Pourquoi George W. sacrifie George T.

On pensait que l’inoxydable patron de la CIA « tiendrait » jusqu’à la présidentielle de novembre. Mais il traînait déjà tant de casseroles que la Maison Blanche ne pouvait plus, cette fois, prolonger son sursis.

Publié le 14 juin 2004 Lecture : 9 minutes.

Scandale des prisons irakiennes, armes de destruction massive (ADM) fantômes, attentats du 11 septembre 2001… On pourrait se sentir légitimement soulagé que George Tenet se consacre, désormais, au bien-être de sa famille, comme il l’a promis le 4 juin devant ses troupes éplorées réunies au siège de la CIA, à Langley (Virginie). La veille, c’est un président George W. Bush « désolé » qui avait « accepté » la démission pour « raisons personnelles » du directeur de l’agence, saluant son « superbe travail au service du peuple américain ».
Difficile d’être dupe : la Maison Blanche, embarrassée au plus haut point par la publication de clichés montrant des prisonniers irakiens dans des positions humiliantes, avait besoin d’un bouc émissaire. On pensait que l’inoxydable patron de la CIA, qui entretient des rapports très cordiaux avec Bush, « tiendrait » jusqu’à l’élection de novembre. Mais Tenet traînait déjà tant de casseroles que le président ne pouvait plus, cette fois, prolonger son sursis.
Le départ de George T., qui sera effectif à la mi-juillet, arrange les affaires du candidat George W., à quelques mois de la présidentielle. « Je ne pense pas que Tenet aurait pu claquer la porte en pleine année électorale sans qu’on lui ait dit de le faire », commente Stansfield Turner, l’un de ses prédécesseurs.
Jusque-là, le chef des hommes en gris avait eu l’art de mettre tout le monde dans sa poche. Ses hommes, à la CIA – pour qui il restera « Puff Daddy », du nom du célèbre rappeur – ; les élus de tous bords ; les présidents, surtout : le démocrate Bill Clinton, qui l’a nommé directeur de la plus célèbre des agences de renseignements, en juillet 1997, comme le républicain George W. Bush, qui l’a reconduit dans ses fonctions en janvier 2001.
« Le petit gros de Little Neck », comme il se surnomme par autodérision, avait aussi prouvé qu’il avait de l’estomac. Encaisser le choc des attentats du 11 septembre 2001, le plus grave échec des services secrets américains depuis Pearl Harbor, n’est pas donné à tout le monde. Se maintenir à son poste dans de telles circonstances, encore moins. Mais par un tardif retour de balancier, le courtisan madré qu’il a toujours été périt par là où il a péché, pris en tenaille entre « colombes » et « faucons » de la Maison Blanche. On ne peut pas indéfiniment plaire à tout le monde…
Au lendemain du 11 septembre, lorsque l’administration Bush se jette à corps perdu dans la « guerre contre le terrorisme », la CIA se voit octroyer un rôle crucial : débusquer les ADM irakiennes et trouver un lien entre Saddam Hussein et Ben Laden. Dans le jeu des rivalités qui agite la Maison Blanche, le vice-président Dick Cheney et le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, partisans acharnés de la guerre, suspectent Tenet d’être favorable à la poursuite de l’effort diplomatique et taxent la CIA de mollesse. Fait inhabituel, en 2002, Cheney ira jusqu’à rendre de multiples visites aux analystes de l’agence, histoire de leur mettre un peu de pression. Pis, partant de l’idée qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, les durs du Pentagone font doubler le travail de la CIA par leur propre structure de renseignement, l’Office of Special Plans (OSP).
Pour faire oublier la monumentale défaillance du 11 septembre comme par servilité naturelle, Tenet cède au courant dominant. Quitte à encourager la politique du pire. Des informations mal étayées de ses services seront utilisées pour préparer et déclencher la guerre d’Irak en mars 2003.
Premier épisode : l’affaire de l’uranium. Le 28 janvier 2003, dans son discours sur l’état de l’Union, le président Bush affirme que le gouvernement britannique « a appris que Saddam Hussein a récemment tenté de se procurer d’importantes quantités d’uranium en Afrique » (entendez : pour développer son programme nucléaire). Lorsqu’il se révèle, plus tard, que l’information repose sur des faux grossiers, Tenet endosse la responsabilité de la « bourde » : il aurait dû biffer cette phrase du discours de George W. Bush, d’autant que ses services doutaient de l’authenticité de ces documents dès le printemps 2002. Puis, il finit par avouer qu’il y a eu négociations entre la Maison Blanche et la CIA « sur jusqu’où l’on pouvait aller en restant proche de la vérité ».
