« Le Monde » sauve les meubles
Le quotidien français a abandonné ses poursuites contre les auteurs d’un livre mettant à nu certaines de ses pratiques. Mais le « journal de référence » ne sort pas indemne de l’affaire.
Qui a gagné ? Apparemment personne. Au terme d’une médiation judiciaire, les dirigeants du journal Le Monde abandonnent les poursuites pour diffamation contre les auteurs de La Face cachée du Monde. En contrepartie, Pierre Péan, Philippe Cohen et les éditions Fayard renoncent à toute nouvelle édition de leur livre. Ni procès, ni édition de poche, c’est un peu comme si le livre et le différend n’avaient jamais existé.
Et pourtant, quand l’ouvrage paraît en mars 2003, il fait l’effet d’une bombe. En France, Le Monde est « le » journal de référence. Celui qui fait trembler Matignon – siège des services du Premier ministre – tous les jours à midi, à l’heure de sa sortie. Celui que les rédactions des deux grandes chaînes de télévision ont sur les genoux quand elles font le sommaire du « 20 heures ». Péan et Cohen décident de casser l’icône. Dans un livre-enquête de six cents pages, ils dénoncent les méthodes des deux dirigeants de la rédaction du Monde : l’investigation à charge, l’intimidation, le trafic d’influence. Avec un objectif : « devenir l’incarnation d’un tiers état médiatique, une sorte d’hypermédia ».
Devant une telle charge, Jean-Marie Colombani, directeur de la publication, et Edwy Plenel, directeur de la rédaction, crient au « complot ». Plus grave encore, ils se sentent touchés dans leur honneur. Ce sera un procès en diffamation avec les meilleurs avocats de Paris. Les dirigeants du journal réclament 2 millions d’euros de dommages et intérêts. On ne s’attaque pas au Monde impunément ! Mais au début de cette année, la combativité des plaignants commence à faiblir. Le livre a été un succès : deux cent mille exemplaires vendus. Depuis quelques mois, les ventes du Monde au numéro baissent sérieusement. Surtout, la crédibilité des dirigeants du journal est en jeu. Un questionnaire de la société des rédacteurs auprès des trois cent quarante journalistes du quotidien révèle que la majorité d’entre eux n’a pas franchement confiance dans la direction. Si le débat tourne au déballage, le procès risque d’être désastreux.
Fin politique, Jean-Marie Colombani comprend le premier qu’il vaut mieux arrêter les frais. Le 27 mai, un jugement du tribunal de Paris emporte les dernières résistances. La juge Eva Joly, qualifiée d’« honorable correspondant » du Monde dans le livre de Péan et Cohen, est déboutée de sa plainte en diffamation. Dans ses attendus, la 17e chambre correctionnelle estime qu’« il était manifestement légitime, pour les auteurs du livre, de s’interroger sur l’évolution du journal Le Monde, quotidien de référence au plan tant national qu’international ». Le tribunal de Paris ajoute : « Les propos litigieux ne dépassent pas les limites du droit de critique, lesquelles sont d’autant plus larges que la personne en cause dispose de pouvoirs importants. » Autrement dit, plus on est puissant, moins on peut rester caché. Le 7 juin, Le Monde titre en dernière page : « Une médiation judiciaire met un terme à l’affaire de La Face cachée du Monde. »
Aujourd’hui, c’est le soulagement. Des deux côtés. La direction du Monde estime que son honneur a été lavé. Les enquêteurs se sentent légitimés dans leur démarche. De part et d’autre, on veut tourner la page. Mais « l’affaire » n’est peut-être pas terminée. D’autres livres sur le « quotidien de référence » sont parus entre-temps. Moins agressif que Péan et Cohen mais tout aussi percutant, Bernard Poulet (Le Pouvoir du Monde, La Découverte) dresse la liste des faux scoops et des campagnes insidieuses en faveur d’un Édouard Balladur ou d’un Lionel Jospin. Selon lui, « Le Monde ne cherche pas à prendre le pouvoir, il veut être le seul pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs, le grand inquisiteur qui décide ce qui est bien ou mal, et non ce qui est vrai ou faux ». Bernard Poulet prône le retour aux fondamentaux, au journalisme modeste.
L’une des clés est entre les mains de la Société des rédacteurs, principal actionnaire du quotidien. Depuis 1944, la lecture du Monde est la prière du soir de beaucoup de Français. Parce que sa rédaction compte beaucoup de bons journalistes. Aujourd’hui, ceux-ci savent que la crédibilité du journal est entre leurs mains.
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