lapid ?

Publié le 14 juin 2004 Lecture : 7 minutes.

Le 24 mai dernier, lorsque l’armée israélienne s’est retirée de la ville de Rafah, laissant derrière elle au moins quarante-trois morts palestiniens – parmi lesquels une fillette de 3 ans – ainsi que des dizaines de blessés et autant de maisons détruites, « l’affaire » a éclaté en Israël.
Le scandale qui a secoué la hiérarchie militaire et le cabinet d’Ariel Sharon, provoquant la fureur du Premier ministre, ne tenait pas aux dommages inutiles causés par l’opération « Arc-en-Ciel ». Celle-ci, programmée pour mettre fin à un trafic d’armes supposé avec l’Égypte, n’avait pourtant pas permis de découvrir, sous les ruines des habitations dynamitées, beaucoup plus de tunnels secrets que l’offensive américaine en Irak n’avait en son temps révélé de caches d’armes de destruction massive. Ce n’était pas non plus l’exode tragique et dérisoire de la population, une fois de plus chassée de chez elle sans autre refuge, qui déchaîna un tel tollé à Jérusalem, mais les mots prononcés la veille par le ministre israélien de la Justice, Yossef Lapid : « Il faut cesser la destruction de maisons… L’image de la vieille femme cherchant ses médicaments dans les ruines m’a rappelé ma grand-mère, expulsée de sa maison pendant l’Holocauste. » Lapid fut aussitôt apostrophé, sommé de vérifier ses informations puisées « sur les télévisions arabes », mis en demeure de se rétracter, de s’excuser d’avoir ainsi « donné des arguments à la propagande anti-israélienne » et de présenter sa démission. Le porte-parole des colons juifs de Cisjordanie alla jusqu’à lui reprocher d’avoir « insulté tous ceux qui ont été assassinés par les nazis ». Jusqu’ici, Lapid a tenu bon.
Difficile, en effet, de retirer à cet homme de 74 ans le droit de laisser parler ses souvenirs : ce futur journaliste israélien, qui allait devenir le directeur du grand quotidien Ma’ariv avant d’être nommé PDG de l’office de la Radiotélévision par Menahem Begin et de se lancer dans la politique, a passé son enfance terré dans le ghetto juif de Budapest. Il a eu plus de chance que la plupart des membres de sa famille, comme son père, enlevé par les nazis, qui a péri dans le camp de Mauthausen et… cette grand-mère qu’il n’a pas réussi à oublier. Difficile, aussi, de le traiter de renégat : Lapid, jadis partisan du « Grand Israël », n’a jamais remis en question son engagement sioniste. Son parti, le Shinoui, après un succès spectaculaire aux élections de 2003, est un des piliers de l’actuelle coalition gouvernementale. Il représente les laïcs des classes moyennes victimes de « la stérilité et du parasitisme des haredim », ces religieux ultraorthodoxes que Lapid compare à des « talibans juifs ». Hostile aux colons qui en sont l’émanation, il récuse également Yasser Arafat, qu’il veut exclure des négociations souhaitées avec les « Palestiniens modérés » sur la base d’une large évacuation des Territoires occupés. Enfin, impossible de jouer avec lui la surprise : lorsqu’il avait appris, en 2002, que des militaires israéliens avaient tatoué un numéro sur le bras de leurs prisonniers palestiniens, Lapid n’avait alors pas hésité à évoquer publiquement ce que lui rappelait ce procédé, avant d’en exiger – et d’en obtenir – l’annulation de la part des autorités.
Ce n’est certes pas la seule allusion à l’Holocauste par le ministre de la Justice qui a déclenché un tel vacarme : la référence au génocide des juifs par les nazis fait partie du quotidien des citoyens israéliens. Depuis sa naissance, l’État israélien n’a cessé de brandir le spectre d’Auschwitz pour justifier sa politique sécuritaire, jusqu’à légitimer, quand cela fut nécessaire, l’option du nucléaire militaire. La plupart de ses hommes politiques ne se sont pas privés d’utiliser un « blindage moral » forgé dans les charniers, à charge pour eux d’en assumer la contrepartie. Élie Wiesel ne les avait-il pas engagés à défendre « Un État […] juif et pour cela […] plus humain que n’importe quel autre » ?
Quel leader arabe n’a pas déjà été comparé à Hitler dans une Knesset (l’Assemblée parlementaire israélienne) où l’insulte suprême consiste le plus souvent à traiter son adversaire de « nazi » ? Et lorsque Begin avait écrit à Ronald Reagan pour l’informer qu’il irait jusqu’à Beyrouth pour « appréhender Adolf Hitler dans son bunker » – entendez Yasser Arafat dans son bureau -, on ne sache pas que l’opinion publique israélienne en avait été retournée. Seulement voilà : à diaboliser l’autre avec les armes de l’inacceptable souffrance subie, on s’expose à ce que les comparaisons ne s’arrêtent pas en chemin. Et, de guerre en Intifada, les ravages de l’occupation militaire de la Palestine ont convaincu le monde entier que les fils de la Shoah sont de moins en moins fondés à revendiquer une quelconque « exception morale » au bénéfice de l’armée de leur pays.