Deuxième épisode : l’affaire des armes de destruction massive. En mars 2002, plusieurs photos satellites montrent des semi-remorques irakiens « suspects » escortés de véhicules dans lesquels les analystes croient reconnaître des camions de décontamination. En octobre 2002, un rapport du Conseil national du renseignement (une structure qui regroupe six agences d’espionnage civiles et militaires), intitulé National Intelligence Estimate (NIE), en conclut que Saddam Hussein possède des armes chimiques et bactériologiques et qu’il a la capacité de les utiliser contre ses voisins. Ce document, aujourd’hui vivement contesté, aura un impact très fort au Congrès au moment où ce dernier autorisera le recours à la force.
Dans son ouvrage Plan of Attack (éd. Simon & Schuster), le journaliste Bob Woodward montre à quel point les incertitudes ont été transformées en certitudes du fait de l’imprudence de Tenet. La réunion qui se tient dans le Bureau ovale le 21 décembre 2002 sera cruciale. Y participent, outre Dick Cheney, la conseillère à la sécurité nationale Condoleezza Rice et le secrétaire général de la Maison Blanche Andrew Card. John McLaughlin, l’adjoint de Tenet, présente à George W. Bush les conclusions de la CIA sur les ADM irakiennes. Elles sont si maigres que le président reste interdit. « C’est pas mal pour un début, finit-il par dire, mais ce n’est pas le genre de preuves que M. Tout-le-Monde pourrait comprendre ou qui peut emporter la conviction. »
« La présentation était un flop, note Woodward, les exemples et les graphiques ne collaient pas, les photos n’étaient pas fameuses, les écoutes étaient loin d’être passionnantes. » Bush se tourne vers Tenet : « C’est là tout ce que l’on tient de mieux ? » Tenet se lève de son divan et s’exclame, les bras au ciel : « Dans cette affaire, je mettrais ma main au feu ! »
Cette allégation pèsera lourd dans la décision finale, le fait qu’elle émane d’un professionnel du renseignement l’ayant parée, aux yeux du président, des vertus de l’objectivité. Pour Cheney le belliqueux, c’est une aubaine. Son adversaire, le secrétaire d’État Colin Powell, s’incline et accepte, tant bien que mal, de défendre la thèse de la culpabilité de l’Irak devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le 5 février 2003. Il insiste toutefois pour que le directeur de la CIA prenne place derrière lui dans l’enceinte du Conseil. « Les éléments que nous vous communiquons sont des faits et des conclusions fondés sur du renseignement solide », affirme-t-il. La mine sombre, Tenet acquiesce.
Un an plus tard, le 23 janvier 2004, l’expert David Kay, fraîchement démissionnaire de l’Iraq Survey Group, chargé, depuis juin 2003, de débusquer les fameuses ADM, « arrive à la conclusion » que l’Irak ne disposait pas de telles armes. « Nous nous sommes presque complètement trompés, et je m’inclus dans le lot », lance-t-il, dénonçant « une pression énorme » mise sur les services « pour analyser des données trop limitées ». Depuis, Colin Powell ne décolère pas contre Tenet, à qui il reproche d’avoir « terni à jamais » sa réputation.
Brouillé avec la « colombe » Powell, le patron de la CIA n’a pas pour autant gagné les bonnes grâces des « faucons ». Au contraire : les tensions entre l’Agence et le Pentagone n’ont cessé de croître au sujet de l’Irak. Elles ont atteint leur paroxysme le 20 mai, lorsque leur protégé commun, Ahmed Chalabi, président du Conseil national irakien (CNI), tombe en disgrâce, soupçonné d’avoir averti les Iraniens que les Américains ont découvert le code secret utilisé par leurs services. La CIA se défiait depuis plusieurs mois de ce trouble personnage, deux « dissidents » irakiens qu’il avait présentés à l’administration ayant fourni des informations erronées sur les ADM. On comprend que le Pentagone, qui, lui, a soutenu Chalabi jusqu’au bout, ait tout intérêt aujourd’hui à se défausser entièrement sur une CIA affaiblie. Selon le Financial Times, le Pentagone s’indignerait de la « campagne calomnieuse » orchestrée par la CIA et le département d’État contre ceux de ses employés qui ont été en contact avec Chalabi. Bref, les « faucons » de Bush se sont d’autant plus acharnés sur Tenet qu’ils cherchent à se désengluer du scandale de la prison d’Abou Ghraib. Heureuse diversion pour eux, plusieurs agents de la CIA ayant mené des interrogatoires « musclés » dans les prisons irakiennes pourraient se retrouver à leur tour sur la sellette.