Résultat : longtemps réservée aux rescapés qui ont constitué le socle de la population israélienne, à leurs gouvernants et aux sionistes de la diaspora, la référence à l’enfer nazi a changé de mains. Ou plutôt, elle s’est retrouvée banalisée, instrumentalisée selon les besoins de chacun, comme n’importe quel argument susceptible d’alimenter le dialogue de la haine. Le tabou qui consistait, pour les Israéliens, à s’interdire de « comparer ce qui est incomparable », c’est-à-dire l’Holocauste nazi avec toutes les autres formes de répression, de violence et même d’injustice dont leur peuple pourrait se trouver accusé, a explosé sous les yeux de Yossef Lapid quand les bulldozers arborant l’étoile de David ont ravagé des rues tranquilles. Pour Oona King, députée juive du Parlement britannique en visite à Gaza, c’est un petit Palestinien, les bras levés devant le fusil pointé par un soldat, sur fond de barbelés et de miradors, qui lui a rappelé d’une manière angoissante des images du ghetto de Varsovie. D’autres, tels le Prix Nobel portugais José Saramago (« À Ramallah, j’ai vu l’humanité humiliée et anéantie comme dans les camps de concentration nazis ») ou l’universitaire orthodoxe Yeshayahu Leibowitz s’étaient, avant elle, engouffrés dans la brèche.
Dès lors, tous les signes sont exploitables, pourvu qu’Ariel Sharon y pourvoie, comme il sait si bien le faire : le mur, symbole du ghetto, les postures des soldats israéliens qui en évoquent d’autres, la femme enceinte empêchée d’atteindre l’hôpital, les bombardements qui mériteraient leur « Guernica » si Picasso était né un peu plus au Sud et quelques années plus tard, et ces maisons rasées pour cause de responsabilité collective sous le regard incrédule des pauvres gens qui viennent de tout perdre tandis que les blindés caracolent en file indienne, canons braqués, fanions au vent. « Cela me rend malade que nous ayons l’air de monstres », déclarait encore Yossef Lapid, à la radio cette fois.
Des signes qui, pour témoigner ici d’exactions intolérables, là de « bavures » tragiques, quand ce ne sont pas de véritables crimes de guerre fomentés par des hauts responsables politiques, devraient néanmoins inciter les historiens d’emprunt à « raison garder ». Car, à vouloir trop dire – le mépris, les persécutions, les meurtres commis par une armée, ô combien « performante » et suréquipée, sur une population globalement impuissante -, on en vient à raconter n’importe quoi.
Ce n’est pas exonérer Israël de ses fautes ni escamoter la souffrance des Palestiniens que d’admettre, une fois pour toutes, qu’il n’y a de commun entre la froide détermination de l’Allemagne nazie qui planifia l’extermination de millions d’êtres humains coupables d’appartenir à une race dite inférieure et les excès sanglants d’une soldatesque traumatisée par le terrorisme, conduite dans une impasse par une politique inepte, mais, on l’espère, réversible, que la parenté des images produites par l’universelle douleur des victimes. Suggérer que Rafah ou Ramallah = Birkenau ou Auschwitz représente un amalgame disqualifiant tout autant son auteur que celui qui consiste à résumer l’islam aux forfaits de Ben Laden. Tant qu’on en reste à la rhétorique qui, en Mai 68, fit taxer de SS les CRS du général de Gaulle, on peut justifier l’anathème par un mouvement de colère facile à expliquer. Mais si on accuse l’autre du crime suprême pour faire absoudre par avance les actes tout aussi terribles que l’on s’apprête à commettre, des bombes lancées sur des innocents, des coups de poignard dans le ventre de jeunes gens qui n’ont à se reprocher que l’étude de la Torah, on doit bien admettre qu’il est des mots susceptibles de tuer encore, de tuer toujours. Et qui sont à proscrire.
Primo Levi, dont le témoignage jette une terrible lumière sur la nuit de l’Holocauste, écrivait en 1947 : « Puisse l’histoire des camps d’extermination retentir pour nous comme un sinistre signal d’alarme. » C’est ce signal que nous font entendre Yossef Lapid et les quelques consciences courageuses qui s’expriment au coeur même du danger. Espérons que leurs concitoyens, aujourd’hui, leur apporteront la seule réponse qui importe : celle des faits, pour infirmer au plus vite ces intolérables soupçons.

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