Quoi qu’il en soit, « Puff Daddy » avait déjà le profil d’un parfait fusible : l’Agence a connu, sous sa direction, et bien avant le 11 septembre, une série de défaillances graves. En mai 1998, quand l’Inde et le Pakistan procèdent à des essais nucléaires, elle est prise au dépourvu. En août, les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie sont frappées par el-Qaïda. Là encore, elle n’a rien vu venir. L’Amérique réplique en bombardant une « usine d’armes chimiques » à Khartoum, au Soudan (où réside Ben Laden). Il s’agissait en réalité d’une usine pharmaceutique : les indications de la CIA étaient erronées… En mai 1999, en pleine guerre du Kosovo, l’ambassade de Chine à Belgrade est bombardée : nouvelle erreur de l’Agence.
Quant à sa légendaire rivalité avec le FBI, elle coûtera cher au pays, le 11 septembre 2001, même si une meilleure collaboration n’aurait pas suffi à éviter les attentats. Ainsi, après avoir découvert que deux Saoudiens ayant participé à une réunion secrète d’el-Qaïda à Kuala Lumpur, en janvier 2000, ont pris l’avion pour Los Angeles, la CIA « oublie » d’en informer le FBI. Nawaf al-Hazmi et Khalid al-Midhar s’installent à San Diego, s’inscrivent dans une école de pilotage et préparent leur mission en toute tranquillité. Le 11 septembre 2001, ils seront dans l’avion qui s’écrase sur le Pentagone.
Tenet n’est pas pour rien dans cette succession d’échecs : c’est sous son « règne » que le renseignement humain aura été sacrifié au « tout-technologique ». L’observation par satellite ou l’interception des communications, pour remarquables qu’elles soient, ont abouti à une perte de contact avec la réalité du terrain. Résultat : à la veille du 11 septembre, la CIA manquait cruellement de personnels capables de « lire » les cartes et d’analyser les clichés, d’agents maîtrisant l’arabe, mais aussi le pachtoun, le dari ou l’ourdou, qui auraient été fort utiles en Afghanistan et au Pakistan. Faute de s’être adaptée, depuis la fin de la guerre froide, aux nouveaux dangers (la prolifération des ADM, le terrorisme…), la CIA s’est retrouvée démunie devant des ennemis dont elle a tardé à prendre la mesure. Elle s’est ainsi montrée incapable de recruter des informateurs au sein d’el-Qaïda. Au point que Tenet a reconnu platement, le 14 avril, que son agence « avait besoin de cinq années supplémentaires » pour « se doter de la capacité » d’éradiquer cette organisation !
La commission d’enquête indépendante sur le 11 septembre a pris note, médusée. Mais après les auditions, trois rapports devraient suivre. Celui de ladite commission, le 26 juillet, mais aussi, dans les prochaines semaines, ceux du Sénat et de la Chambre des représentants portant sur les erreurs des services de renseignements antérieures à l’invasion de l’Irak. Le rapport de la commission sénatoriale fait déjà l’objet de nombreuses indiscrétions : il est qualifié d’« acerbe », voire de « dévastateur » pour l’Agence. La manière dont le dossier sur les ADM et le document du NIE ont été constitués y serait particulièrement critiquée.
Dans tous ces rapports devraient figurer des propositions pour une meilleure coordination de la quinzaine d’agences de renseignements américaines. Chacun se positionne en vue de cette réorganisation, le Pentagone convoitant – on s’en serait douté – la mise sous tutelle d’une CIA jusque-là sous la responsabilité du département d’État. Le départ de Tenet et son remplacement (vraisemblablement jusqu’à la présidentielle) par son bras droit John McLaughlin n’aura pas seulement évité au fonctionnaire zélé l’avanie de ces publications : elle déblaie le terrain pour une réforme qui devrait être âprement disputée.
En attendant, George W. Bush, mis en difficulté sur sa politique irakienne, a choisi de sacrifier des personnalités – Tenet, le général Sanchez – qui n’incarnent pas directement le parti de la guerre. Pour mieux protéger son premier cercle, celui des idéologues qui ont conçu, voire « fabriqué », le conflit irakien. Et pour ne pas plomber sa réélection.

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